Olivier Nottellet

par Eugénie Zély
artiste et autrice
février 2024

L’absence si profonde qu’elle salit les miroirs

Dans les murs, faire survivre. Je ne peux pas dire que les peintures murales d’O.N. soient des passages. Plutôt des hallucinations, fruits de détresses anciennes et nouvelles. Il s’agit de survivre et de faire survivre.
Mahmoud Darwich dit : comment mon demain peut-il être sauvé ?

John Berger dit : le nombre des vies qui traversent la nôtre est incalculable.
Voilà l’émotion tenue et restituée. Le temps passe. C’est décevant (et drôle) de le dire comme ça. O.N. le dit autrement : les chaises de bureaux vides, les feuilles vertes ou blanches, masse jaune, traits noirs, la brise du vide hors-champ (du fond de mes yeux). Je ne quitterai pas l’île des souvenirs avec toi, ça c’est une chanson. L’île c’est 1998, le dé qui s’écoule. 2015, à peu de choses près, je m’en mêle : tu serais là. 2013, tendre, une carte du temps passé.

Ton dos est un pont que je peux traverser.
J’ai appris qu’un jeune homme était mort, par amour. Le choc qui a été très fort me venait du fait que cet amour eût quelque chose d’invisible, il était très silencieux et tous deux se promenaient presque toujours seuls. Le choc c’était qu’un d’eux recèle en lui ce pouvoir de mort, de prodiguer la mort, de la provoquer, malgré lui.

Hypothèse de récit,

En 2015, O.N. s’assoit à côté de moi, me propose de l’aide. Je veux bien. Ça commence par un carnet à remplir. Je le numérote 1. J’y dessine une maison composée de 5 traits qui ne se rejoignent pas tout à fait au niveau de l’angle gauche. Sous ce dessin j’écris : nouvelle maison. Cet été 2023, je téléphone à O.N. et je prends des notes sur le carnet 23, assise sur une chaise de bureau, dans une maison de six traits.

Espace liminal partagé dans le mutisme.
J’entends là où O.N. veut que je regarde.
Il me raconte des choses de sa vie, je reste vers le bord, je me retrouve coincée dans le seuil qui est l’espace exact où se déploient toutes les formes d’O.N. Il me parle, il ne me parle pas à moi. Son travail ne regarde pas (dans une perspective phénoménologique, un point de vue n’est pas une adresse, je veux dire), il expose, coincéexs dedans, nous y vivons et tous les voyeur·euses ont leurs petits trous dans lesquels regarder tranquillement.
Imaginez une maison lorsque vous n’y êtes pas, ce n’est pas tant le sujet que l’émotion suscitée. Hier soir dans la voiture (les contours sont brouillés.), un pare- brise, de la musique, le cinéma, ce genre de cinéma, on peut le qualifier d’une nostalgie du fantasme. En fait, ce désir on ne l’a jamais eu mais la tristesse de la disparition de ce désir se dépose. En fait, comme les insectes qui ne sont plus morts par centaines sur les pare-brises, le souvenir de la couche épaisse et du genre d’avenir qu’elle supposait et qui est tout à fait révolu.
Go easy on me, on s’embrasse, je tombe.
John Berger dit : dans l’art, le corps est imprimé sur le papier en signe de son endurance. Les silhouettes d’O.N. racontent cette endurance, elles reviennent de leurs disparitions successives, elles circulent de murs en murs en papiers, d’années en années.
D’ailleurs, O.N. me raconte : que les formes viennent, elles persistent et sont rendues visibles par un geste qui appartient à une certaine catégorie qui n’existe que pour les romantiques. Une sorte de nécessité dont le référentiel est toujours assez douteux. Je m’enroule dedans.
O.N. dit que la forme se promène et qu’on l’accepte ou on la refuse. Moi aussi je crois ça. Marguerite Duras dit : longtemps j’ai pensé que c’étaient des voix extérieures, mais maintenant je ne crois pas, je crois que c’est moi si je n’écrivais pas, moi si je comprenais mieux, moi si j’aimais les femmes, vous voyez, si j’aimais une femme, moi si j’étais morte. Je crois ça aussi.

Une surface blanche dans une rangée de maisons, en fait plutôt de trois fois quatre traits qui seraient des maisons ou qui seraient la vue de la plage du Havre, ces petites cabanes-là, au dessus est inscrit : OÙ, moi je réponds : dans la voiture, je voulais qualifier l’émotion, le soleil se couchait, je pensais aux salles d’attente, lesquelles, celle de l’hôpital, du pôle emploi, de la caf. Peut-être que si, qu’il y a des moments savoureux.

Je me souviens quand je n’avais pas du tout intégré que tout meurt, je me souviens être là dans une salle d’attente verte, une TV diffuse en boucle l’horoscope du jour et aimer profondément ma vie, bloquée avant le drame : entre l’accident subit et la lente agonie, il y a la survivance. Quelques feuilles 2014, une chaise de bureau à deux dos et dont chaque pied dispose d’un petit miroir. Stimulus au niveau de la perspective de vision : émerveillement, amour, désir, espoir, c’est-à-dire seuil de la mort et de la dévastation, c’est-à-dire : au seuil du baiser.

O.N. dit : on dirait que les chaises de bureaux ont une colonne vertébrale. Les chaises de bureaux auraient-elles ontologiquement un rapport avec le désir ? L’ensemble de l’œuvre d’O.N. est une circulation dans les espaces liminaux de nos vies, peut-être qu’il les relie, on se regarde d’un bout à l’autre d’un trou, je suis au fond du trou et je t’aime. L’espace coule comme le sable, file entre les doigts, ou quelque chose du genre.

O.N. me parle de lui, il me parle d’amour et de salariat. Il me parle du sida, de la fête. Je suis prise dans une étendue, cette étendue est le résultat du passage et de la transition, là où se gère la relation et où se fixe le statut social. O.N. décrit les figures qui peuplent ses dessins, de serveur ou de trader, les mêmes vêtements, les mêmes personnes.
Voilà ce qu’elles me disent :
Ils se déshabillaient pour moi.
Ce n'était pas directement pour moi. Il ne s'agissait pas de désir sexuel. Tout le monde voulait faire l'amour avec moi. Eux non.
Je ne crois pas qu'ils désiraient. Je me demande, à ce moment-là, lesquels d'entre nous éprouvaient un désir qualifiable. On dormait ensemble, je les réveillais, je les nourrissais. Ils voulaient qu'on reste toute notre vie ensemble. Et moi je les aimais, enfin j'aimais deux choses. Qu'ils semblent avoir besoin de moi pour arriver à exécuter des gestes élémentaires du quotidien et les formes que ça produisait, eux encastrés dans une chaise de bureau qui se met à rouler, tombe dans l’espace entre ce qu’ils voient et ce que je vois. Qu'ils m'aiment à ce point (me donnait un foyer), qu'ils aient à ce point besoin de moi rejaillissait dans la forme d'une certitude (une maison).
J'étais harnaché à leur amour, à leurs besoins. On était ensemble. Membres d'une unité qui n'aurait pas survécu sans les autres. Ce qui est terminé, c'est l'unité. Peut-être que ça les a laissé béants ou mieux, lovés dans la béance : conséquence des inflammations antérieures.

L’histoire de l’art est complexe, sinueuse et triste, O.N. me dit ça et moi je ne pense pas à l’histoire de l’art la plupart du temps, là j’y pense et je réponds : pourquoi ? Parce que c’est un cimetière d’oubliéexs.
Et oui,

Silhouette, synonyme, figure : oubliéexs entre la déclaration trimestrielle de la caf et l’entrée dans l’histoire de l’art via une petite exposition dans la médiathèque du coin. Enfin
De toi à moi,

J’avais fait une liste
De tout ce que je devais dire
Une liste de phrases prononcées,
Une liste de phrases rêvées que je n’écrirai jamais.
Je pousse la porte de la caf, du pôle emploi, de la médiathèque.
Je ne pousse même pas la porte parce que,
J’adore farine-feutrine,
Et que c’est juste une vitrine recouverte de feutrine sauf à un endroit, une sorte de déchirure tout à fait dessinée, tout à fait artificielle,
On voit illuminé, un tas de farine parsemé de monnaie.
Il y a une dizaine d’euros, sûrement moins.
Il y a une main aussi,
Je la prends.

À quelle distance commence-t’on à être absent·e ?




Épilogue par Olivier Nottellet

Lorsque j’ai été informé de l’opportunité de contacter un·e auteur·e pour rédiger un texte sur mon travail, j’ai immédiatement pensé que je ne souhaitais pas d’un texte critique traditionnel, mais que j’avais plutôt envie de partager une approche différente, une lecture nouvelle de mon travail à l’image de ces nouvelles formes littéraires qui n’ont pas peur de mélanger les genres (critique, romanesque, biographique, journalistique…). Sortir des sentiers battus que j’ai déjà parcourus, d’une analyse que je ne renie pas mais que j’ai aujourd’hui envie de remplacer par une approche plus incertaine que signifiante. Eugénie Zély, sur laquelle j’ai quasiment immédiatement porté mon choix, a été une étudiante passionnante et passionnée avant de devenir une amie. J’ai pensé qu’elle saurait voir à travers la masse de mes productions plastiques, l’écume du réel, les présences du sensible au filigrane de mes préoccupations. Point de clé de voûte, rien de fracassant, quelques bribes et indices, ici et là, ramenés à la surface de mon parcours pour en affirmer une singularité, toute relative au relief des époques traversées. Peut-être plus une histoire de hasard qu’une histoire de l’art.

En complément

Texte produit par Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes avec le soutien de la Fondation de l’Olivier, 2023

Biographie de l'auteur·e

Eugénie Zély est artiste et autrice. Elle a publié Thune Amertume Fortune aux éditions Burn~Août en 2022. Elle a créé et dirige la revue littéraire C’est les vacances publiée également chez Burn~Août. Elle écrit régulièrement des textes critiques pour des artistes et des expositions, ce qui lui a valu de remporter le Prix Pierre Giquel de la critique d’art 2023. Elle développe un travail plastique multimédia en relation directe avec son travail littéraire. Son travail plastique a fait l’objet de plusieurs expositions et elle écrit actuellement son deuxième roman : La même en pire. Elle est née en 1993 et elle vit toujours dans la zone rurale dans laquelle elle a grandi.

Vue de l'exposition Olivier Nottellet à peu de choses près, Chapelle Saint-Jacques - centre d'art contemporain de Saint-Gaudens, 2015
Photo : © François Deladerrière
Vue de l'exposition Tendre, CRAC Languedoc-Roussillon, Sète, 2013
Photo : © Marc Domage
La grotte, 2013
Vue de l'exposition Tendre, CRAC Languedoc-Roussillon, Sète
Photo : © Marc Domage
où ?, 2005
Encre sur papier, 90 x 110 cm
Collection privée
Les copines, 2014
Chaises de bureau, sangle, miroirs
Farine-Feutrine, 2011
Intervention in situ dans la vitrine du Frac Île-de-France / Le Plateau
Farine, feutrine, pièces de monnaie, lampe
Photo : © Martin Argyroglo
Farine-Feutrine, 2011
Intervention in situ dans la vitrine du Frac Île-de-France / Le Plateau
Farine, feutrine, pièces de monnaie, lampe
Photo : © Martin Argyroglo
ly-07/18 C, 2018
Encre sur papier, 24 x 32 cm
ly-10/19 A5, 2019
Encre sur papier, 24 x 32 cm
ly-01/19 D, 2019
Encre sur papier, 24 x 32 cm