Territoires intimes en commun

par Clelia Coussonnet
commissaire d'exposition indépendante
novembre 2024

Essai sur des recherches artistiques collaboratives situées 

remonter les rivières, 2023, film, 60 minutes, vidéogramme © Laura Molton © Adagp, Paris.

En 2016, la lecture de L’Atlas de la France Toxique, compilé par l’association Robin des Bois, me glace. 36 cartes sur la métropole, la Corse, les Antilles, la Guyane et la Nouvelle-Calédonie analysent les dangers liés à plusieurs polluants notoires et à leur superposition. Aucun fragment de sol, d’eau ou de ciel n’est épargné : nous évoluons au sein de cette pollution irrémédiable.

Depuis, dans mes recherches curatoriales, je m’intéresse à la façon d’habiter nos mondes contaminés, c’est-à-dire affectés par les pollutions anthropiques et dont les écosystèmes sont dégradés, les paysages altérés et les équilibres dans les milieux humains et non-humains bouleversés.

Comment alors développer un rapport intime avec ce qui est abîmé et continuer à en prendre soin ? Quel lien poétique tisser avec le réel ? De quels leviers dispose-t-on sur un plan collectif ? L’art en fait-il partie ?

Le travail déployé par des artistes-chercheur·euses dont les approches mêlent vie quotidienne et gestes esthétiques, créations individuelles et collectives, archivage de mémoires enfouies et spéculation sur d’autres scénarios pour le futur me semble répondre à ces questions. Cet essai l’explore via les pratiques de Céline Domengie, Benoît Laffiché et Laura Molton, pratiques respectivement situées dans les régions « aquatiques » de la vallée du Lot, des quartiers de pêcheurs de Yoff, Sénégal, et du Cotentin. Ces trois plasticien·nes ont en commun de nourrir des espaces de conversation uniques et la soif de s’inscrire dans un lieu, d’y agir, construire et réfléchir.

DE L’ART DE FAIRE INTERFACE…

S’ancrer dans le terrain de sa recherche au point de s’y installer, Laura Molton n’hésite pas longtemps. En 2019, elle rejoint le chantier archéologique du Rozel – site complexe menacé par l’érosion du littoral. Dans La strate empreintée (2019), sa caméra oscille à la lisière du sable pour percevoir les échos historiques depuis la surface, tandis que la matière sonore tente de pénétrer le sous-sol. L’artiste apprécie de chercher à l’aveugle, de se laisser embarquer et glisser dans des infra-mondes. La fouille crée un tube temporel… les étudiants en architecture chuchotent que pour voir il faut détruire.

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En parallèle, Laura Molton découvre le Centre de retraitement de la Hague et le Centre de Stockage de déchets radioactifs de la Manche (surveillé par l’ANDRA) – en activité depuis 1966 – saisissant la fracture qu’ils ont engendré avec le passé rural normand. Elle se lie à des militant·es impliqué·es au sein de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest et des membres du collectif Piscine nucléaire stop, et consulte les archives familiales d’une lutte anti-nucléaire qui n’a pas fait « mémoire » dans l’histoire collective. Le Centre de Stockage c’est l’inversion du Rozel : on creuse pour enfouir, et non pas pour révéler. Un an plus tard, ressentant le besoin d’être là où elle enquête pour en faire surgir une mémoire intime, elle déménage dans le Cotentin. Depuis cinq ans, l’artiste arpente sa lande, ses sous-bois ombragés, ses ruisseaux, enregistre, observe et collabore avec des habitant·es, cherchant comment transmettre les informations reçues de manière sensible et en résonance avec la Hague. Dans son installation filmique remonter les rivières (2023), elle fait une transposition entre le corps de la terre abîmé par la pollution invisible et les corps humains qui y demeurent. Laura Molton tisse un dialogue entre ces membranes. Elle capte le ressenti physique de l’environnement tant d’un végétal, la tortula qui s’éveille à l’eau, que d’un danseur qui se fond dans la rivière comme une fourmi appréhenderait son voisinage de ses antennes. Si les populations ont conscience de la catastrophe potentielle, elles restent par envie d’agir dans leur lieu. Le lien d’attachement l’emporte sur le danger. Cette ambivalence et cette tension alimentent un récit par bribes : les personnes filmées inventent des gestes, un contact avec leur sol, pour se réapproprier une histoire restée celée.

…DONNER EN RETOUR…

L’importance de créer in situ, en lien constant avec une communauté et son territoire géographique est aussi au cœur des Géorgiques. Se détournant du modèle utilitariste, une des spécificités de ce projet initié par Céline Domengie en 2020 et porté par l’association le Belvédère est de considérer la vallée du Lot comme guide, et non comme une ressource à exploiter. Sensible au manque de reconnaissance du monde rural par celui urbain, l’initiative écoute les voix d’habitant·es et pense l’interdépendance des humains et des milieux naturels en trois volets : l’organisation de banquets, balades et moments conviviaux (Ateliers d’otium), le travail d’une parcelle du lycée agricole de Sainte-Livrade-sur-Lot (Terre vivante) et la constitution d’une flottille itinérante et ses activités associées (Poïpoïdrome flottant). La notion de don et contre-don est fondamentale pour Céline Domengie qui souhaite que les actions entreprises offrent quelque chose en retour au Lot. Dans cette perspective, elle accueille, voire provoque, des rencontres qui ne se produiraient pas ailleurs, invite des personnalités extérieures, et contribue à faire tomber les barrières et préjugés entre des champs qui se côtoient peu (agricole, culturel, scientifique). De tels allers-retours cultivent des relations de réciprocité et renversent dialectiquement la figure du sachant et les hiérarchies de savoir.

Le Bouquet perpétuel fut offert au Lot le 17 janvier 2022, afin d'inaugurer avec la rivière la création du Poïpoïdrome flottant. Bouquet perpétuel, Joachim Mogarra, collection Frac MÉCA Nouvelle-Aquitaine. Lieu : Saint-Sylvestre-sur-Lot. Photo © Céline Domengie
© Céline Domengie
Balade Les mots et le paysage, performance de Pauline Weidmann, 15 août 2021, Paulhiac.
Photo © Céline Domengie
© Céline Domengie

Poussant à se déplacer, grâce au fonctionnement collégial du cadre associatif, Les Géorgiques a une dimension politique forte. L’activité artistique et poétique ouvre un espace de débat citoyen depuis lequel penser les modalités d’existence commune d’un groupe social insiste Céline Domengie. Avec cette plateforme, hors du cadre muséal, artistes, scientifiques, riverain·es, étudiant·es peuvent faire ensemble, partageant leur rapport intime à leur environnement. En plus des productions de l’artiste elle-même, différents registres de création se combinent, défiant parfois la notion même d’œuvre et d’auteur·ice. Il arrive, par exemple, que le groupe à géométrie variable propose des temps participatifs dans la nature. À côté de cela, les pièces d’autres plasticien·nes trouvent un terreau, un nid, dans Les Géorgiques, le contexte et les contacts établis inspirant leurs vidéos, photographies, performances ou sculptures.

Itinérance pour une concertation publique expérimentale : imaginer ensemble le futur Poïpoïdrome flottant. Partenariat médiathèque départementale. Été 2023, Casseneuil et Penne d’Agenais.
Photo © Céline Domengie
© Céline Domengie

ET NAVIGUER ENTRE DES UNIVERS

Une dynamique de réciprocité semblable imprègne le rapport de Benoît Laffiché aux sept quartiers traditionnels de pêcheurs de Yoff à Dakar, où il se rend pour la première fois en 2011. Dès ce séjour initial, son amitié avec Mar Gningue, de l’ethnie Lebou – intrinsèquement connectée à la mer –, est déterminante. Depuis près de quinze ans, il tisse son lien à ce territoire de cœur et le fait dialoguer avec d’autres aires océaniques (la Colombie et la Bretagne où il vit). Intéressé par les liens entre pêche traditionnelle, surpêche, réchauffement climatique et flux migratoires, il fonde le projet collaboratif Superfish (2018-23). S’y engagent habitant·es et artistes (Rodolphe Huguet et Baye Mor Badiane, et huit autres1 pour l’exposition Tout Pirogue, Artothèque de Caen, 2023).

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Una vuela, une voile, 2019 © Benoît Laffiché
Photographie, 50x65cm. Voile fabriquée en collaboration avec Wilfrido Buen Ano Lopez et Sobeida Valencia, pêcheur et couturière du village. Technique traditionnelle, tissus d’Afrique de l’Ouest. Jurubidà, Chocò, Colombie, 2019

À partir de rencontres et observations sur place, Benoît Laffiché laisse sa recherche « dériver », entretenant la surprise. Il partage in situ des productions artistiques conçues collectivement en s’inspirant du quotidien. Elles concrétisent des gestes invisibles, créent des fictions dans le réel et cristallisent des discussions. Les navigations constantes entre les artistes, les personnes à qui sont dédiées les œuvres et ce territoire choisi sont fondamentales, de nouvelles lectures survenant dans ces mouvements circulaires. À Jurubidá, dans le Chocó, terre afrocolombienne, Rodolphe et lui assemblent, pour une embarcation de pêche, Une Voile (2019) avec des tissus ramenés du Sénégal. À Yoff, ils tapissent les murs du marché au poisson de OOOOO (2020), une sélection de photographies qui, sans le Covid, aurait dû circuler sur les camions de mareyeurs à travers le Sénégal, puis suspendent des Banderoles dans les rues (biennale de Dakar, 2022) – ces « peintures » dans l’espace public, sur des supports habituellement employés pour annoncer des événements locaux, disent l’expérience migratoire de Mar en Espagne. Ainsi, Superfish fait circuler des images et des récits par le biais d’objets utilitaires poétisés. Comme dans Remonter les rivières ou Les Géorgiques, l’humain est au centre, et le don est structurant, qu’il s’agisse d’offrir le jeu de cartes Los pájaros (2021) aux habitant·es de Jurubidá ou d’homologuer la pirogue Rana Dalmatina (2020) pour la faire naviguer sur la Manche.

Vues de l'exposition OOOOO, quai de pêche, Yoff, Sénégal, 2020 © Benoît Laffiché


En parlant de son travail, Laura Molton mobilise souvent l’idée de mettre en lumière des histoires dans l’ombre. C’est une force indéniable de ce type de recherche-création : la constitution, par le biais de processus participatifs alternatifs, d’espaces pour des voix qu’on n’entend pas ou peu et le tissage de dialogues entre des individus qui n’auraient pas échangé autrement. Dans les projets mentionnés, les gestes artistiques engagent l’altérité et permettent de revisiter les liens intimes à un territoire géographique tout en appréhendant de façon plus large les enjeux à l’œuvre sur place, notamment sur les plans politique, social, écologique et historique. Ces collaborations avec des habitant·es et/ ou dans le quotidien fonctionnent comme des laboratoires. Les enquêtes menées assemblent de nouvelles connaissances sensibles ancrées dans la localité tout en faisant émerger des mémoires oubliées, voire en train de disparaître. Pour Céline Domengie, ces formes proposent quelque chose qui n’existe pas et qui défie les frontières de que ce sont une œuvre, l’interdisciplinarité et l’en-commun.

En un sens, l’organisation d’une exposition n’est pas la finalité de ces pratiques, puisqu’une grande partie de ce qui se déroule n’est pas montrée. La temporalité n’est pas celle de l’événement, mais celle de l’échange et de la confiance souligne Benoît Laffiché. Les expériences partagées ensemble, in situ, et leur accès et réception par de multiples publics importent plus. Dans son cas, comme dans celui de Céline Domengie, les œuvres créées sont souvent modulaires, légères, voire éphémères. L’interpénétration entre l’art et la vie demande un fonctionnement intuitif ainsi que de prendre le temps de cultiver les relations entre les participant·es. Dans le Cotentin, dans le Lot ou à Yoff, les artistes s’inscrivent au long cours. Cela se ressent dans les temporalités non-linéaires, fragmentées, de Remonter les rivières, Les Géorgiques et Superfish et dans la façon dont les problématiques de ces espaces sont approchées dans un double mouvement : localement et en relation avec l’ailleurs. Ce rôle pivot Laura Molton en parle comme de se positionner dans un « entre-frontières ». Une création plastique sans recherche de terrain est trop formelle, une recherche sans geste esthétique documentaire. Ici, a contrario, s’opèrent une transmission de savoirs et de souvenirs mosaïques et une navigation pleine de surprise où chacun·e s’emmène dans ses mondes respectifs.



Note :
1 Gabrielle Decazes, Clémence Estève, Guillaume Pellay, Guillaume Pinard, Babeth Rambault, Jean-Christophe Roelens, Ambroise Tièche et Aïda Ualiyeva.

Texte produit par le Réseau documents d’artistes, 2024.