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Une reproduction photographique est à l'évidence un moyen de connaissance d'une œuvre. Mais la question de la documentation par la photographie des œuvres en situation d'exposition appelle une réflexion plus large sur la photographie comme outil dans le travail de création, qui dépasse les enjeux de conservation, de diffusion et de médiation.
La multiplication des supports de publication et de diffusion de la documentation photographique des expositions, en particulier avec Internet, facilite la médiatisation d'un événement mais aussi son archivage et même sa patrimonialisation1. Ce qui n'est pas sans conséquence sur la perception de l'œuvre d'art. On assiste à une décontextualisation impliquant une réinterprétation qui risque bien souvent de modifier la nature de l'œuvre ou le propos de l'auteur2.
Les bases de données Documents d'artistes ont la particularité d'être élaborées en collaboration avec les artistes. Les photographies d'œuvres, des reproductions, s'accompagnent de vues d'expositions, de notes descriptives, de textes, d'extraits vidéo et sonores. Ressources documentaires, elles se prêtent à différents usages. Les documents rassemblés et associés sont autant des outils pour les artistes, les commissaires, les critiques, les étudiants qu'une source d'informations pour les publics.3
Le projet Documents d'artistes se construit en réseau4. Chaque base possède un site propre, avec une identité graphique spécifique reprenant toutefois une structure commune. Les entrées : index des œuvres, biobibliographie, textes, repères se retrouvent sur les quatre bases, certaines intègrent une entrée « actualité » dans le dossier, d'autres sur la page d'accueil du site. Le principe d'une mosaïque d'images pour ouvrir le dossier se retrouve régulièrement mais pas systématiquement, ces images vont constituer les différentes rubriques qui s'organisent de manière très diverse selon les artistes.
L'index des œuvres fonctionne en quelque sorte comme un système de mémoire visuelle (l'image est plus facile à mémoriser qu'un texte), avec une image parfois recadrée au format carré, de nature variée : reproduction, typo, dessin ou vue d'exposition. Ainsi l'entrée dans le dossier se fait principalement par des images, des vignettes associées aux titres des rubriques. C'est donc l'association texte-image qui guide l'arborescence, certains dossiers nécessitant un index intermédiaire. Cette architecture reflète la pluralité des pratiques, leurs singularités s'inscrivant sur une plateforme, une interface commune.
La difficulté du système reste en effet d'associer 400 artistes sans niveler par le format du dossier les différents travaux. C'est par la discussion avec l'artiste au moment de l'élaboration du dossier que se pense une identité correspondant à l'interface malgré la nomenclature et la volonté de respecter le principe graphique de DDA. Ainsi certains artistes prennent en compte les conditions de l'environnement numérique et construisent une forme spécifique de monstration du travail dans le contexte du dossier, cette démarche, particulièrement intéressante, semble paradoxalement la plus cohérente en terme d'intégrité.
En conséquence, quels sont les enjeux tant artistiques que scientifiques de la représentation documentaire d'une exposition dans le contexte d'une base de données en ligne ?
1. La vue d'exposition, solution pertinente pour rendre compte de la pratique des artistes d'aujourd'hui.
Il existe de nombreuses bases de données constituées d'images d'œuvres d'art, mais principalement autour de la notion de collection (Joconde). Le portail culture.fr en regroupe notamment plusieurs comme celles du Musée du Louvre ou des Archives Nationales. Elles sont le fruit de nombreuses campagnes de numérisation de collections mais aussi de fonds documentaires. L'INHA propose un guide iconographique regroupant 145 bases de données d'images dans 16 pays, ce qui représente un corpus de 6 millions d'images. Il y a encore des bases purement iconographiques comme Mémoire, catalogue d'images fixes provenant de la médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine ainsi que des services régionaux de l'Inventaire général, des monuments historiques et de l'archéologie. En termes de périodes et d'intentions, la base de données Vidéomuseum est la plus proche de DDA, elle constitue un réseau de musées et d'organismes français gérant des collections d'art moderne et contemporain (musées nationaux, régionaux, départementaux ou municipaux, Fnac, Frac, fondations). Elle repose uniquement sur des collections et chaque établissement décrit les œuvres suivant un thesaurus commun qui comporte les index suivants : « Nom d'artiste ; Type d'œuvre ; Domaine, dénomination ; Matériaux, support, technique »5.
Documents d'artistes et Vidéomuseum sont animés par des associations. Il serait utile d'étudier leurs histoires, la manière dont ces projets ont été mis en place, pour comprendre leurs intentions de départ et leurs finalités d'aujourd'hui. Il y a eu, au cours des années 1990, lors des débuts institutionnels d'Internet (Vidéomuseum propose encore un CD-Rom), une volonté de créer une base de données nationale développée sur XML avec un système de mots-clefs. Plusieurs structures s'étaient alors associées, réunissant autour de la table documentalistes et informaticiens pour mettre en place un vocabulaire dans l'esprit du Web sémantique. La conception d'origine de ces bases de données oriente encore aujourd'hui leurs interfaces et donc le système de nomenclature constituant la typologie et la terminologie des médiums et des disciplines, par conséquent la manière de naviguer et de percevoir les œuvres. La recherche se fait par des mots et non par des images, la rédaction des légendes d'images, l'indexation d'une manière plus générale, sont donc particulièrement déterminantes. L'enjeu aujourd'hui est l'interopérabilité, c'est-à-dire le croisement de ces différentes bases et la mise en place d'un moteur de recherche commun. Des initiatives privées vont dans ce sens aujourd'hui comme Kapsul.org.
Ce qui distingue le plus ces bases, ce sont leurs usages et usagers. La spécificité de DDA est d'être plus proche des artistes, la base se construit en dialogue avec eux. Vidéomuseum est une base institutionnelle qui permet de gérer les collections, notamment les prêts d'œuvres, elle devient un outil non seulement pour les conservateurs mais aussi pour les commissaires d'exposition indépendants qui peuvent y faire leur « sélection » d'œuvres et d'artistes, à partir de photos documentaires. Pour les utilisateurs, DDA se différencie de Vidéomuseum en s'adressant autant aux conservateurs, commissaires d'exposition, historiens ou chercheurs, qu'aux amateurs. Même s'il s'agit d'une puissante ressource documentaire, elle n'est ni exhaustive, ni structurée de manière scientifique, puisqu'elle se nourrit des images et des informations fournies par les auteurs eux-même.
Vidéomuseum ne prend pas en compte la question de l'œuvre exposée. Il n'est pas possible de faire des recherches par exposition. DDA n'est pas non plus une base organisée à partir de la notion d'exposition mais, conséquence du dialogue entre les équipes de DDA et les artistes, l'interface s'adapte aux pratiques artistiques et aux préoccupations actuelles sur les questions de monstration, d'accrochage, de display, de mise en page comme de mise en ligne. C'est un élément important pour comprendre les enjeux de la diffusion de documents relatifs à une œuvre et plus particulièrement une œuvre en situation d'exposition, dans un lieu et à un moment donnés. Certains dossiers sont composés exclusivement de vues d'expositions, pour d'autres il n'y aura que des reproductions des œuvres. Ces situations sont porteuses de sens, car certains artistes travaillent à la mise en espace et la mise en exposition de leurs œuvres en relation avec les autres. La documentation de l'exposition est alors privilégiée. La nature des documents, la manière dont ils sont présentés, l'élaboration de l'interface, sont les conséquences d'une pratique artistique. « On n'isole pas la pièce quand cela n'a pas de sens dans le travail de l'artiste. Nous sommes à l'écoute de la logique du travail, quand c'est un photographe on ne va pas forcément mettre en valeur les vues d'expositions, sauf s'il crée des display particuliers ou pour montrer le rapport d'échelle des œuvres »6. La distinction entre représentation d'œuvres et vues d'expositions se fait au cas par cas.
De plus en plus d'œuvres existent en situation d'exposition et non de manière autonome. DDA permet de découvrir la même œuvre documentée sous différents angles, dans différents contextes, en relation avec d'autres œuvres. Il y a deux interfaces principales pour présenter des images au sein des dossiers d'artistes : soit elles sont alignées verticalement, on les parcourt en ascenseur en "scrollant", soit en diaporama avec à gauche de la légende deux flèches aller/retour, on découvre alors les vues une par une. L'interface ne permet pas de les juxtaposer autrement ou de les croiser pour mener une analyse par comparaison.
Le dossier de Benoît-Marie Moriceau est constitué de plusieurs diaporamas, la pièce The shape of things to come, Le centre des télécommunications, 2010, est une impression numérique sur panneau de grand format (400 x 300 cm) figurant une représentation modélisée d'un bâtiment. Le diaporama est constitué d'une vue le présentant en « situation d'exposition », l'image sur panneau est juxtaposée à son modèle, puis d'une reproduction de l'image modélisée. Le photographe André Morin, qui travaille régulièrement avec l'artiste, a réalisé la vue de l'œuvre dans son contexte en référence à l'image ayant servi de base à la représentation modélisée. Le cadrage, le point de vue, la focale sont identiques. Par un jeu de mise en abîme, les enjeux de la représentation croisent ceux de la présentation. La pièce Electroshield, 2008, installation constituée de sacs de toile, est représentée par une vue de détail précédant un texte explicatif. Puis un diaporama présente Electroshield, 2011, une œuvre dérivée de la première, reprenant la documentation iconographique participant au processus d'élaboration de l'œuvre, composée de plusieurs centaines de clichés documentant les différentes utilisations des sacs de sable, comme la protection du monument. Des images d'archives sont associées à une vue de l'installation. Les légendes des images informent sur l'œuvre et non sur le titre et le lieu d'exposition qui sont mentionnés en bas de page. La priorité est donc donnée à la description de l'œuvre, moins aux conséquences des variations de perception qu'imposent les contextes d'expositions.
Les rubriques dans le dossier de Bruno Peinado correspondent aux expositions, l'approche de ses œuvres se fait ainsi essentiellement quand elles sont en situation d'exposition. On retrouve certaines pièces dans différents contextes ce qui explicite sa pratique, son implication dans la mise en espace du travail. De manière encore plus évidente, Olivier Nottellet travaille en fonction des lieux où il expose, son dossier s'organise par projets et donc par expositions et entre en écho avec la démarche.
How I Went In & Out of Business for Seven Days and Seven Nights, 2008, de Francesco Finizio est un diaporama composé de 97 images, réalisé à partir d'une performance d'une semaine à la Galerie ACDC à Bordeaux. Il se présente dans le dossier sous la forme d'une vidéo, reprenant le diaporama qui fait partie de l'œuvre. L'exposition ArkParkCraftRaftClinicClubPub, présentée au Museum of Bat Yam à Tel Aviv en 2015 comportait un grand nombre d'œuvres et d'installations de l'artiste, les vues qui y ont été réalisées viennent illustrer plusieurs rubriques du dossier, créant un lien entre les différents projets. Cela permet aussi de comparer les installations dans différents contextes. De la même manière, les vues de l'exposition Plan sur ligne et point, de Linda Sanchez, au Musée-Château d'Annecy en 2011, viennent illustrer les rubriques de ses différents projets. Pour l'œuvre La détente, installation inextricablement liée au volume du lieu qui la contient et à l'entrée du visiteur dans l'espace, deux diaporamas dialoguent, l'un présentant l'œuvre à Annecy, l'autre dans l'atelier.
Le dossier de Marine Pagès présente des reproductions de ses dessins associées à des vues d'expositions accentuant l'importance de leur accrochage et permettant de les montrer en différentes configurations, seuls ou en série. Reproduire la peinture, en particulier les monochromes, en photographie a toujours posé problème. Gérard Traquandi travaille sur la matité du médium. Présenter son travail sur un écran, source non seulement brillante mais aussi lumineuse, radiante, pose problème. Son dossier permet de voir les œuvres en reproduction ainsi qu'en situation d'exposition et pour rendre compte de sa réflexion et du process de la peinture, des vues d'atelier sont nécessaires.
Aurélie Pétrel travaille la photographie dans sa relation à l'espace et développe la physicalité de l'image, elle inscrit la photographie dans le lieu. La vue d'exposition est nécessaire pour appréhender cette mise en relation par rapport à la photographie source, dont la reproduction seule ne permettrait pas de comprendre la démarche.
Les vues d'expositions de Jérémie Setton sont perturbantes, comme ses photographies Local Shades – Nuancier, car on a l'impression qu'elles sont retouchées. Ses installations, les modules bifaces se construisent avec l'éclairage qui est aussi un paramètre important que doit gérer le photographe d'exposition. Ces vues ne sont d'ailleurs pas créditées, il est peut être nécessaire qu'elles restent des documents sans auteur pour ne pas créer d'ambiguïté avec le travail. On retrouve cette situation impliquant plusieurs niveaux de représentation dans l'image avec Fabienne Ballandras, qui réalise des reproductions de photos d'actualités en maquettes re-photographiées. Le dossier donne la priorité à l'image directe mais une légende détaillée est nécessaire pour qualifier le résultat. On retrouve cette ambivalence avec les aquarelles de Briac Leprêtre qui ressemblent aux vues de ses expositions.
De plus en plus d'artistes s'impliquent dans les questions de monstration. Pour chaque projet, Bettina Samson présente une série de vues de l'exposition permettant de comprendre la logique de l'accrochage, mais si elle réalise parfois de grandes pièces, certaines sont très petites. Des vues générales permettent de documenter ce rapport d'échelle. Systématiquement des vues rapprochées font suite à la séquence pour montrer des détails. Le principe de présenter des vues d'une œuvre dans différents contextes est particulièrement intéressant. Cet ensemble photographique permet d'être plus objectif non seulement en montrant le travail sous différents angles mais aussi différentes lumières. La démonstration est significative dans le dossier d'Emmanuel Régent, si chaque œuvre existe pour elle-même, leurs différentes associations, dans différents contextes, de la galerie white cube à la chapelle baroque, illustrent une réflexion sur la corrélation entre l'œuvre et le lieu.
On retrouve ce travail sur la situation d'exposition avec Aïcha Hamu. Le photographe de son exposition INNSMOUTH a construit un véritable reportage qui permet de lire le travail de mise en espace. C'est l'expérience de la rencontre avec une œuvre dans un contexte d'exposition qui est documentée. On peut aussi appréhender l'œuvre Bucking Broadway, dont les dimensions s'adaptent au lieu, dans deux contextes : une fondation privée et une galerie, par le regard différent d'une autre photographe. Les vues d'expositions rassemblées dans le dossier d'Arnaud Vasseux sont particulièrement esthétiques, les œuvres développant une certaine photogénie par leur amplitude, leur texture, le travail avec la lumière. Mais en confiant la documentation à différents regards, en particulier pour la pièce Open Sky Museum, comme la commissaire Claire-Jeanne Jézéquel ou le critique Philippe Piguet, l'artiste n'impose pas un point de vue unique sur son travail. La pratique de la vue d'exposition permet de croiser différents points de vues sans imposer une perception unique.
L'ensemble des expositions présentées à la galerie du Dourven a fait l'objet d'une documentation photographique, l'artiste Hervé Beurel a participé à la production de ces archives et lorsqu'il expose dans ce lieu, il présente un diaporama de 300 de ses photos en noir et blanc. « L'artiste porte son attention sur le cadre de ces expositions, les murs et leurs multiples modifications et l'apparition régulière du paysage (reflets, ouvertures) dans l'image. Il ne veut pas désigner ce qui s'est passé dans ce lieu mais en signifier les mutations et l'importance du contexte au gré des expositions »7. Ce diaporama présenté sur un écran a fait lui-même, dans le dossier, l'objet d'une vue d'exposition.
La photographie de vue d'exposition apporte donc des solutions pour documenter un travail et le re-présenter en ligne. L'image reste un document tout en étant l'interprétation d'une œuvre par un auteur (le photographe, l'artiste, le critique...) dans un lieu en particulier, à un moment donné. La photographie ne remplace pas l'œuvre, elle est un vecteur, un regard. À l'inverse d'une reproduction photographique, une distance s'impose comme un interstice de pensée et nécessite une prise de conscience, ces images ne sont pas transparentes.
2. Si l'exposition est une entrée de plus en plus évidente pour découvrir les pratiques artistiques d'aujourd'hui, elle n'est pas un critère pour naviguer sur les bases DDA.
Ce sont les œuvres qui sont représentées, l'approche par titre ou lieu de l'exposition reste transversale. C'est la grande différence avec un site d'artiste, de galerie ou d'institution lorsqu'il va présenter une « expographie ».
Sur les bases de données en régions, il est possible de faire une recherche avancée, par mots-clefs comme « anthropologie », « féminisme », « utopie » mais aussi « blabla » ou « the big show », la liste de mots proposée n'est pas la même sur les différents sites (ce sont les artistes qui proposent des mots). Un moteur de recherche interne permet de faire une recherche « ouverte » et de préciser une zone de recherche dans les rubriques comme « œuvres », « résidences », « bibliographie » et aussi « expositions ».
Documenter les œuvres ou les expositions dans le contexte du Web fait prendre conscience des enjeux de perception de l'œuvre. Le travail de sélection des images en témoigne. Il ne s'agit pas d'utiliser la plus esthétique, la plus belle mais la plus juste, la plus efficace, celle qui permettra de comprendre le travail. L'idée de repenser le travail pour le contexte numérique est une autre solution, elle implique une réflexion revendiquée sur la notion de document. À ce niveau la consultation des bases DDA fait apparaître une difference générationnelle dans l'usage du document. Les vues d'expositions sont davantage exploitées par les jeunes artistes, qui n'hésitent pas à re-contextualiser ce type de documents.
La vue d'exposition apporte des solutions pour documenter des pratiques qui se développent in-situ, en relation avec le lieu ou encore qui impliquent une réflexion sur la monstration, le processuel, le performatif, la temporalité. Mais ce type de document peut aussi être inadapté à l'œuvre d'artistes qui travaillent avec et sur le son, la musique ou encore l'odorat. Même s'il est parfois possible de produire du sens en documentant le travail de manière visuelle. Les exemples sont rares au cours de l'histoire de l'art mais on peut citer l'approche singulièrement juste d'Ugo Mulas vis-à-vis du travail de Sarkis8 ou de Kounellis9 dans les années soixante-dix.
La partie récente du travail de Julie C. Fortier se développe autour des odeurs et de la nourriture, qu'elle présente sous forme d'expositions mais aussi de performances. Pour La chasse, installation olfactive in-situ, deux photos sont nécessaires, une vue générale prise par l'artiste et une vue de détail par le photographe Aurélien Mole. Sans la légende qui précise qu'il s'agit de 80 000 touches à parfum, l'essence de l'œuvre n'est pas perceptible. Sur les vues d'expositions ou de performances il y a souvent des visiteurs ou l'artiste elle-même prenant la posture, les gestes symptomatiques de l'action de sentir, de respirer. Les réactions du public dans des vues d'expositions de Damien Marchal, permettent de comprendre la présence du son et son rôle dans la pièce.
Olivier Millagou travaille avec une grande variété de médiums pour créer des environnements où la musique joue un rôle autant en termes d'image que de son. Certains de ses projets sur son dossier sont accompagnés d'une bande son comme une tentative de rendre compte du caractère polysensoriel de son travail. La particularité du dossier de Marcel Dinahet est de proposer une documentation filmée de ses expositions qui s'ajoute à une vue générale. L'artiste réalisant des installations vidéo, utiliser le même médium pour les documenter a certainement du sens.
Emmanuel Louisgrand est un artiste jardinier. Son travail est indissociable du lieu, mais finalement il expose rarement dans des galeries ou centres d'art. Cela rejoint les problématiques du land art, des années soixante à aujourd'hui. Mais si beaucoup d'artistes ayant cette pratique transforment leur œuvre en photos (qui – elles – seront exposées et vendues en galerie)10, les nombreuses photos que réalise Louisgrand ne sont que des traces, des indices et non des icônes. Cela permet de voir l'évolution du travail, d'un projet qui se déploie sur plusieurs années.
3. Certains artistes s'impliquent dans la documentation visuelle, confirmant la nature de leur rapport avec l'exposition, ils sont attentifs aux statuts des photographies et orientent le photographe en suggérant un point de vue tout en expliquant leur démarche.
Dans certains cas le photographe n'est plus seulement appui technique, son expérience de l'œuvre ou/et du lieu entre en compte, néanmoins ceci n'est pas systématiquement mentionné dans la légende. La présence de ces informations, comme le titre de l'exposition dans laquelle l'œuvre est présentée, la date, le lieu mais aussi le nom du commissaire, précisent le degré d'importance qu'accorde l'artiste aux diverses expositions de son travail, autrement dit à la polysémie de ses œuvres engendrée par les différents contextes.
Ces images dans les dossiers d'artistes des bases DDA ont une fonction précise, soit documenter une œuvre en particulier à la manière d'une reproduction classique, soit documenter la manière dont elle est exposée, en relation avec le lieu, avec d'autres œuvres. On trouve ainsi deux types de vues d'expositions : des vues générales qui documentent un accrochage, une installation et des vues qui cadrent une œuvre en particulier. Dans ce deuxième cas, l'exposition dans laquelle l'œuvre est montrée est rarement mentionnée. Pourtant il s'agit d'une occurrence de présentation à un moment donné dans un espace en particulier.
Certains artistes développent une réflexion sur la question de la documentation ou sur des méthodes documentaires singulières, sur l'archive d'exposition ou plus généralement sur la documentation de leur travail. Leur présence sur les bases DDA et la forme que prend le dossier sont instructives. C'est le cas de Jean-Paul Thibeau avec le projet Méta‐archives. Anarchives fragmentaires et énigmatiques, il y questionne les véritables différences entre œuvres et archives qui peuvent prendre de multiples formes. Dans son dossier il présente le Méta-diaporama constitué d'images et de textes qui ont pour origine ses « tables de tri ». Ces quatre tables disposées dans son atelier lui permettent de travailler sur des archives allant de 1969 à 2009 en distinguant « un agencement de lecture ». Ces tables ont aussi permis la création d'un dispositif exposé au CAPC, Musée d'art contemporain de la Ville de Bordeaux en lien avec les œuvres de l'artiste conservées dans ce musée. Un autre diaporama réalisé à partir de photos de Frédéric Deval, le photographe du CAPC, documente cette exposition.
Le dossier de Bernadette Genée et Alain Le Borgne est composé d'un grand nombre de photographies de natures différentes. Tout leur travail tourne autour de l'archive et du document. Chaque projet est illustré de vues d'expositions, de photographies de vernissages, de performances, d'installations mais également de documents ayant servi au processus d'élaboration comme des reproductions d'œuvres photographiques. La diversité des documents implique une arborescence complexe avec plusieurs index. La production éditoriale est présentée avec des photos réalisées par les artistes, de la même manière que pour les autres images, on peut s'interroger sur leur statut.
On retrouve cette ambiguïté entre l'œuvre et sa documentation dans le travail de Jesus Alberto Benitez. Pour chaque projet, un diaporama présente systématiquement les vues d'expositions puis les reproductions des photographies ou des dessins. Il explique : « Avec le mur, les images deviennent objets d'installation. L'interaction avec le lieu prolonge le questionnement d'espace qui se tient dans chaque image. L'espace apparemment vide autour d'une feuille est toujours rempli par de l'espace réel. Le caractère éphémère d'un accrochage se confronte avec l'apparente pérennité des tirages photographiques et des dessins »11.
La relation entre textes et images est déterminante dans le dossier de Yann Sérandour comme dans sa démarche, d'une certaine manière l'élaboration de l'interface prolonge sa pratique éditoriale. Documents de travail et vues d'expositions se côtoient et se nourrissent pour chaque projet. Le dossier apparaît comme un objet en soi. Il faut aussi le confronter à la disposition graphique différente que propose la version PDF que l'on peut télécharger. Chaque support impliquant une transcription et une lecture différentes à partir d'un même objet, faisant apparaître en creux les spécificités d'une pratique artistique abordant la réflexion éditoriale, le rapport texte/image dans le cas de Sérandour.
Caroline Duchatelet s'investit dans une documentation spécifique pour donner à voir son travail, plusieurs photographies sont nécessaires pour rendre compte de l'effet de la variation de lumière sur les œuvres. La séquence en diaporama permet de rendre perceptibles les changements de lumière, le jeu des reflets et des couleurs. D'une certaine manière le travail de documentation par la photographie révèle les enjeux de perception.
John Cornu réalise la plupart des vues d'expositions de son dossier, il retravaille toutes ses photos en noir et blanc. Comme pour Sérandour, le travail a été repensé pour le dossier en ligne, il ne s'agit pas juste de regrouper différents projets ou expositions dans des rubriques. Les documents de Cornu ressemblent à ses œuvres tout en restant des outils de présentation du travail même si on s'interroge sur l'esthétique que dégage cet ensemble photographique. La photographie noir et blanc est souvent associée à l'objectivité de la pratique documentaire d'une part, l'œuvre des Becher en témoigne, mais aussi à la photographie humaniste d'autre part. Ce paradoxe est aujourd'hui révélateur de notre rapport à l'image documentaire, celle-ci peut être autant fonctionnelle qu'esthétique. Avec la technologie numérique, la photographie couleur est de plus en plus précise et utiliser le noir et blanc devient un choix, une démarche volontaire non plus une contrainte. D'une certaine manière John Cornu prolonge son travail avec ce parti-pris documentaire, on relève une cohérence dans la présentation, l'exposition des œuvres exploitant les contrastes entre noir et blanc et sa représentation en niveaux de gris.
Le travail de Benedetto Bufalino est principalement destiné à l'espace public. Probablement en raison du caractère éphémère de ses projets, l'artiste a un rapport particulier à leur documentation. Pour chaque intervention, iI réalise ou sélectionne une image emblématique, qui sert à la fois de mémoire visuelle et d'outil de communication. Son site Internet (plus radical que son dossier sur DDA) présente une seule image par projet, alors que ses actions impliquent des déploiements spatiaux, temporels et relationnels. En raison de leur situation dans l'espace public et de leur forte propension à « faire image », ses œuvres font régulièrement l'objet de photographies amateurs diffusées sur internet, générant ainsi une circulation documentaire « externe » à laquelle l'artiste est attentif. Dans son dossier, figurent aussi des diaporamas dévoilant la fabrication des pièces. Ces images n'ont pas fonction de représenter les œuvres ou de les reproduire, mais d'apporter des informations sur la démarche artistique.
Dans le cadre des bases Documents d'artistes, beaucoup de dossiers sont visuellement documentés par les artistes eux-mêmes et cette implication dans la documentation ne se fait pas obligatoirement pour des raisons économiques (se pose alors la question de sa maîtrise de la diffusion mais aussi de la subjectivité de son regard sur l'œuvre). Cependant on retrouve dans les dossiers les photographes professionnels reconnus en la matière comme Marc Domage, Florian Kleinefenn ou encore André Morin ; ils sont finalement peu nombreux attachés à une aire géographique comme Blaise Adilon en région Rhône-Alpes, Jean Brasille ou Jean-Christophe Lett en région PACA. Ils développent un travail documentaire avec une démarche qui tente un regard objectif et ont l'habitude de travailler avec des lieux. On considère, probablement à tort, leurs images comme neutres. Leurs commanditaires sont généralement les galeries, les musées et les centres d'art, rarement les artistes, mais ceux-ci ont parfois des préférences pour travailler avec tel ou tel. Le dialogue est parfois fructueux et se construit dans la durée, le photographe incarnant un regard « officiel » sur l'œuvre, point de vue avalisé et contrôlé par l'artiste. L'historien de l'art Werner Spies dit par exemple du photographe Wolfgang Wolz qu'il est l'œil de Christo.
Se pose aussi la question de la photogénie de l'œuvre, certaines sont plus facilement transcrites par la photo que d'autres. Des pièces très convaincantes perdent beaucoup à être documentées par la photo, d'autres au contraire y trouvent une plus-value. On peut « arranger », surtout avec le numérique, une œuvre en la photographiant. Certaines œuvres n'existent d'ailleurs que pour être photographiées et ne sont diffusées que par ce biais. Il est également possible de montrer grâce au montage une œuvre dans un lieu dans lequel elle n'a jamais été exposée, ou d'effacer d'autres œuvres pour n'en montrer qu'une seule. Simuler des œuvres dans des espaces peut constituer une pratique (artistique ou curatoriale), cela peut aussi aider à concevoir l'accrochage. L'image numérique est de toutes manières retouchée, ce qui pose la question de la validité de ces images, de l'existence de l'œuvre12.
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L'œuvre d'Aby Warburg connaît depuis une quinzaine d'années un regain d'intérêt manifeste, en particulier chez les artistes, certains théoriciens y voient une tendance iconographe. Son projet Mnemosyne, grand atlas d'images, est très certainement un ancêtre des bases de données d'images d'aujourd'hui. Il était destiné à rendre visibles les rapports entre différentes formes, cultures et périodes par la force du montage d'une histoire de l'art sans texte, le vide qui séparait les images comptait tout autant. Warburg évoquait une « iconologie de l'intervalle » où le vide est un espace de pensée.
Heinrich Wölfflin, considéré souvent comme le premier historien de l'art, en développant, par comparaison des œuvres, une typologie des styles, basée sur des couples de catégories, a été le premier à utiliser dans ses cours deux projecteurs de diapositives.
La mise en relation des documents, l'élaboration de correspondances, l'analogie sont ainsi au cœur de la méthodologie en histoire de l'art.
C'est aussi le principe de la pratique curatoriale en rapprochant non seulement des documents mais des œuvres dans un lieu, un environnement, avec l'objectif de créer du sens, voire de formaliser un discours. Par ailleurs, on retrouve aujourd'hui chez de nombreux artistes une démarche consistant à utiliser l'image documentaire, l'extraire et la changer de contexte, réorganiser sa monstration. Le projet Marc Domage, Rétrospective Art Press, 2007 - 2011 de Baptiste Croze en est un exemple. Il a découpé dans la revue Art Press les photographies créditées Marc Domage entre 2007 et 2011 et en a constitué une archive, qu'il présente sous forme d'exposition. Jérôme Saint Loubert-Bié avait réalisé un projet similaire mais en travaillant directement avec Marc Domage, l'approche documentaire devenant par sa mise en exposition, dans ce cas particulier, œuvre à part entière.
De la reproductibilité mécanique de l'œuvre d'art théorisée par Benjamin découle aujourd'hui la reproductibilité numérique de l'exposition comme le formule Georges Didi-Huberman13. La digitalisation des archives d'expositions permet d'écrire son histoire mais elle a également des conséquences sur sa conceptualisation et son évolution14. L'exemple très récent de l'invitation de 40mcube à la galerie Bien et à l'artiste Babeth Rambault le souligne en proposant une programmation qui se déroule sur Internet : « les expositions proposées ne sont pas visitables mais restituées par une seule photographie, prise systématiquement du même point de vue »15.
Les 79 panneaux sur lesquels s'organisaient les 2000 reproductions qui composaient l'Atlas Mnemosyne de Warburg, à l'origine exposés dans sa bibliothèque, font l'objet aujourd'hui de mises en exposition, notamment dans une perspective scientifique16. On peut ainsi de nouveau procéder comme Warburg et Wölfflin qui avaient en quelque sorte anticipé le numérique avec les fenêtres multiples ouvertes simultanément ou successivement et les liens hypertextes. Cependant comme nous l'avons vu, il n'existe pas encore d'application ou de programme permettant, sur les bases de données en ligne, cet exercice de comparaisons et de croisements entre les documents. Transposer une base de données comme Documents d'artistes sous forme d'exposition permettrait certainement, par un exercice de mise en abîme et de corrélation, de penser les enjeux de représentation des œuvres exposées, de diffusion en ligne et de dématérialisation.
Notes :
1. « Une édition exposée », « Exposer la recherche », in catalogue On ne se souvient que des photographies, à Bétonsalon (12 septembre – 23 novembre 2013), Septembre 2013.
2. Giroud Véronique,« Support de recherche, la photographie est l'outil d'une possible archéologie du visuel, et un élément essentiel de l'appareil critique de l'histoire de l'art », « Le sens de l'histoire, la photographie destinée à l'archive », Art Press spécial, « Oublier l'exposition », (2000), n°21, p.110-115.
3. Anne-Lou Vicente, Raphaël Brunel, Antoine Marchand, « Entretien avec la revue Postdocument », in catalogue Le tamis et le sable, Maison Populaire de Montreuil, 2013.
4. La première base de données est celle de la région PACA qui se développe depuis 1999 et présente environ la moitié des dossiers, environ 200. Documents d'artistes Bretagne a été mise en place en 2009, puis Rhône-Alpes et Aquitaine en 2011 et 2012. Le Réseau DDA, association des projets en régions, est fondé en 2011.
5. En imposant le logiciel Gcoll pour gérer leurs collections et Navigart pour les diffuser. Sur ces questions voir : Documenter les collections des musées. Investigation, inventaire, numérisation et diffusion, sous la direction de Claire Merleau-Ponty, La documentation française, collection Musées Mondes, 2014.
6. Echanges avec les équipes DDA, le 2 juillet 2015.
7. Texte extrait du dossier de l'artiste en ligne, à consulter en cliquant ici.
8. En 1970, Ugo Mulas a photographié la première exposition de Sarkis au Musée d'Art Moderne. Voyant que l'installation est composée d'un magnétophone et que celui-ci n'est pas branché, il questionne l'artiste. Celui-ci lui explique le principe de l'œuvre et du son qui l'accompagne. Mulas lui demande alors de rebrancher l'appareil afin qu'il puisse photographier l'exposition.
9. Yannis Kounellis a participé à l'exposition Vitalità del negativo nell'arte italiana à Rome en 1970. Son intervention a consisté à placer un piano dans un large espace neutre : deux fois par jour, un pianiste vient jouer un morceau en partie modifié de "Nabucco" de Verdi pendant quelques heures, la musique devenant alors un motif obsédant. Confronté à cette œuvre, Ugo Mulas explique son approche : « Mon intention était de transmettre le sentiment d'obsession produit par la répétition de la musique aussi bien que le sens du temps musical qui est antithétique au temps photographique. La photo après la photo, tandis que l'image est restée immobile, car je maintenais toujours ma position et les mouvements du pianiste étaient à peine perceptibles dans un si large espace, la musique a continué à venir et allant, m'enfermant dans une sorte de cercle.
Le résultat a été une pellicule entière de trente-six poses presque identiques (cliquer ici pour voir l'oeuvre). Elles sont trente-six, pas à cause de mon choix, mais parce que le film en permet seulement trente-six. Sur la planche contact les numéros s'impriment sur le bord du film et se suivent le long de l'image fixe : sans leur présence vous pourriez penser qu'il s'agit de trente-six photos répétées. (...)
Le temps acquiert une dimension abstraite. Dans la photographie il ne fonctionne pas naturellement, comme cela arrive pour le cinéma et la littérature : des temps différents sont simultanément présents sur la même feuille, (...). Le calme est plus efficace que n'importe quel mouvement réel, c'est l'obsession de l'image répétée qui fait la dimension du temps photographique ».
Ugo Mulas, Il tempo fotografico, texte faisant partie des « Verifiche ».
10. Remi Parcollet, « Les photos souvenirs, l'autre outil visuel de Daniel Buren », Revue 20/27, n°6, mars 2012.
11. Texte extrait du dossier de l'artiste en ligne, à consulter en cliquant ici.
12. Entretien avec Artie Vierkant, Zérodeux, Eté 2014.
13. Remi Parcollet, «Figures du "photomural" exposé », Art Press 2, «Les expositions à l'ère de leur reproductibilité », Février-mars-avril 2015.
14. Remi Parcollet, Léa-Catherine Szacka, « Ecrire l'histoire des expositions : réflexions sur la constitution d'un catalogue raisonné d'expositions », in Gérard Regimbeau (dir), Culture et musée n°22, Documenter les collections, cataloguer l'exposition, Actes Sud, 2014.
15. La galerie BIEN est une maquette de galerie dans laquelle les artistes sont invités à concevoir une exposition. La galerie se déplace à l'artiste, dans son atelier, et chaque intervention artistique est photographiée par Babeth Rambault. « Jeu aux règles à la fois déterminées et souples, la galerie BIEN aborde la question de l'exposition – nombreux étant les artistes réalisant des maquettes ou des simulations de leurs futures expositions, mais aussi de sa survivance. Certaines expositions étant peu vues, elles n'existent que par leur compte-rendu photographique et textuel. D'autres peuvent aussi être plus fortes en images qu'en vrai... Le projet de la galerie BIEN révèle également le rôle d'Internet qui diffuse largement des images tout en les décontextualisant. Enfin, elle met en évidence la manière de documenter les œuvres et expositions : cadrages serrés, espaces vides de présence humaine, faisant de nos lieux d'exposition des espaces blancs et neutres interchangeables ».
16. En 2004, à Venise, au Palazzo Levi eut lieu l'exposition Mnemosyne Ite per Labyrinthum qui se proposait de reconstituer les planches du Mnemosyne-Atlas d'Aby Warburg. La revue italienne Engramma propose désormais sur son site une vision détaillée de chaque panneau, avec toutes les mentions iconographiques ("didascalies") s'y rattachant.