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« J’appelle images d’abord les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables. »
Platon, La République, livre VI, 510
Pour accompagner la sortie d’Adieu au langage, son premier long métrage tourné en 3D, Jean-Luc Godard explique qu’il a voulu "faire entrer le plat dans la profondeur".
La préoccupation de la perspective comme outil fondamental d’une représentation fidèle du réel agite l’espace pictural depuis que la Renaissance a retrouvé les traités de Vitruve et d’Agatharcos – le perspectivisme est sans doute la gangue dont les postimpressionnistes ont libéré l’art moderne avec l’Eglise d’Auvers sur Oise de Vincent van Gogh, quelques mois à peine avant la première diffusion d’un film grâce aux kinétoscope (vision du mouvement) et kinétographe (écriture du mouvement) d’Edison et Dickson.
C’est une tarte à la crème de dire que la technologie a contribué à un déplacement de la prise en charge du relevé du réel en permettant concomitamment, au 19e siècle, l’invention de supports photosensibles (film photographique, pellicule de celluloïd) et la distance entre la peinture et cette tâche qui lui incombait jusqu’alors - du moins après un premier mouvement des impressionnistes, peut-être pris de panique, sortant en urgence de leurs ateliers pour s’immerger d’une certaine manière dans le réel et en saisir les nuances de lumière (sortie rendue possible par le tube de peinture souple, également inventé au milieu du 19e).
L’invention de la 3D constitue un jalon de premier plan dans la course que décrit Barjavel dans son essai Cinéma total (1944)1 : le fossé n’en finit pas de se résorber entre l’image naturelle (qui constitue pour Platon le premier référent de l’image) et l’image artificielle (celle suscitée par l’œuvre, et selon lui dangereuse en ce que, en donnant au visible, cette illusion, le premier rôle, elle éloigne de l’intelligible et de la Vérité).
Si cette détestation de l’image artificielle ponctue l’histoire littéraire et philosophique de Platon à, par exemple, Paul Virilio, les contributions de la critique d’art et de cinéma peuvent apporter un éclairage différent sur ce qui se joue, ou ce qui se déjoue, dans les articulations et antagonismes potentiels entre l’image et le texte d’une part, et entre le spectacle et le spectateur d’autre part.
D’abord, nous pourrions, grâce à l’exemple de 3 films de Stanley Kubrick, envisager 3 approches des rapports contemporains entre les mots et les images.
La technique Ludovico, utilisée pour inverser le comportement ultraviolent du protagoniste d’Orange Mécanique (1971) ramène l’image en mouvement à un outil de programmation mentale du corps social et de ses affects. Equipé de blépharostats qui lui maintiennent les yeux grands ouverts, Alex, le droog, est gavé de visions le dissuadant d’user de toute forme de violence. Dans une allusion à peine voilée à la société du spectacle, propagande politique ou publicitaire, Kubrick suggère que l’image en mouvement est le lieu et l’objet d’un rapport de pouvoir qui canalise les violences sociales ou individuelles d’une société à laquelle le langage ne parvient plus à donner forme et cohérence.
Dans The Shining, l’impuissance des mots est encore aux prises avec l’image, cette fois-ci perçue en tant que pouvoir évocateur reliant les individus : alors que Jack Torrance fait naufrage devant sa machine à écrire, naufrage qui le conduira à tenter de tuer femme et enfant, les visions échangées entre le petit Danny et Dick Hallorann, prenant à revers le meurtre (‘redrum’), aboutiront à l’issue salvatrice.
En 1999, presque 20 ans après, Kubrick semble réviser les rapports conflictuels qu’entretiennent le voir et le dire dans Eyes wide shut (‘les yeux grands fermés’... tout un programme) : réduite au silence dans les fantasmes de son époux, Alice, commissaire d’exposition au chômage, fera pourtant récit de ses propres rêves, se délivrant de ses démons par le procédé royal de la talking cure, tandis que Bill, qui se frottera à leur réalité en les voyant en vrai, s’y brûlera les ailes.
Le cinéaste ne peut finalement pas croire que l’image ne porterait en elle aucune trahison. L’image ne bénéficie d’aucun privilège à elle seule pour enregistrer le réel. Il y a eu Méliès, il y a eu Iwo Jima, et peut-être Apollo 112 et même le 11-Septembre.
Ce serait plutôt dans l’articulation entre la parole et l’image que se négocierait leur apport commun à la connaissance du réel, par une complémentarité certaine qui n’entame rien de leur différence.
Ce qui nous amène à l’invitation lancée par le Réseau documents d’artistes pour les 20 ans de la Station : écrire un texte qui étaierait une sélection de films réalisés par des artistes mis en visibilité par la plateforme internet.
Une sorte de prétexte qui ne serait en rien prévision - une introduction textuelle à un visionnage.
Ou plutôt à deux visionnages : d’abord sur cette page internet, puis à La Station dans le cadre d’une séance organisée spécialement pour cet anniversaire. Deux dispositifs qui semblent agir séparément mais de concert à la remise en perspective des rapports entre le lieu de la projection et le face à face de l’œuvre et de celui qui la regarde.
A l’occasion de la première édition du Cinéma de la Nouvelle Lune, cycle de projections mettant en regard films d’artistes et extraits de longs métrages de cinéma que j’ai proposé de 2013 à 2015 dans le jardin de la Cité internationale des arts à Paris, il s’agissait de clarifier un rapport de déplacement. Déplacement d’abord du spectateur de cinéma dans son attente de chute clôturant une narration. Déplacement ensuite du film d’artiste pour le détacher de sa boucle, de son white cube, de son moniteur.
Dork Zabunyan, dans un article paru en 2009 revenant sur l’exposition Mouvement des images au Centre Pompidou en 2006, mentionnait pour sa part la migration que constitue le passage du film de la salle au musée, avec des images "qui ne défilent plus dans l’obscurité de la salle, et sur un écran unique, mais qui se juxtaposent parfois de façon dispersée dans l’espace du musée ou de la galerie"3, migration première qui se double d’une migration des concepts permettant de dire ce qui est donné à voir.
En déroulant les conséquences de ces deux migrations, on peut aboutir à deux repositionnements, d’une part de la notion de spectateur, et, d’autre part, de façon corollaire, de celle de la documentation du réel.
L’immersion totale que semblent assigner à l’image comme son but ultime Platon, Barjavel, Bradbury, Virilio, Godard, et bien d’autres, avec la crainte évidente qu’elle finisse par faire écran au réel, paraît correspondre à une révision de l’essence même du rôle du spectateur : en débloquant la vision (pour reprendre les termes de Serge Daney), la projection en immersion devant un spectateur debout, se mouvant lui-même devant/dans les images animées, inaugure un dispositif dans lequel, comme le relève Zabunyan, le montage, le mixage et finalement le scénario incombent au spectateur, qui en devient de ce fait tout à fait autre chose – auteur ? acteur ? agent ? Il y a là en tout état de cause une modification du rapport à l’action dans la mesure où la frontalité instaurée par l’œuvre peut être esquivée. Ce qui semble s’imposer, c’est une double polarisation, autour du désir du spectateur, et autour de l’horizontalité du rapport à l’œuvre – le succès planétaire de l’immersion active dans la réalité augmentée, par exemple au travers du jeu Pokemon Go, semble croiser ces deux thèmes.
Face à cette double distorsion, quel sort est alors réservé à la documentation du réel ?
Plus exactement, comment peuvent se combiner, pour documenter le réel, ou plutôt pour faire commerce avec le réel d’une vision que par convention on sait non réelle, les apports respectifs du mot et de l’image, qui se proposent les uns et les autres de présenter, ou plus exactement de représenter, un réel toujours-déjà-là mais que justement on ne peut parvenir à intelligibiliser qu’ensemble, selon un rapport triangulaire et dans un espace social ?
Pour répondre à cette question, il faut alors que le texte laisse place aux œuvres auxquelles, j’espère, il aura permis d’introduire, et qui abordent, dans leur grammaire spécifique, les enjeux noués dans cette préface.
De cette façon, ce texte pourra se voir comme le contraire d’une clôture, mais comme un complément à des films qui pourront dès lors être vus à la fois pour eux-mêmes et avec la persistance rétinienne d’une interrogation mise en abyme que le spectateur doit se coltiner, qu’il regarde ces films sur son écran personnel, dans un ordre qu’il aura à charge de déterminer puisqu’il sera dans ce cas le spectateur unique d’un dispositif qui l’y autorise, ou, en séance, assis au milieu de ses pairs dans une black box dans laquelle l’absence d’éclairage donne un surplomb bien moderniste, presque une transcendance, au spectacle de l’image animée sur les spectateurs qui le subissent.
Ce qui semble ici se jouer ou se déjouer relève de la responsabilité du spectateur à l’égard de l’artifice de l’image animée, et en particulier des dispositifs qui s’emploient à la montrer, pour l’inviter à réfléchir sur le statut des images et la part qu’il y prend – et c’est bien le moindre des services qu’il s’agirait de lui rendre.
« La question que ces temps veules posent est bien « qu’est-ce qui résiste ? » Qu’est-ce qui résiste au marché, aux médias, à la peur, au cynisme, à la bêtise, à l’indignité ? La réponse actuelle, la réponse romantique, semble être de nouveau : l’art. »
Serge Daney, Trafic n°1, hiver 1991
En ce qui concerne le choix des films, et les principes qui y ont présidé, plusieurs filtres ont joué :
- d’abord, comme le dit Odette dans Odette spirite de Virginie Barré, les films à qui il manque une lettre pour entrer dans l’au-delà : recourant à ce manque constitutif (ou ce superflu ?) que constituent le texte, l’explicitation, le discours, Usage des temps d’Ibai Hernandorena, Nomadisme glouton de Saverio Lucariello, ou, sur le même mode ironique (idiot), ‘Idéo d’Eric Duyckaerts ou Mazzocchio de Jean Sabrier font aveu de leur incomplétude, de l’incongruité d’une parole que le film intègre pour mieux en souligner l’étrangèreté ;
- d’autres cherchent à faire entrer un pan dans l’autre, à susciter une réconciliation ou une conciliation - même si cela ne marche pas : Ben, Anna Byskov, Jean-Claude Ruggirello, Natacha Lesueur activent en ce sens le registre de l’échec pour parler de cette rencontre, Benedetto Bufalino, Jean Dupuy, Francesco Finizio, Anne Le Troter et Le Gentil Garçon arpentant plutôt celui de l’humour, de la légèreté ("ça s’emboîte, imparfaitement, mais tout de même ça rentre") ;
- enfin, il y a les films qui creusent cette extériorité ; la vidéo et le discours s’excluent, tout comme le réel et sa représentation, ils se renvoient la balle, comme un interrupteur : c’est l’un ou c’est l’autre, l’un étant l’envers de l’autre ; ainsi (dans une visée métaphorique) de Vu de l’extérieur de Michèle Sylvander, de Corps d’esclaves de Moussa Sarr, de Révolution de Julie C. Fortier ; quant à Marcel Dinahet, Mathieu Schmitt, Yves Chaudouët, Benoît Laffiché, qui liquident complètement le recours à la parole, ils laissent filer l’enregistrement dans la seule image.
Films (Durée approximative : 94mn)
Virginie Barré, avec Claire Guezengar et Florence Paradéis, Odette Spirite. 14:07, 2013
Ben, Se regarder dans un miroir. 00:47, 1963
Benedetto Bufalino, La Ferrari sur voiture sans permis, 00:54, 2013
Anna Byskov, L’Escalier, 00:48, 2007
Yves Chaudouët, Alto, 3:48, 2016
Marcel Dinahet, La lampe du naufrageur, 02:48, 2015
Jean Dupuy, Sagittarius, 03:52, 2007
Eric Duyckaerts, ‘Idéo, 02:49, 2011
Francesco Finizio, Car dancing, 05:04, 2007
Julie C. Fortier, Revolution, 05:00, 2007
Le Gentil Garçon, The Rise and Fall of Black Light City, 04:33, 2009
Alexandre Gérard, Sans titre, 00:27s, 2011
Ibai Hernandorena, L'usage des temps, 09:03, 2016
Benoît Laffiché, La forêt de la montagne de Moïse, 05:55, 2013
Natacha Lesueur, Sans titre, 01:47, 2010
Anne Le Troter, Le gueuloir, 2:42, 2014
Saverio Lucariello, Nomadisme glouton et boulimique, 02:34, 1997
Jean-Claude Ruggirello, Angström, 01:19, 1994
Jean Sabrier, Mazzocchio catoptrique, 06:40, 2007
Moussa Sarr, Corps d’esclaves (série Points de vue), 03:01, 2013
Mathieu Schmitt, Cut up à la fleur, 4:22, 2012
Michèle Sylvander, Vu de l’extérieur, 04:45, 2012
Notes :
1 « L’auteur de films ne peut plus, aujourd’hui, faire un film muet, il ne pourra plus, demain, faire un film gris, après-demain un film plat. Le cinéma subit depuis sa naissance une évolution constante. Elle s’achèvera lorsqu’il sera en état de nous présenter des personnages en ronde bosse, colorés et peut-être odorants, lorsque ces personnages se libéreront de l’écran et de l’obscurité des salles pour aller se promener sur les places publiques et dans les appartements de chacun. La science continuera de lui apporter de petits perfectionnements. Mais il aura atteint, en gros, son état parfait. » René Barjavel, Cinéma total. Ed. Denoël, Paris, 1944
2 D’après une théorie du complot, des contacts entre la NASA et Kubrick l’auraient poussé à réaliser pour leur compte des prises de vues factices. Cette théorie se fonde sur l’investissement supposé d’un ancien conseiller de la NASA et l’intérêt de cette dernière pour le film 2001, en phase de montage à l’époque. Celle-ci aurait poussé Kubrick à participer à la réalisation en studio de faux alunissages des programmes Apollo 11 et 12. En 1968, Kubrick aurait été secrètement contacté par l’agence spatiale pour réaliser les trois premiers alunissages. Kubrick aurait d’abord refusé puis fini par accepter face aux menaces de révélation de l’« embarrassante » implication de son frère Raul dans le parti communiste américain. Il aurait ensuite proposé un scénario où la mission Apollo 13 aurait échoué mais les astronautes sauvés. Devant le refus de la NASA, Kubrick aurait cessé sa collaboration. Ces affirmations proviennent pour la plupart du documentaire fictionnel Opération Lune réalisé par William Karel en 2002 pour montrer les moyens de trucages et de manipulation de la vidéo et des interviews. "Ce documenteur" réalisé avec des acteurs et des interviews détournées a créé la confusion, certaines parties relatant des faits réels, d’autres des hypothèses et de la pure fiction, le tout monté pour servir une fiction.
3 Dork Zabunyan, Les espaces autres du cinéma. In Les images mouvantes. Entre la salle de cinéma et l’espace d’exposition : une tentative d’état des lieux. Presses universitaires de Rennes, 2009.