Provence-Alpes-Côte-d'Azur

Éric Duyckaerts

Né en 1953

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NOTES-ATOLLS : POUR SALUER ERIC DUYCKAERTS

  1. Le travail d'E. D. a souvent à faire avec l'élémentaire. Ses vidéo-conférences portent par exemple sur les premières distinctions logiques (principes) ou sur les bases d'une discipline (réelle ou fictive) ; elles ressemblent aussi fréquemment à des introductions générales (commençons par les définitions les plus simples ...) ; elles peuvent parfois enseigner des rudiments vraiment rudimentaires ou seulement évoquer des situations où il faudrait sérieusement apprendre de tels rudiments ; elles ont recours à l'esquisse, au sommaire, au survol, au raccourci, à la bibliographie succincte et à la promesse d'approfondissements ultérieurs qui ne viennent jamais.
  2. L'élémentaire suscite naturellement plusieurs sortes de poésie : il y a la poésie alchimique (l'or, le mercure, le soufre) ; il y a la poésie sublime de l'origine (la terre, les eaux, l'esprit) ou du colossal (les cordes, l'anti-matière, les trous noirs), etc. Mais quoique ces sortes-là de poésie de l'élémentaire ne soient jamais totalement absentes de l'élémentaire auquel se réfère E. D. (qui pourrait en tout cas l'affirmer sans réserve ?), E. D. semble suivre la voie de l'élémentaire justement pour en écarter la poésie première, soit la métaphysique.
  3. E. D. s'intéresse au miroir : le stade du miroir chez Lacan, la symétrie en miroir, l'énantiomorphie, l'interactivité-miroir (comme : tu fumes, je fume ou trinquons), le face-à-face. Dans RDFD (Rêver, danser, filmer, dessiner), parmi les éléments chorégraphique répétés, certains évoquent explicitement un travail au miroir : E. D. renfile sa veste plusieurs fois, tire nerveusement sur le col des deux poings, étend emphatiquement les bras pour bien traverser les manches, le tout en suivant des yeux son image d'une façon si extériorisée (Buster Keaton vérifiant sa tenue devant la glace à toute allure : en deux tics) qu'en l'absence de miroir matériel, on a le sentiment que l'espace filmé constitue lui-même ce médium miroirique où E. D. tressaute et danse comme dans l'image inversée d'un burlesque.
  4. Il y a beaucoup d'artistes (et je ne parle pas ici d'artistes négligeables) qui gardent malgré tout un rapport endimanché à l'art : la veste ne leur va pas. Pour eux, l'art doit donc être une chose construite par un échaffaudage de projets, de positions, de directions, de disciplines, de vas-y. Ils s'habillent avec leur volonté artistique et leur volonté artistique projette bien sûr un idéal de l'art. E. D. n'est pas comme ça. Au fond, il préfèrerait quitter la veste. Le souci de l'élémentaire l'entraîne loin en-deçà de l'idéal artistique, si bien que lorsque cet idéal est mentionné, c'est comme s'il pendait sur un cintre, dans l'armoire métaphysique. Voilà pourquoi le travail d'E. D. ne nécessite pas d'ajustements explicatifs. Je me persuade qu'il demande simplement des notes ou des remarques-en-barrières.
  5. Pour E. D., la poésie de l'élémentaire vient d'abord de sa rhétorique, dans laquelle il faudrait ranger un certain nombre d'excuses
    (pour le dire ici trop vite), de recadrages (mais ce n'est pas notre propos), de modesties (je n'ai pas cette ambition) ou de présomptions (comme vous ne l'ignorez pas) empruntés au discours savant. C'est aussi le ton des principes, des prémisses, des préliminaires, des définitions, qui a cet avantage merveilleux que tant qu'il nous enveloppe, nous demeurons loin de la chose même, déchargés de ses fatigues et de ses imbroglios. Les commencements d'un apprentissage possèdent souvent cette beauté hivernale et magique qui nous séduit tellement : tout y est
    clair, puissant et facile et rien ne marche encore ; nous nous tenons sur le balcon de notre ignorance comme les rois de la fête.
  6. Les gens qui dans les petites annonces exigeaient naguère de leur partenaire futur qu'il ait le sens de l'humour (sens hum) ne voulurent jamais savoir, apparemment, que le ressort le plus secret de l'humour n'est autre que la tyrannie. Les tyrannies politiques manquent rarement de traits humoristiques, qu'on ne remarque pas, parce qu'ils sont devenus objectifs : ils se réalisent d'une manière épouvantable. Kafka connaissait très bien cet aller-retour. On a cru que ce savoir était une prophétie, alors que c'était juste le savoir que dans un monde objectivement humoristique, le moindre rire sonne comme l'écho de la plus grande menace. L'humour est un déboîtement du sens où vous riez de devoir trébucher. Ce que les éléments recèlent en eux d'humoristique apparaît lors des rapprochement concrets (métaphores ou conséquences) : alors le sens se déboîte comme un genou et vous tombez. Le maître de l'humour élémentaire vous inflige constamment de ces chutes.
  7. Pourrions-nous comprendre le dispositif de la vidéo-conférence (dont E. D. fait un usage si constant) à l'aide du modèle du miroir ? La question n'est pas simple. D'une part, nous sommes face à l'image du Professeur Duyckaerts comme son reflet, et les efforts mimétiques par lesquels nous reproduisons plus ou moins schématiquement sa gestique explicative pour l'intérioriser tendraient à redoubler cet effet (nous devenons des élèves-miroirs) ; d'autre part, le Professeur Duyckaerts semble s'adresser à la caméra comme à un miroir, il se constitue spéculairement dans ce renvoi virtuel d'image avec autant de jubilation angoissée que s'il prenait des poses devant la glace de sa salle de bain (: salut à toi, vieil imposteur ! ). Il y aurait ainsi deux vecteurs de spécularité qui ne s'emboîtent pas l'un dans l'autre, et chaque fois que nous nous apercevrions de cette disjonction (bris du miroir), nous éprouverions quelque angoisse jubilatoire - de notre côté.
  8. Les éléments auxquels E. D. se réfère le plus volontiers appartiennent à la logique formelle. E. D. raconte et mime notamment avec sympathie les efforts héroïques que firent les logiciens du début du siècle dernier pour réduire les éléments logiques à leur forme la plus élémentaire, c'est-à-dire purifiée au maximum. Ainsi, lorsqu'E. D. indique l'horizon de l'élémentaire, il montre un plan de déshumanisation. On a parfois le sentiment que l'on pourrait utiliser ce plan comme une table de montage pour les éléments (secondaires) d'humanité (comme le sujet, l'image, les langues naturelles, les relations spéculaires, la sympathie, l'amour, etc.) - et le sourire charmeur du Professeur Duyckaerts nous invite à caresser cette perspective. Mais on ne peut pas écarter la perspective inverse, qui fait du symbolique pur une inquiétante table de démontage pour l'humanité. C'est un aller-retour.
  9. Faut-il tout ce détour pour poser la question du savoir sous la forme - qu'est-ce qui sait ? Se rend-on compte que c'est l'Autre ? - tel qu'au départ je l'ai posé, comme le lieu où le signifiant se pose, et sans lequel rien ne nous indique qu'il y ait nulle part une dimension de vérité, une dit-mension, la résidence du dit, de ce dit dont le savoir pose l'Autre comme son lieu. Le statut du savoir implique comme tel qu'il y en a déjà, du savoir, et dans l'Autre, et qu'il est à prendre. C'est pourquoi il est fait d' apprendre. Jacques Lacan.
  10. Comme un jour, non sans brusquerie, E. D. me pressa de reconnaître que son travail avait changé, je me risque à l'écouter ici par cette hypothèse : la ligne de l'automate n'est-elle pas en train de prendre le dessus sur la ligne du professeur ? Dans la ligne de l'automate, le lieu de l'Autre est occupé (bouché parodiquement) par des logiciels ou autres moteurs de recherche, de sorte que celui qui parle à présent devant la caméra est dans la position de répéter ce dont il n'y a plus même de savoir possible, comme un perroquet (disait-on) - comme une machine à modulations humaines, vaudrait-il mieux dire. Mais la ligne de l'automate ne surgirait pas par-dessus celle du professeur si celle-ci n'avait déjà été secrètement travaillée par quelque déprise du savoir : les professeurs sont des automates qui font des sourires charmeurs au miroir en levant un doigt vers le ciel.
  11. E. D. a raté de justesse un premier prix d'éloquence dans sa Belgique natale : nul doute que celui qui le lui a soufflé était excellent et tenait une grande forme ce jour-là. Dans ses vidéo-conférences, E. D. utilise la technique de la Comedia del Arte (improvisations sur un canevas plus ou moins serré), qui, pour les monologues, recouvre à peu près les techniques de l'éloquence. Il s'agit en somme d'enchaîner des automatismes avec tant de variété apparente et de vivacité que l'auditeur croit assister au miracle d'une parole qui jaillit naturellement de la roche humaine. La virtuosité rhétorique a du rapport avec le funambulisme : on enveloppe l'orateur dans l'aura de sa chute inévitable et qui ne vient jamais.
  12. Il y a dans la pédagogie un plan oblique où l'on glisse de la mention à l'usage : les éléments sont mentionnés par le professeur pour que les élèves s'essaient à en user, mais dans l'usage hasardé ou tâtonnant que commencent à pratiquer les élèves, la simple mention continue de briller. C'est l'existence de ce plan qui donne au discours pédagogique sa grâce spéciale, à la fois hallucinante et voilée ; c'est elle qui, paradoxalement, le garde en retrait du sens (les propositions n'y ont jamais franchement d'usage). Il me semble qu'E. D. dispose de ce plan comme d'un paravent derrière lequel passerait la hantise d'une relation disjonctive (comme ou bien j'existe ou bien tu existes - voilà ce qui nous lie) : peut-être la forme logique de l'humiliation.
  13. Quand elle s'applique à l'élémentaire, la virtuosité fait échec au jugement, parce qu'au moment où l'élémentaire commence à devenir prodigieux, on se rend compte que le funambule marche par exemple sur le trottoir - et à défaut d'exister, quelque chose résiste dans la béance aveuglante de ce chiasme.

Joseph Mouton