Marianne Plo

par Julie Crenn
Documents d'artistes Occitanie
février 2025

Le problème, c’est que nous nous sommes tous laissés happer par l’histoire du tueur et que nous pourrions bien finir avec elle. C’est pourquoi je recherche avec une certaine urgence la nature, le sujet, les mots de l’autre histoire, celle qui n’est pas encore racontée, celle de la vie.

Ursula K. Le Guin - La théorie de la fiction-panier, 1986.


Au départ, il y a une nécessité, une urgence et un plaisir irrépressible à peindre et à dessiner. Marianne Plo prélève, collecte, fabrique des images. Sur Internet, dans les magazines et les livres, elle recherche des déclencheurs : couleur, lumière, motif, sujet, composition, graphisme. Une image glanée devient un excitant, une raison de peindre, de réagir à une émotion, à une intuition ou à une envie. Les peintures sur soie et sur papier de Marianne Plo sont à envisager comme un langage en soi. Une partition libre où chaque œuvre fait ricochet avec une autre. L’artiste ne les pense pas d’une manière autonome, mais bien collectivement. Suspendues dans l’espace d’exposition, elles forment des paysages pensés en plusieurs plans, selon différentes profondeurs et points de vue. Les images flottantes agissent comme des écrans sensibles aux variations lumineuses, aux déplacements d'air et à nos corps qui les traversent. La conversation plastique entre les œuvres, volontairement dissonantes, génère un poème où les images se substituent aux mots. Excluant toute forme d’enfermement de sa pensée plastique, Marianne Plo réclame une “liberté poétique”. Alors, la mise en dialogue des œuvres engendre des phrases cryptées où se forment des échos, des amorces de récits, des projections. L’artiste parle ainsi d’un “pêle-mêle hétéroclite” où se rencontrent une montagne, une meute de guépards, le visage plein cadre d’une femme aux yeux verts, la Petite Sirène, les touches d’un piano, des météorites enflammées, un chat mélancolique, un accordéon, un fantôme, une araignée-fourmis ou encore un autobus en feu. La réunion des œuvres fonctionne comme un rébus dont seule Marianne Plo peut décrypter le ou les messages. Elle précise : “J'aime peindre tout plein de thèmes différents pour deviser du monde (à mon échelle), montrer sa variété, sa diversité et toutes ses nuances pour tenter de comprendre les liens qui les relient. Tisser ce lien de la Partie au Tout et du Tout à la Partie.”1 L’artiste entretient avec force un mystère, des secrets qui infusent dans les plis et les replis des soies. Parce qu’elle refuse d'être cantonnée à un thème spécifique, à un concept, à “un jargon artistique” en lequel elle ne se reconnaît pas, Marianne Plo pratique l’art de l’échappée belle. Sans aucune volonté de démonstration, elle déhiérarchise les genres, les styles, les écritures picturales et les sujets. Le mystère bien gardé est peut-être celui d’un autoportrait vortex par lequel l’artiste nous dévoile le fil de ses pensées, de ses désirs, de ses sentiments et des états d’âme.

À propos des différentes manières de penser le récit, Ursula K. Le Guin (autrice américaine de science-fiction) écrit en 1980 : “composer un récit c’est utiliser le langage pour connecter des évènements dans le temps. Cette connexion, qu’on la conçoive comme une séquence fermée (“début-milieu-fin”) ou ouverte (“passé-présent-avenir”), soit linéaire, soit en spirale (ou récursive), implique un mouvement “à travers” le temps, que la métaphore spatiale décrit de manière adéquate. Le récit fait un voyage.”2 Le processus créatif de Marianne Plo relève de la spirale intuitive créant des récits parallèles et/ou entremêlés. Ces derniers se concrétisent par la couleur et par la représentation. L’artiste parle de “réactions en chaîne” en travaillant par associations, glissements et rebonds. Les mots d’Ursula K. Le Guin résonnent à nouveau : “L’organisme est un agencement dans l’espace-temps, une structuration itérative, un processus ; l’esprit est le produit du corps, un organe. Et il fait comme les autres organes : il organise. Ordonner, structurer, connecter. Quoi de mieux pour assembler de manière logique des perceptions aussi suprêmement disparates qu’un crocodile vaguement remémoré, une grande-tante défunte, l’odeur du café, un cri venu d’Iran, un atterrissage mouvementé et une chambre d’hôtel à Cincinnati… oui, quoi de mieux que la narration pour cela ? Une technique fabuleusement souple, ou une stratégie de survie qui, maniée avec astuce et habileté, offre à chacun d’entre nous le plus captivant des feuilletons : “L’histoire de sa vie”.”3

Le choix de la peinture sur soie n’est pas anodin. Marianne Plo l’inscrit dans les arts modestes.4 En occident, cette pratique est associée aux loisirs créatifs, elle est aussi assignée à un territoire présupposé du féminin. L’artiste s’est alors formée aux différentes techniques auprès d’un “club de mamies”. Depuis elle ne cesse d'expérimenter en affectionnant les maladresses des traits, le manque de précision, les imprévus et les accidents. Elle s’affirme en tant que coloriste. Elle navigue entre les styles, entre les registres, entre les époques et entre les genres. Du portrait à la nature (pas vraiment) morte, elle peint des paysages, des animaux, des motifs répétés de manière quasi psychédélique. Elle nous invite à nous immerger dans un flot d’images fluides et mouvantes, dont les échelles et les plans varient du microcosme au macrocosme. De la montagne à l’intérieur de la roche, d’une déesse antique (réelle ou imaginaire), d’un feu à la lumière diffractée, l’artiste déambule dans un mille-feuille qui embrasse la mémoire, l’imaginaire, l’expérience intime, le temps, l’espace et la culture. En ce sens, les peintures proviennent d’une pensée maelström : un tourbillon existentialiste puissant. Elles manifestent des perceptions larges et resserrées de l’expérience humaine selon toutes ces facettes, réalités et fantasmes. De l’enfance à l'âge adulte, l’artiste Plo sonde les peurs ancestrales, les catastrophes, les inquiétudes silenciées, les moments d’émerveillement, de solitude, de rage, de tendresse, de fantaisie, de plaisir et d’évasion. Des peintures pariétales aux smartphones, le langage pictural de Marianne Plo formule, à la surface d’un matériau charnel, le récit sensoriel et secret d’une épopée humaine.

Notes :

1 Les citations de Marianne Plo sont extraites de différentes conversations orales et écrites menées avec elle entre les mois d'août et de novembre 2024.

2 LE GUIN, Ursula K. Quelques réflexions sur la narration dans Danser au bord du monde - mots, femmes, territoires, Éditions de l’Éclat, Paris, 2020, p.56

3 «  op.cit., p.60-61. »

4 « L’art modeste nous invite à désapprendre. L’art modeste nous invite alors à lever, à enjamber ou à déformer les frontières qui existent entre ce qui relèverait du bon ou du mauvais goût, à faire exploser les hiérarchies, les compartimentations qui préservent le privilège, la valeur et la visibilité. Les lieux de l’art modeste sont ceux de coexistence, de frottement, d’entrechoquement, de rencontre. », Julien Crenn, « Arts modestes - Les Joies du désordre » dans Le Grand Livre du Musée International des Arts Modestes, Fage, Paris, 2021, p.394

Les artistes

En complément

Texte produit par le Réseau documents d'artistes avec le soutien du Centre national des arts plastiques, 2024.

Biographie de l'auteur·e

Julie Crenn est historienne de l’art, critique d’art (AICA) et commissaire d’exposition indépendante. Depuis 2018, elle est associée à la programmation du Transpalette – Centre d’art contemporain de Bourges. En 2005, elle obtient un Master recherche en histoire et critique des arts à l’université Rennes 2, dont le mémoire est consacré à l’art de Frida Kahlo. Dans la continuité de ses recherches sur les pratiques féministes et décoloniales, elle reçoit le titre de docteure en Arts (histoire et théorie) à l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux III. Sa thèse est une réflexion à partir de pratiques textiles contemporaines (de 1970 à nos jours). Depuis, elle mène une recherche intersectionnelle à propos des corps, des mémoires et des militances artistiques.

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