Karim Ghelloussi

par Marine Schütz
Documents d'artistes Paca
février 2025

Global marqueteries : mémoire des luttes mondiales et actes d’images 

Composée de six ou sept pièces, tournant toutes autour d’une figure au premier plan, la série Ceux qui vivent, initiée autour de 2020, se présente comme une réactualisation de la marqueterie. Grâce à cette technique ancienne sur bois, Karim Ghelloussi traite les images médiatiques de l’élan révolutionnaire qui parcourut le monde en 2019, notamment à Hong-Kong, en Algérie, au Liban, en Palestine, au Chili et au Brésil, dans lesquelles les images furent partie prenante de la stratégie militante. La nécessité de visualiser les révolutions en produisant des formes qui seraient elles-mêmes évocatrices d’une alternative semble en effet innerver sa démarche. C’est par le recours à la figuration et par ses recherches engagées au milieu des années 2000 autour du moulage, qu’est investie la mémoire des luttes dans le sillage de sa série Mémoire de la jungle.

Revenant sur les origines de la série, Karim Ghelloussi explique s’être tourné vers les chutes de bois pour des raisons matérielles. Le tri et la réévaluation de son travail le menèrent à démonter des sculptures en bois qui « ne le satisfaisaient pas1». D’autre part, il manifeste alors un grand intérêt pour l’économie visuelle des mouvements mondiaux populaires d’émancipation : ces manifestations peuvent être décrites comme « un mouvement massif et inventif2 ». Que son approche ait inconsciemment cherché à matérialiser ces luttes dans leur dynamique de connexion, des histoires comme des temporalités, apparaît clairement quand on considère les liens entre son travail et les enjeux globaux inhérents à la technique de la marqueterie. Cette technique d'ébénisterie - dont le bureau de Louis XV est l’une des réalisations les plus fameuses - désigne l’assemblage de « pièces de bois, d'essences et de tons différents, juxtaposées sur un fond de menuiserie en vue d'obtenir des dessins et des motifs variés3 ». Décorative, mais profondément hybride, en ce que les matériaux assemblent des placages constitués d’écailles de tortue, de nacre ou d’acajou venant des quatre coins du globe, cette technique se constitue au XVIIIe siècle comme un véritable objet-frontière. Aussi, dans l’œuvre de Karim Ghelloussi, incarner les images mondiales de l’émancipation dans une technique porteuse de cet imaginaire global revient à remettre en mouvement les images, selon leur poétique circulatoire originelle. 

Tout semble par ailleurs porter à considérer que la réflexion portée sur la forme s’associe à des enjeux afférents aux images. Ses représentations des militant·es nous parlent elles-mêmes du pouvoir d’action des images sur le champ politique et sur la réalité. On observera la représentation en papiers découpés d’un manifestant brésilien, opposé au régime de Jaïr Bolsonaro, dans laquelle l’artiste met en valeur sa coiffe et son costume. Les morceaux de bois peints aux formes aigües créent un contraste évocateur et font image dans l’image pour ouvrir sur les liens qui existent au Brésil entre les modes d’exposition politiques actuels et la tradition du carnaval indien. Or comme le rappelle Krista Thompson, l’expression de tels liens entre les temporalités du présent et du passé a pour objet de compléter le projet de la liberté4. Dès lors, Karim Ghelloussi met le décoratif à distance et défend la représentation pour évoquer directement les stratégies mémorielles dont usent  les Brésilien·nes pour mener le projet inachevé de la liberté. 
Si les marqueteries et papiers collés se présentent comme des méta-images, c’est que Karim Ghelloussi s’intéresse au poids des stratégies visuelles dans les actes militants. Ainsi, il rappelle que durant certaines manifestations historiques, notamment celles des Algérienn·e·s de 1961, ces dernier·ères sortaient dans la rue en prêtant une attention particulière à leur tenue  (chapeaux, veste de costume etc.) alors qu’il s’agissait de revendiquer l’indépendance de leur pays dans la rue. Que l’image prenne part à l’exercice de la militance ne surprendra pas tant les écrits de Georges Didi-Huberman et Horst Bredekamp nous rappellent que, par son ontologie propre, une image est un acte5.  

Le sens politique de la production de l’artiste tiendrait dès lors à sa façon de documenter les stratégies métadiscursives dont usent les militants au niveau des images. Alors qu’initialement, il dirigeait sa recherche sur la production d’images manquantes, il réoriente sa pratique vers la production « d’actes d’images ». Aujourd’hui, l’expression de l’agentivité6 de l’acte d’image caractérise d’autres types de sources : les images familiales.  Avec la technique, plus légère, du papier, il développe une narration personnelle qui lui permet de « [s]’attacher à des lieux, qui ont été des lieux importants pour [lui], la région parisienne, l’Algérie et la région niçoise en allant puiser dans les albums familiaux, les photos qu’[il] a pu prendre7 ».  Dans un geste méticuleux, qui évoque la touche picturale, l’artiste, dont le père était algérien et qui s’est rendu en Algérie tous les étés jusqu’à l’âge de quatorze ans, représente ainsi un retour aux sources familiales, captant plusieurs générations de femmes. Proposant une relecture consciente des Femmes d’Alger, l’œuvre engage le dialogue avec les images orientalistes. La composition du dessin avec les femmes assises sur un sofa, est directement pensée de manière à entrer dans le débat de la représentation des femmes algériennes, qu’il aborde à distance de l’oisiveté du type exploré par Delacroix. La représentation des femmes par des lignes verticales rompt avec les codes de la peinture orientaliste dans laquelle les corps féminins sont systématiquement peints allongés, à l’horizontale.
Or comme le rappelle Meyda Yegenoglu, ce type d’images fut, de longue date, associé à l’imaginaire de la conquête, nouant ensemble le devenir d’un pays et du genre féminin8. Ici, au contraire, la représentation vise à « changer très subtilement la façon dont on regarde les choses9 ». La façon dont l’artiste crée des décalages avec les représentations de l’histoire coloniale et postcoloniale caractérise ainsi l’ensemble de sa production récente.    

Dans la démarche récente de Karim Ghelloussi, la forme, la technique, l’histoire de l’art mais aussi l’agentivité des images deviennent des ressources grâce auxquelles sont rendues visibles les luttes comme les histoires familiales postcoloniales. Les œuvres produites nous parlent de ces subjectivités mais aussi du pouvoir d’action des images sur le champ politique. En dépit de la perte de vitesse de la figuration au XXe siècle, c’est tout le potentiel de l’image figurative et sa capacité à défier « les structures du désir dans les sociétés de classe racistes et patriarcales10 » qui est révélé pour construire, de façon contre-hégémonique, l’imaginaire visuel des histoires des subalternes. 

Notes :

1 Entretien avec l’artiste, Nice, 18 octobre 2024.

2 Ibid.

3 La définition nous est donnée par le CNRTL.

4 Thompson Krista (ed.), En Mas’ : Carnival and Performance Art of the Caribbean, cat. expo., Nouvelle Orléans, Contemporary Arts Center, 2015, p. 31.  

5 Voir en particulier Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2007.

6 Le terme d’agentivité désigne la capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même et sur son environnement, voir Annie Jézégou, « Agentivité », dans Anne Jorro  (dir.), Dictionnaire des concepts de la professionnalisation,  2e éd., p. 41-44, De Boeck Supérieur. https://doi.org/10.3917/dbu.jorro.2022.01.0041.

7 Entretien avec l’artiste, Nice, 18 octobre 2024.

8 Meyda Yegenoglu, Colonial fantasies; towards a feminist reading of orientalism, Cambridge, Cambridge university press, 1998.

9 Entretien avec l’artiste, Nice, 18 octobre 2024.

En complément

Texte produit par le Réseau documents d'artistes avec le soutien du Centre national des arts plastiques, 2024.

Biographie de l'auteur·e

Marine Schütz est maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Picardie Jules Verne. Spécialiste de l’art après 1960 Marine Schütz est l’auteure d’une thèse sur les pratiques graphiques dans le Pop art (publiée aux Presses du réel 2025). Ses recherches abordent l’art de la période contemporaine en considérant les liens entre identité et pratiques artistiques. Elle a consacré divers travaux à la production de Robert Malaval, au dessin contemporain, au Pop art, aux questions mémorielles dans l’art contemporain ainsi qu’aux pratiques artistiques des diasporas africaines en Europe.

Sans titre (Ceux qui vivent), 2020
200 x 244 cm
Chutes de bois sur panneau de boisCollection de la ville de Vénissieux
Sans titre (Ceux qui vivent), 2020
200 x 224 cm
Chutes de bois sur panneau de bois
Sans titre (Ceux qui vivent), 2020
200 x 224 cm
Chutes de bois sur panneau de bois
Sans titre, 2022
122 x 122 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de bois
Mémoire de la jungle (Mouammar et Nicolas), 2018
113,5 x 158 cm
Chutes de bois sur panneau de bois
Mémoire de la jungle, 2017
Chutes de bois sur panneaux de bois, 100,5 x 140 cm
Ceux qui me ressemblent (mon frère), 2022
200 x 244 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de bois
Ceux qui me ressemblent (mon père), 2022
240 x 200 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de bois
On naît chez nous (Morsott), 2023
80 x 112 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de bois
On naît chez nous (Argenteuil), 2023
95,5 x 100 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de boisCollection particulière
On naît chez nous (Vénissieux), 2023
170 x 244 cm
Chutes de papier agrafées sur panneau de boisCollection particulière