David Ryan

by Francesca Zappia
curator
July 2019

Looking forward to meeting you

Cher David,

Je t’écris des îles Shetland, où je suis venue me réfugier quelques jours. Très régulièrement, depuis que je me suis installée en Écosse, il me prend le besoin d’arpenter ces paysages désertiques de bruyère qui, à la fin de l’hiver, sont encore brûlés par les couleurs ocres de cette végétation au ras du sol. Ici, on est seul au monde. Loin des nuisances sonores et visuelles de la vie de tous les jours. Et pourtant... la démarche lente qu’on entreprend au milieu de ces terrains vallonnés et battus par les vents, ouvre à une grande richesse intellectuelle. Elle est menée non pas par une quête, mais plutôt par une découverte. La découverte d’une fleur, d’un animal, de la minéralité d’une roche. La découverte d’une mise en relation avec les choses, qui passe par le labeur, celui de la nature et celui de l’homme. Une coexistence d’intelligences, comme justement tu l’as nommée au cours de notre dernier appel.
Je t’écris, alors que je devrais écrire un texte critique sur ton travail. Il y a des zones qui résistent, des zones qui s’enfuient. Il m’est impossible de les encadrer de façon critique. Pour cette raison, il me paraît plus juste de l’approcher de façon subjective, à la première personne.





O me name is Joe McDonnell from / Belfast town I came / That city I will / Never see again / For in the town of Belfast / I spent many happy days / I love that town in oh so many ways / For it’s there I spent my childhood and found / For me a wife / I then set out to make / For her a life / But all my young ambitions met with bitterness and hate / I soon found myself inside a prison gate / And you dare to call me a terrorist / While you looked down your gun / When I think of all the deeds that you had done / You had plundered many nations divided many lands / You had terrorised their peoples you ruled with an iron hand / And you brought this reign of terror to my land. Joe McDonnell - The Wolfe Tones

L’histoire commence en 1980-81, avec la mort des militants républicains dans les prisons nord-irlandaises suite à la grève de la faim. Toi, David Ryan1, tu nais symboliquement, alors que Bobby Sands, Joe McDonnell et beaucoup d’autres meurent en protestant, d’un acte de violence qui, au milieu des troubles, n’est pas dirigé vers l’autre, mais vers soi-même (je te cite encore). Vingt ans plus tard, alors que tu renais en chasseur de trèfles, tu décides d’incarner la mémoire d’anciens militants de l’IRA. Non pas la mémoire douloureuse du martyr ou du héros, mais celle vivante de leurs créations – la poésie de Bobby Sands, la musique de Cornelius Cardew, la littérature de Danny Morrison.

En chasseur de trèfles, tu renais dans le paysage. Tu renais au temps présent.
Il me semble que cette renaissance incarne un désir de faire table rase de toute expérience préalable. Comme un retour vers les premiers pas de l’enfance, elle passe par la découverte des choses, de leurs formes, de leurs couleurs, matières, sons et odeurs. Puis elle s’ouvre à une nouvelle façon de se rapporter au monde, aux autres, à l’histoire et aux traumas. D’une certaine façon, la figure du chasseur de trèfles naît sous le signe de la contemplation, de la méditation. En habitant le paysage, il est parvenu à embrasser d’un même regard toute diversité, à trouver en cette diversité un enrichissement plutôt qu’une opposition.

Tu m’as beaucoup parlé de l’importance de la naissance du langage dans ton travail. Alors que je mène un projet qui justement regarde à « l’échafaudage du langage », entendu autant dans sa syntaxe que dans la superposition de normes et comportements sous- jacents à une certaine culture, la naissance du langage s’impose comme un anti-échafaudage, un espace libre des structures et stratifications historiques et culturelles, un espace de pure poésie et d’invention. Un espace de dialogue « autre ».

Ton dernier projet s’inscrit dans la communauté de West Belfast2, tu travailles notamment avec les enfants d’une école gaélique. Alors que tu les introduis au chasseur de trèfles, c’est en vérité la figure du sniper que tu fais revenir sur les lieux. Par ce projet, tu rentres au cœur de questions (post-)coloniales en confrontant les jeunes écoliers à cette figure du trauma, de la guerre civile, de la tentative d’effacement d’une identité. Mais dans les actions des enfants vis-à-vis de ce monstre qu’est le sniper, il y a comme un renversement émotionnel. À la peur se substitue la curiosité. Ils le renomment le bushman. La rencontre se fait dans un espace vert, les élèves lui apportent feuilles et plantes, comme à vouloir le nourrir. Puis, ils lui apprennent des mots en gaélique, alors qu’ils jouent avec lui, et rient.

Our Revenge Will Be The Laughter of Our Children – Bobby Sands

Le chasseur de trèfles est la création d’un espace d’affection et de soin, dans une ouverture à l’autre. Je crois que c’est dans cette ouverture qu’on trouve la clé de l’insaisissabilité de ton travail. Ton œuvre germine au fil des rencontres de façon rhizomatique, je dirais qu’elle évolue par association d’idées, par virages menés par tes collaborations, par tes inépuisables intérêts. C’est une œuvre qui est comme une résistance à la pensée critique, mais qui est ouverte à la pensée émotionnelle, aux zones de contact, aux intersections.

Ainsi, alors que nous entamons cette nouvelle collaboration, je crois devoir intégrer ce flux et voir ce qui va se passer. Je vais commencer par m’asseoir au bord de cette falaise, entre l’Écosse et la Norvège et regarder la mer. Qui sait, peut-être avec un peu de patience, je verrai passer les baleines.

Looking forward to meeting you, in Belfast.


Francesca Zappia

1 De mère irlandaise, l’artiste adopte le nom de son oncle en 1980.
2 West Belfast a été le haut-lieu de la résistance républicaine lors des Troubles.



Texte écrit dans le cadre du projet de recherche SET UP #2, initié et coproduit par le Réseau documents d’artistes et C-E-A.
Projet réalisé avec le soutien du Ministère de la Culture - Direction générale de la création artistique.
Restitution publique vendredi 5 juillet 2019, en partenariat avec L’ahah, Paris.

Author's biography

Vit et travaille à Glasgow
Membre de C-E-A

Francesca Zappia dirige sa pratique curatoriale vers la transmission de la mémoire et la production de savoir. Elle s’intéresse de près au fonctionnement d’Internet comme outil de production et diffusion de contenu antihiérarchique, horizontal et rhizomatique. Ses projets sont menés selon un processus collaboratif qui permet le développement d’échanges avec les artistes sur la durée. Elle explore aussi la fiction comme outil de développement de perspectives inédites et de transmission de savoir. Francesca a obtenu un master en Histoire des arts visuels et conservation des biens artistiques à l’Université Ca’ Foscari de Venise, ainsi que le master professionnel L’Art contemporain et son exposition à La Sorbonne - Paris IV. En tant que Chargée d’expositions, elle a travaillé avec le FRAC Ile-de-France et la Fondation François Pinault. Depuis 2014, elle travaille en indépendant. En 2015, elle a obtenu la bourse de recherche curatoriale du CNAP pour son projet « La recherche curatoriale confrontée à la reproduction d’œuvres d’art : pour une exploration culturelle du Fonds national d’art contemporain ».

DAVID RYAN, THE BUSH BOY ! WHO CARE, NOVEMBRE 2018