Olivier Crouzel
Les gardiens
Ils sont là. Toujours.
Au centre du « dispositif », et pourtant à la marge, ils restent là, à observer.
Suspendus dans un entre-deux, sous-tendus par l’envie d’être ailleurs, ils disparaissent dans l’espace. L’espace de l’ennui, de l’abandon du soi, de l’attente, l’attente de la fin, de ce moment où ils pourront retrouver le tempo du monde, retrouver leur place dans le groupe.
Face à eux, les autres avancent, toujours en mouvement.
Chacun, quand il pénètre ici, accepte les règles de cet espace très codé, scripté, chorégraphié. Ne pas s’arrêter, ne pas encombrer, toujours à la même allure, limiter ses mouvements. Deux secondes, c’est désormais le temps de l’œuvre, le temps moyen que le regard peut lui accorder avant de passer.
Mais voilà qu’un autre s’arrête, et porte son attention sur ceux qu’on ne doit pas voir. Dans l’espace des conventions sociales, artistiques et politiques, Olivier Crouzel, tout à coup, ne joue pas le jeu, et décide d’impliquer le corps surveillant. Parfois, il se fait repérer. Pourtant il sait rester discret. Armé d’un smartphone, il aurait pu ressembler à tout autre. Mais s’arrêter, observer l’observateur, le filmer, inverser la posture de surveillance, c’est tout à coup faire surgir la performance dissimulée dans le cadre. A New York, Barcelone, Paris, Londres… ce cadre qui se répète, uniforme, fait apparaître le rythme des mouvements qui se régulent et se standardisent. En juxtaposant les lieux, en les superposant, Olivier Crouzel révèle que nous sommes au « musée ».
Révéler le dispositif donc, le porter au regard, c’est redire que tout cela n’est pas gratuit et participe d’une pensée. En questionnant la scénographie de l’effacement, l’artiste, au-delà même du concept de « white cube », interroge la construction historique de l’espace du musée, et son possible non-devenir en tant qu’« architecture inévitable ».
Et il sait de quoi il parle. Les forêts, les villages reculés, les bâtisses abandonnées : voilà où il aime à expérimenter. Pour Olivier Crouzel, l’œuvre, passant toujours par des captations et systèmes de projection, ne peut être désolidarisée de son contexte de présentation. Les images qu’il projette ne doivent leur matérialité qu’au contact de l’environnement qu’elles investissent.
Déjà affranchi du cadre de la toile, la question de l’espace de l’exposition devait un jour ou l’autre s’imposer à lui. Interroger le formalisme occidental comme vecteur d’uniformisation et de domination culturelles semblait alors une bonne entrée en matière.
L’artiste nous entraîne ainsi dans une danse à quatre temps, une ronde. Désormais spectateurs impliqués, silhouettes gravitant dans le dispositif de projection, il nous interpelle dans notre posture de détachement.
Cette exhortation à s’investir est, au final, ce qui traduit le mieux le sens profond de la démarche d’Olivier Crouzel : l’engagement.
Emeline Dufrennoy, 2018
Texte écrit dans le cadre du projet de recherche SET UP, initié et coproduit par le Réseau DDA et C-E-A.
Olivier Crouzel, né en 1973 à Fès (Maroc), vit et travaille à Bègles.
Depuis 2002, le travail d’Olivier Crouzel lie la vidéo et la photographie. Il s’agit d’installations qui emploient la vidéoprojection autant que les lieux sur lesquels elle s’opère. Chaque étape intègre le projet. Son atelier, souvent à ciel ouvert, est un endroit qu’il explore.
« C’est tout un jeu d’échelles – sociales et dimensionnelles – qui s’opère dans son travail. L’individu oublié est projeté sur la place du village, la parole étouffée trouve voix au chapitre, la mauvaise herbe s’accroche à la façade, l’espace abandonné est illuminé. Le micro devient macro et l’invisible, spectaculaire. Peut-être que son œuvre n’est finalement qu’une lutte contre la disparition – des lieux comme des images, des hommes comme de leurs usages, des traces qu’ils laissent comme des souvenirs qui s’effacent. » […] Sophie Lapalu, 2015
Sauf au hasard de ses interventions sauvages, on a pu découvrir son travail à la galerie Art et Architecture à Paris (2002), au Salon de Montrouge (2011), à PanOrama biennale du parc des côteaux à Bordeaux (2012 et 2014), à la Nuit Blanche Paris (2013), au Musée National de Préhistoire (2014), au Biomuseo de Panama City (2015), à Calais et à Lesbos (2016), et en 2017 dans les rues de New York, au bord de la mer noire en Ukraine, au camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie et à la Basilique de Saint Denis. 2018 commence avec le projet Bon Souvenir au centre de détention d’Eysses.