Émilie Perotto

par Balqis Tandjaoui
avril 2024

La sculpture en projet

Si Émilie Perotto est artiste, en ce qu’elle pratique la sculpture et l’écriture, répond à des commandes artistiques, est exposée et figure dans des collections publiques et privées, elle ne se revendique pourtant pas « créatrice » ou « autrice » de ses sculptures. D’ailleurs, pour les désigner, elle ne parle pas d’« œuvres », mais de « projets ». Elle travaille et retravaille les formes, les matériaux, leur statut, leur usage.

Cela sans but mystique, intention de mystère ou position particulière d’anti-conformisme. Simplement, Émilie Perotto se dit « passeuse, traductrice, facilitatrice » ou encore « prestataire »1 de ses œuvres, dont elle ne revendique pas la création directe. Pour elle, la position d’humilité est inévitable dans la mesure où elle ne peut porter de son seul nom un travail d’entraides et de discussions. Le fait de passer un prototype à quelqu’un·e pour qu’iel le réalise selon son savoir-faire ou sa maîtrise d’un matériau est obligatoire dans sa méthode de travail. Ce moment pendant lequel la sculpture passe dans les mains d'autrui l’aide à comprendre le monde industriel qui l’entoure. Dans les faits, ses sculptures sont connues sous son nom et sa parentalité en est indiscutable. Si dans le milieu de l’art – ce qui ne serait pas le cas de façon aussi manichéenne dans celui du design – l’on veut que les productions soient donc celles d’Émilie Perotto, pour cette dernière, son action se limite à cette « simple » parentalité2. C’est la rencontre des sculptures avec les personnes à qui elles sont confiées, et par qui elles sont façonnées, qui finit par les modeler. Bien que ce soit moins le cas aujourd’hui, cela explique que certaines de ses œuvres aient été co-signées3 ou qu’il lui arrive d’utiliser un pseudonyme4.

Une fois leurs formes finales advenues, les sculptures s’expriment : elles se présentent dans les textes d'expositions5, prennent la parole dans le livre Procession (2023). Ce travail d’écriture rejoint une autre partie de la démarche d’Émilie Perotto avec les « Spécialistes de la Situation Sculpturale ». Le Manifeste de la situation sculpturale formule des concepts développés depuis quelques années par l’artiste, jouant de nouvelles façons d’appréhender et de mettre en scène les œuvres. La « situation sculpturale » définit la sculpture comme un outil de rencontre entre un corps, un espace et un objet. Les publics sont invité·es à prendre part à une situation sculpturale lorsqu’iels s’assoient sur, manipulent, lisent, les sculptures. La sculpture est ainsi envisagée comme une façon de penser l’espace physique, les relations entre les personnes, les modes de production et de diffusion des objets.

Loin des œuvres d’art autoritairement surveillées dans des white cubes, celles d’Émilie Perotto appellent à la manipulation. C’était notamment le cas lors de son exposition VOLONTAIRE au FRAC Poitou-Charentes en 2020. La réalisation de la sculpture TAKE CARE (2018-2020), par exemple, a été confiée à une fonderie, et les gestes et décisions à l’origine de son résultat ont eu lieu loin de l’artiste, dans un temps qu’elle ne cherchait pas à maîtriser. Il s’agissait de proposer une œuvre à l’aspect fragile et vulnérable, apparence démentie par son matériau, l’acier. TAKE CARE révèle aux visiteur·euses l’espace qui les entoure. Iels sont invité·es à la toucher, à prendre en considération son titre pour y faire littéralement attention – ce réseau de soin ayant commencé lors du processus long et partagé de création.

Dans cette même exposition, Émilie Perotto présentait DILIGENCE (2018-2020), sculpture qui renvoie à la fois au moyen de transport et à l’expression « avec diligence », avec soin et rapidité. Cette œuvre est, comme souvent, issue d’un processus en plusieurs étapes, qui ont eu lieu à différents endroits en France. Tous les déplacements liés à ce projet ont été réalisés dans une « diligence » contemporaine : via un site internet proposant à des particuliers de déplacer des colis. La sculpture, acheminée sans emballage ni assurance, était créatrice de relations, passeuse. Parce qu’elle est passée par un nombre important d’étapes, de mains, l’on comprend que l’œuvre ait été considérée comme un « projet »6. Pour l’artiste, la pratique sculpturale n’équivaut pas à faire des objets, et s’il en résulte une matérialité, ce résultat peut ne pas correspondre à l’intention de départ. Si sur le parcours de fabrication certaines choses ne se passent pas comme elles avaient été envisagées, ces modifications sont justement les bienvenues. La sculpture produit le désir d'aller vers des personnes qui vont pouvoir l'aider à exister, et est ensuite exposée sans que ce mode de production ne soit révélé au public : elle porte en elle son histoire, sa qualité de projet.

La pratique d’Émilie Perotto relève finalement presque de méthodes de travail d’architectes. Dans son ouvrage Pesmes. Art de construire et engagement territorial, la théoricienne Émeline Curien définit la relation de certain·es architectes au partage d’un savoir-faire, définition qui pourrait être parfaitement transposée à la façon de travailler d’Émilie Perotto : « Gardant la trace de la main de l'Homme, [l’artisanat] est vu comme la possibilité d'investir du sens dans la construction. Plusieurs [architectes cherchent] à inventer d'autres formes de relations au chantier et à ses implications sociales, économiques et politiques : construire par soi-même, en partenariat avec les artisans, en étant impliqué dans des structures de construction »7. Lorsqu’elle réalise la commande de Moly-Sabata À cœur vaillant (2016), Émilie Perotto agit comme une maître d’œuvre, travaillant avec des entreprises partenaires, mélangeant procédé industriel et savoir-faire artisanal. À cœur vaillant est constituée de granit local. Après avoir choisi ses pierres en carrière, Émilie Perotto les a confiées à un CFA pour leur épannelage – processus de coupe du « surplus » des blocs de pierre. Enfin, elle a fait le choix de leur positionnement au sol suggérant une pluralité d’interprétations : l’installation des pierres, qui forment un ensemble autonome, peut donner l’impression d’une disposition hasardeuse, d’un jeu pour enfants ou d’une assise.

La pratique d’Émilie Perotto a ceci de marquant qu’elle ne se limite pas à l’usage de médiums et techniques de productions matérielles, mais inclut une dimension théorique en constante remise en question. Est-ce la façon de travailler, de communiquer, ou encore la manière dont les projets sont montrés, qui définit le statut d’une autorité créatrice ? À travers sa recherche évolutive, Émilie Perotto ouvre un champ des possibles et une réflexion autour de la nature de l’objet d’art et du positionnement de l’artiste.



Note :

1. Entretien de l’autrice avec l’artiste, Paris, 11 janvier 2024.
2. En réalité, son action est plus longue dans le temps, puisqu’elle opère aussi – entre autres – le suivi de la réalisation de la sculpture.
3. 06 15 2010 47° 21' 38N 3° 23' 6E, 2010. Sculpture conçue, réalisée et installée de façon pérenne pendant la résidence avec les élèves de ferronnerie du Lycée professionnel – Collège Mont Châtelet de Varzy (Pierre Cluzel, Sylvain Dechaume, Nicolas Deléchenault, Dimitri Dieudonné, Clément Fouley, Camille Freret, Jonathan Heurgué, Xavier Karger, Émilie Kowalscyk, Kenny Lofel, Cyr-José Meira, Brice Minana, Quentin Morisset, Clément Tartar).
4. ABSENCE TEMPORAIRE, signée « Situation Sculpturale Service », 2020.
5. Exposition VOLONTAIRE, Frac Poitou-Charentes, 2020.
6. Et qu’elle en reste un une fois sa forme finale advenue - de la même façon qu’en architecture le terme de « projet » désigne également le bâtiment construit.
7. Curien Émeline, Pesmes. Art de construire et engagement territorial, page 22.

En complément

Texte produit par Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes avec le soutien de la Fondation de l’Olivier, 2024

Biographie de l'auteur·e

Balqis Tandjaoui est commissaire d'exposition indépendante, coordinatrice et écrivaine de l'art.
Après une classe préparatoire et une double licence en Lettres Modernes et en Histoire de l'art, elle obtient son diplôme de Chercheuse en Histoire de l'art, au terme de deux années de Master au cours desquelles elle s'est spécialisée à la fois en Histoire de l'architecture moderne et postmoderne et en art contemporain. En 2023, elle est diplômée du Master professionnel "L'art contemporain et son exposition" à La Sorbonne, Master obtenu en parallèle de la réalisation de l'exposition "Semblable à un petit os de seiche" à Bétonsalon dont elle a été la co-commissaire. Depuis, elle travaille en tant qu'indépendante dans le milieu de l'art, comme commissaire d'exposition, écrivaine et coordinatrice pour des lieux et des artistes.

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TAKE CARE, 2018-2020
Fonte d'acier, production Fonderie Focast, 3 tirages différents de 123 x 47 x 40 cm et 90 x 55 x 41 cm
Vue de l'exposition VOLONTAIRE, FRAC Poitou-Charentes, Angoulême, 2020
Photo : © Romain Darnaud
DILIGENCE, 2019-2020
Fonderie de cupro-aluminium, 120 x 20 x 20 cm
Vue de l'exposition VOLONTAIRE, FRAC Poitou-Charentes, Angoulême, 2020
Photo : © Romain Darnaud
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À cœur vaillant, 2016
Granit, 135 x 230 x 120 cm
Sculpture réalisée par Ghislain Bouchard, CFA Montalieu-Varcieu, à l'occasion de l'exposition Les épis Girardon, Moly-Sabata, Sablons
06 15 2010 47° 21' 38N 3° 23' 6E, 2010
Métal, 325 x 430 x 300 cm
Programmation hors-les-murs du centre d'art Parc Saint Léger
Sculpture conçue, réalisée et installée de façon pérenne pendant la résidence avec les élèves de ferronnerie du Lycée professionnel - Collège Mont Châtelet de Varzy