Simon Feydieu

par Amélie Lucas-Gary
écrivain
janvier 2024

Le 23 août, alors que j'étais en vacances dans le Sud-Ouest, j'ai reçu un mail me proposant d'écrire sur le travail de l'artiste lyonnais Simon Feydieu. En pièce jointe, je découvrais une photographie prise quelques jours plus tôt, le 18, sur le port de Meyran, à quelques centaines de mètres de là où j'étais assise en maillot de bain : des sculptures, statues lunaires difformes et archaïques, y étaient dressées, dos à la mer. C'était comme si elles avaient été exposées dans mon jardin, et j'ai eu peur.

Saisie par ce que j'espérais être une coïncidence, j'ai couru jusqu'au port. Je voulais voir : si les sculptures y étaient encore ou si c'était un collage, une menace, si c'était vrai. Sur l'image, les formes semblaient tout juste sorties de l'atelier : à tel point que la lumière qui tombait dessus n'avait pas l'air venue du soleil arcachonais, mais des néons du lieu clos où l'artiste les avait réalisées. Leur éclairage ressemblait même à la lumière effarante de la Lune quand elle est pleine. Ces formes, restées trop longtemps dans l'ombre, avaient quelque chose d'extra-terrestre. Sur place, j'ai cherché et n'ai rien trouvé à part, empilées, les tables métalliques des ostréiculteurs. L'artiste était reparti sans laisser de traces.

Simon Feydieu sort ces sculptures-créatures de l'atelier pour les exposer : les voir au soleil et en plein air. Il les photographie, et les démonte ensuite, parfois dans la journée. Elles sont souvent fragiles, plâtre ou OSB, impressions laser sommairement vernissées. Elles paraissent branlantes : les compositions jouant de l'instabilité, du manque d'épaisseur, de l'absence de volume. Il y a une économie de forme, mais pas du temps passé à les construire, les transporter, les installer. Il ne semble pas se soucier de leur pérennité, mais du brusque moment que ces œuvres incarnent au sortir de l'atelier.

Cinq semaines après ce mail, non sans appréhension, je quittais la maison aux aurores pour rejoindre Pierre-Bénite, une petite ville industrielle à côté de Lyon. Je suis arrivée en retard mais l'artiste m'a fait attendre dehors. Il faisait très beau, le soleil éclatait dans cette zone industrielle et quand je suis finalement entrée, la pénombre infusée de rouge, à l'intérieur, m'a frappée. On aurait dit qu'une lampe inactinique éclairait la pièce. Son visage pâle et ses yeux transparents étaient indiscernables. Je n'avais toujours pas croisé son regard et on distinguait mal le reste. Il fallait que les yeux s'habituent, il fallait les ouvrir plus grands.

Le contexte m'incitait à la vigilance. Devant une vidéo projetée représentant un œil, étaient alignées trois sculptures, la plus petite devant, la plus haute au dernier rang. L'œil énorme clignait doucement et moi, j'ignorais comment regarder ce que je voyais. Sur des plateaux rehaussés de socles hétéroclites, s'amoncelaient des objets divers, des coquilles de pistaches, de cacahuètes et de noix notamment, comme sur la table basse en désordre d'un adolescent obsessionnel ou d'un psychopathe. Tout était rouge et pas seulement à cause de la lumière du vidéoprojecteur qui baignait l'installation : les objets étaient peints en rouge, à l'huile et au pinceau, dans un redoublement confondant. Je n'avais pas encore vu ces pièces, ni sur son site, ni dans son dossier et de fait, il venait de les faire, pour moi, c'est ce qu'il a dit. Ça m'a fait peur ça aussi.

Je tournais autour sans savoir comment, ni quoi regarder. Il aurait fallu dire quelque chose, mais je n'avais pas de mots qui venaient. Lui n'arrêtait pas de parler ; cette démence langagière créait un malaise. Et puis il y avait le rouge, qui n'était pas celui du sang, mais plutôt celui du cœur ouvert. Ces formes venaient de l'intérieur des profondeurs. Et chaque fois que je me tournais vers la vidéo, l'œil clignait devant moi au rythme d'une intense pulsion scopique et je comprenais la consigne : regarde encore, attentivement, c'est de ça dont il est question. La vision.

Après un moment, j'ai enfin vu l'œuvre, dans son ensemble, et dans les détails : sous les plateaux, des petites maquettes en bois figuraient différents modèles de station-service. Dessous, des socles de circonstances répondaient à la nécessité du lieu : l'artiste avait utilisé ce qui traînait là – des caisses en bois, des cartons et un radiateur – et dans un autre contexte, ce serait autre chose. Sa pratique est souple, protéiforme, à la fois nonchalante et pragmatique. À partir du vocabulaire de la fabrication, il crée une œuvre aussi archaïque qu'inédite.

Je découvrais combien l'espace où il travaille est chaotique ; l'artiste cultive à l'atelier un capharnaüm dont les œuvres doivent s'extirper pour être visibles. Dos à son désordre, Simon Feydieu évoquait les sculptures élégantes de Barbara Hepworth, le bronze et la pierre, ses envies de monuments, alors que moi, je voyais la chambre d'un Diogène : du plâtre, des impressions laser, des œuvres textiles, de la terre biscuitée sans émail, des lambeaux, des tessons, des croûtes. Amas de matières et de formes, un tel bordel est intime.

L'artiste parlait encore. On est tombé d'accord sur sa parenté avec Fischli et Weiss, mais qui n'est pas content d'être associé au duo suisse ? Il évoquait sans s'attarder les artist-run-spaces auxquels il collabore, les événements organisés à l'atelier, les différentes écoles d'art où il enseigne, le temps qu'il passe à bidouiller, et son actualité – le lendemain, il serait dans la Drôme, le surlendemain à Marseille, pour revenir ensuite à Truinas photographier ses sculptures sous la Lune pleine et frayer la nuit avec les loups.

Simon Feydieu est insomniaque. Il est peut-être hyperactif, ou ubiquiste. Surtout, une partie de sa métaphysique artistique consiste à faire des plis. Grâce à sa pratique d'atelier, le temps de la vie est allongé, redoublé, enregistré. C'est comme si ce qui se passait à cet endroit appartenait à une dimension supplémentaire du réel. Beaucoup des formes utilisées dans ses œuvres y ont été capturées ou observées et le travail consiste ensuite à les faire exister ailleurs. J'aurais dû parler avec lui de cette vidéo où un artiste américain filme son atelier la nuit comme il filmerait son esprit.

Durant l'un des confinements, Simon Feydieu a été invité à réaliser une fresque dans un collège, voisin de son atelier. Durant ce qui a été pour la plupart des gens une période de repli, chez soi, il a non seulement peint ce mural mais finalement envahi le collège entier, dépliant ses œuvres dans toutes les pièces, du réfectoire au gymnase, déplaçant des objets, réquisitionnant une auto-laveuse, installant des cibles, jusqu'à intervenir sur le bureau du proviseur avec un gigantesque cendrier en biscuit. Il y a bien sûr une forme de générosité dans tout ça, mais surtout, ses œuvres font valoir le temps que l'artiste, par sa disponibilité au monde, a gratté sur les autres qui parviennent juste à regretter de voir passer les heures.

Tandis qu'il déroulait devant moi ses Arches, sacs de couchage sur lesquels sont cousues des formes colorées, il évoquait son adolescence, le skatepark, la souplesse et la glisse. Il parlait du lycée et d'une époque où il avait vaincu l'ennui, récoltant dans l'école toutes sortes d'objets qui traînaient pour en faire des sculptures dans les classes ou dans la cour, très tôt, alors que personne n'était encore arrivé sur les lieux, parce que déjà il ne dormait plus. En repliant les sacs de couchage, il m'a décrit quelques pièces avec sa voix d'outre-tombe.

Ce récit a fait remonter en moi un souvenir d'adolescence très précis : un jeudi, en première, nous étions plusieurs de la classe à ne pas retrouver nos affaires, la sonnerie avait retenti depuis cinq minutes et on cherchait encore. Quand on est enfin sortis dehors, une belle lumière franche éblouissait. Il y avait un attroupement dans la cour, un brouhaha d'effarement, et je me souviens me faufiler devant : quelque chose était dressé au milieu du terrain de foot. Personne n'arrivait vraiment à voir ce que c'était. On regardait ça comme les Indiens regardaient approcher les goélettes portugaises à l'horizon. On tournait autour, sans parvenir à reconnaître. Plus tard, j'y ai repensé en lisant des expériences de missing time et le récit que faisaient les victimes des vaisseaux extraterrestres par lesquels ils avaient été approchés.

Des journalistes et des policiers sont venus examiner la forme. Il y a eu des articles dans la presse régionale. La chose est restée de longues semaines dans la cour, jusqu'à ce que la direction de l'établissement ose finalement la faire démonter. Une fois défaite, on a pu comprendre en partie de quoi la sculpture était constituée : on a retrouvé un longboard, une imprimante laser, des chaises, entre lesquelles étaient intercalés des tapis de gymnastique, plusieurs casques de mobylette étaient pendus à l'ensemble comme des boules de Noël, des sacs à dos, une couette, une basket, et au sommet, la gourde en métal que j'avais cherchée partout, éventrée, étincelante sous le soleil d'avril. Impossible d'expliquer pourquoi assemblés, ces objets étaient méconnaissables. Et puis certains éléments n'avaient pas été identifiés : des élèves ont parlé d'origines extraterrestres, on n'avait simplement pas idée de l'endroit où ces choses avaient pu être faites, aucun indice du lieu et de l'esprit d'où elles pouvaient sortir.

Quand il m'a demandé d'écrire pour lui, c'était à la romancière que Simon s'adressait. Il ignorait que nous avions vu Elephant le même jour à l'Utopia, et que nous avions tous les deux suivi au lycée les cours d'arts plastiques de l'écrivain surréaliste Jacques Abeille, auteur des Jardins Statuaires ; ni l'un ni l'autre nous n'avons ouvert ce livre, mais je me demande si Simon lit aujourd'hui dans ce titre un présage pour son œuvre à venir.

En complément

Texte produit par Documents d'artistes Auvergne-Rhône-Alpes avec le soutien de la Fondation de l'Olivier, 2023

Biographie de l'auteur·e

Amélie Lucas-Gary est écrivain ; son dernier roman, Hic, est paru aux éditions du Seuil en 2020. Elle a récemment publié Féticheuses (Sun/Sun éditions), récit imaginé à propos d'une autochrome de la collection du Musée Albert-Khan. Elle écrit régulièrement des fictions pour des artistes dans le cadre d'expositions, catalogues ou performances. Elle a notamment signé cette année Proue, un feuilleton dont chaque épisode accompagnait le cycle des expositions de la Verrière, Fondation Hermès à Bruxelles.

Meyran (Gironde), 2023
C-print, dimensions variables
Vue d’accrochage, Atelier Lamezz / P.B. City, Pierre Bénite, 2023
Float, 2023
Vidéo HD en boucle, 1 min
Biface, 2023
Impression laser, plaque de plâtre sur châssis, 250 x 100 x 5 cm
Gaz station 1, 2023
Céramique, objets divers, peinture à l’huile, textile, maquette
Sans titre (cendrier), céramique, objets peints à l’huile, bois et tissu, 12 x 15 x 22 cm, 2023
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Vue d’exposition Fibre, Fibres et Chenets, Centre d’art La Halle des Bouchers, Vienne, 2021