Jean-Marie Blanchet

par Sophie Fétro
février 2022

Les peintures machinées de Jean-Marie Blanchet


À partir de 2015, Jean-Marie Blanchet entame, avec sa série Drawing, une nouvelle étape de son travail impliquant des machines pilotées numériquement. Leur utilisation confère une nouvelle dimension à sa peinture sans pour autant entrer en rupture avec ses démarches antérieures.


L'atelier

Le portillon ouvre sur une petite allée de graviers menant à un jardin, à droite se trouve son atelier semblable à une serre horticole. Cette structure en bois, recouverte de panneaux ondulés transparents, entièrement auto-construite, se compose de trois espaces : le plus grand, non chauffé, lui permet de réaliser et d'exposer des œuvres grand-format ; dans le fond, répartis en deux espaces, un lieu de stockage et une petite pièce chauffée qui abrite différentes machines, matériels et fournitures. Au centre de cette dernière une table traçante, appelée également plotter, occupe la quasi-totalité de la pièce. Assurément, l'esprit du bricoleur émane de ce lieu fait de toutes pièces par l'artiste. Proche de l'essai de Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur - Essai sur le sens et la valeur du travail, il développe une attitude active à l'égard des machines qui le conduit à interroger leur mécanique, à les modifier, à bricoler avec elles pour les adapter aux contraintes de la peinture.

L'industrie, le monde ouvrier et l'univers manufacturé de semi-produits

Le travail de Jean-Marie Blanchet actualise certaines caractéristiques d'un environnement qui lui est familier depuis son enfance, rendant hommage à la culture ouvrière. Comme dans ses premières peintures (Grilles, 2003), Jean-Marie Blanchet s'intéresse à la peinture industrielle, aux pots utilisés dans la décoration que l'on trouve sur les étals des magasins de bricolage, ramenant ainsi dans le champ de l'art des coloris domestiques prêts à l'emploi. Il trouve d'ailleurs une certaine beauté aux semi-produits industriels, à des matériaux triviaux ouverts à de possibles détournements. Cet intérêt pour le monde ouvrier, l'industrie, l'univers populaire de la grande distribution et du bricolage, est aussi une façon de continuer à déjouer la distinction pourtant ancienne mais persistante entre « arts majeurs » et « arts mineurs ». Son goût pour le faux (simili-cuir, faux bois) que l'on retrouve dans Wood (2014), Simili (2011), Rustique (2010) ou Formica (2009), va dans le même sens. Il le cultive autant qu'il le dénonce, en use autant qu'il le sur-signifie pour mieux déranger les modèles établis. Second degré et transgression se dégagent de ses productions, touchant tout autant au ready-made de Duchamp qu'aux peintures de Roy Lichtenstein lorsque le geste pictural se fait image.

Machines

Au départ, Jean-Marie Blanchet n'est pas un geek ou un féru de technologies. L'aventure a commencé en 2015 avec la réalisation d'un DrawBot 1 nourrie par sa curiosité pour le monde mécanique, l'apparition des fab labs, le développement de l'open source et du milieu des makers. Sa production et sa relation aux machines montrent une familiarité avec les polargraphs de Jürg Lehni (Hektor), ou le « Kritzler » 2 d'Alex Weber 3. Pour autant, il ne souhaite en aucun cas reproduire un dessin ou une image présente à l'écran, préférant recourir directement à des logiciels techniques de modélisation 4 et de pilotage de machines. Ainsi, dans Slicer, les tracés 5 qu'il produit sont obtenus à l'aide d'un programme qui permet le tranchage des objets nécessaire au pilotage des imprimantes 3D. Ils sont la présence spectrale d'une entité virtuelle éphémère, la mémoire d'un modèle à imprimer qui n'avait pas vocation à être initialement montré.

Délégation à la machine

La série Drawing 6, réalisée en 2015, est le point de départ des premières peintures « machinées » obtenues à l'aide d'un traceur piloté numériquement. Tout comme avec les machines à dessiner élémentaires (drawing machines, DrawBot), une délégation à la machine a lieu, de sorte qu'une fois le programme lancé, elle en exécute le code. Pourtant, en entrant en contact avec le réel (la matérialité d'un sol ou d'un support plus ou moins plan et homogène), des micro-accidents se produisent (sinuosités graphiques, légers décalages). Pour Jean-Marie Blanchet, le fait de recourir à une machine lui permet de se tenir à distance d'une approche psychologique et principalement expressive de l'art. Cette « distanciation » opératoire, induite par le dispositif mécanique et informatique, l'intéresse tout particulièrement au regard de la notion même d'auteur. Pour lui, l'artiste n'a pas à décider de tout 7. Cette mise à distance, obtenue via la médiation de la machine, peut faire écho aux démarches artistiques impliquant un protocole 8, comme celles de László Moholy-Nagy avec ses tableaux téléphonés (Telefon Bilder, 1923), Sol Lewitt (délégation de la réalisation des oeuvres selon des notices détaillées), François Morellet (protocole de répartition spatiales des formes), ou bien encore Bernard Piffaretti (« système Piffaretti »). Pourtant, à la différence de l'artiste conceptuel Lawrence Weiner, pour lequel la réalisation matérielle n'est pas toujours indispensable, l'approche de Jean-Marie Blanchet ne fait pas l'économie de la réalisation de ses pièces : le protocole, qu'il soit ou non numérique, ne suffit pas à leur accomplissement.

Manualité et gestes techniques

Bien qu'il mette en place des procédures informatiques en partie automatisées, l'artiste ne reste pas spectateur de la machine, il la programme, la stoppe, la relance, interagit avec elle. Une médiation s'établit. Dans ce contexte, la main n'est pas écartée et continue d'être présente dans le processus actif de formalisation. Son idéal n'est d'ailleurs pas celui de l'automatisation complète des procédures ; il cherche plutôt à trouver la juste distance et mise en présence des différents facteurs constitutifs de l'œuvre. Dans ses séries Fantôme, il organise la rencontre d'une gestuelle manuelle et du ballet mécanique de la machine. Les formes colorées sont placées rapidement à la main. L'œuvre se fait en direct, dans l'acte imminent du faire. Corps actant et sens percevants, tout entiers pris dans l'action. Sortant deux rouleaux d'adhésif, il commence à en découper de grandes surfaces colorées, à l'œil. Il ne cherche pas à préméditer ses gestes 9. Son approche se veut volontairement empirique, car pour lui : « les choses se découvrent en faisant ». Mais, ne nous y trompons pas, cette spontanéité n'a rien du geste expressionniste. La main, n'est pas ici expressive, ce qui induirait une dimension trop psychologique qu'il réfute. Il cherche plutôt à créer un geste avec l'outil, voire à manifester ce qu'il appelle « le geste de l'outil ». La main vient alors parfois débloquer la machine grippée, la réalimenter en encre, corriger un tracé, ou déjouer la programmation pour produire davantage d'accidents. Dans Print (2018) 10, des mains, rares éléments figuratifs de sa peinture, sont tracées. Éléments récurrents des notices et modes d'emploi, ces figures rappellent qu'elles continuent d'être actives et nécessaires à l'accomplissement de gestes techniques dans l'environnement artificiel et technologique.

Couture

Son recours aux machines, notamment à la machine à coudre, préexiste à l'usage des imprimantes 3D et des traceurs numériques. Cet intérêt pour la matérialité textile est présente dans plusieurs de ses œuvres : séries Brushup (2009), Patch up (2009), Simili (2009, 2011), Formica (2009), Convertible (2010). Dans ces œuvres, la couture devient un composant plastique à part entière. Elle matérialise à la fois une jonction, celle de deux pièces textiles entre elles, et un tracé discontinu obtenu directement par le percement de l'aiguille dans la matière. La rendre visible dans sa matérialité même s'avère un enjeu puissant de son travail. Patch up, œuvre qui se compose de deux coudières et genouillères cousues sur une toile en simili-cuir tendue sur un châssis, situées à l'emplacement exact de ses coudes et de ses genoux, constitue un autoportrait de l'artiste qui décale l'acte pictural.

Le recours aujourd'hui à des outils numériques va également dans le sens d'une mise en cause des moyens traditionnels du peintre. Le parallèle avec la couture, qui était au départ inconscient, devient manifeste à présent. En effet, comme dans le cas du métier à tisser horizontal, la composition et le traçage mécanique et numérique se font à plat. La table traçante, devenue par ses soins machine à peindre, se déploie à l'échelle de l'œuvre à produire. Paradoxe d'une peinture déjà encadrée par l'outil qui va la réaliser. La figure de William Morris 11 ne se tient pas très loin de son travail. Les machines, telles que Jean-Marie Blanchet les met au point et les utilise, sont des moyens d'autoproduction libres constitutifs d'espaces de créativité émancipateurs : une façon de contester le système de production industriel dominant.

Peindre avant tout

Qu'il s'agisse de Crush (2013) 12 ou de ses « peintures machinées », Jean-Marie Blanchet ne cesse de se battre « avec » la peinture. Ne manquant jamais l'occasion de se référer à ses fondamentaux, il en conteste les moyens traditionnels autant que la matérialité, actualisant ses modes opératoires et interrogeant la façon dont elle se manifeste. Il se plaît à rejouer et déjouer certains courants artistiques (Abstraction géométrique, art concret, Fluxus) et modes opératoires de l'art du XXe siècle (collage, monochrome, ready-made). Son travail rencontre en ce sens aussi bien un intérêt pour la matérialité de Supports/Surfaces que la dérision et la contestation des catégories artistiques portées par Fluxus. Il tient d'ailleurs à souligner le caractère objectal de sa peinture : son épaisseur (laissant la peinture couler sur ses tranches), sa matérialité (en situant le motif sur les bords comme dans Domestic, 2010), son envers autant que son endroit, le châssis et les supports 13. Il dit d'ailleurs qu' « il faut toujours exagérer en art », cette exagération permettant de faire exister l'invisible.

Lorsque Jean-Marie Blanchet recourt à des machines, il les configure alors de telle sorte qu'elles permettent un travail pictural. Rappelant que « tout logiciel laisse une empreinte » et que la technique est inductrice de formes, il va chercher à exposer le résultat des process qu'il met en œuvre. Ses peintures attestent en ce sens de leur fabrique et laissent percevoir la façon dont elles ont été produites et les outils qui les ont occasionnées. Pour autant, Jean-Marie Blanchet n'exposent pas ses machines. Se tenant en arrière plan, elles demeurent les outils discrets de sa peinture qu'il interroge et travaille pour en saisir les potentialités esthétiques et les puissances de formalisation.



Notes

1 Un DrawBot est un petit robot open source muni d'une extrémité traçante (feutre, pinceau, crayon) qui permet de réaliser des formes de façon programmée. Le premier drawbot réalisé par Jean-Marie Blanchet a été réalisé avec la gamme Mindstorm de Lego.

2 Der kritzler, signifiant « gribouilleur » en français, a été conçu par Alex Weber en 2011. https://tinkerlog.com/2011/09/02/der-kritzler/

3 Mais aussi avec des outils graphiques plus élémentaires comme les spirographes, les normographes, les tables traçantes utilisées par les ingénieurs et les architectes dans des années 80 pour réaliser leurs plans.

4 Jean-Marie Blanchet utilise Processing et Onshape, comme outils de création de formes, de modélisation et de CAO.

5 Les hachures qui apparaissent correspondent à un taux de remplissage d'une pièce à imprimer. Les modèles de référence, qui renvoient à des parties de pièces techniques qu'il a lui même déjà préalablement imprimées, subissent des changements d'échelle. En les montrant ainsi, agrandis, superposés à d'autres sections d'objets, Jean-Marie Blanchet génère des représentations hybrides, attestant comme jamais d'une intériorité objectale chimérique, révélant la beauté de l'objet technique profane.

6 La série Drawing est en réalité le fruit indirect de la machine. Les œuvres sont obtenues par recopie manuelle des tests et martyrs réalisés à l'aide de son premier plotter, mettant au jour des détails, erreurs et accidents survenus lors de ses premiers essais.

7 Cette ouverture à l'altérité et à des paramètres extérieurs était déjà présente dans son travail, en donnant par exemple la possibilité au galeriste qui l'expose ou à son commanditaire de choisir la couleur de l'oeuvre à venir (Série Fantôme). Il cite à cet égard l'ouvrage collectif Faire, faire faire, ne pas faireEntretiens sur la production de l’art contemporain (Genève : Presses du Réel, coédition HEAD, 2021), lequel regroupe divers témoignages donnant la parole aux assistants et réalisateurs anonymes d'œuvres d'artistes.

8 Jean-Marie Blanchet apprécie le travail selon des règles ou des protocoles qu'il met en relation avec l'ouvrage de Jean-Marc Huitorel, Les règles du jeu. Le peintre et la contrainte (Caen : FRAC Basse-Normandie, 1999).

9 Dans sa démarche, préméditation et hasard coexistent. Le protocole qu'il met en place pour ses séries Fantôme repose sur une logique de superposition de différentes couches d'adhésif, de réserves et de zones potentiellement découvrables qui impliquent une part d'anticipation. Pour autant, le processus n'a pas besoin d'être prédéfini en amont avec exactitude. L'anticipation demeure relative. Il s'agit d'un montage qui accepte du jeu et de l'indétermination.

10 Cette série Print partage avec Les constructeurs (1950) de Fernand Léger plusieurs caractéristiques formelles communes (formes perforées, coexistence d'aplats colorées et de lignes) ainsi qu'un intérêt pour le monde ouvrier et l'univers domestique.

11 Nous faisons ici référence à la une caricature réalisée par Edward Coley Burne-Jones (1833-1898) montrant William Morris assis à son métier à tisser lors d'une démonstration de tissage organisée par l'Arts and Crafts Exhibition Society (1888).

12 https://dda-nouvelle-aquitaine.org/Crush

13 https://dda-nouvelle-aquitaine.org/Rustique-642

Biographie de l'auteur·e

Maître de conférences à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, enseignante et chercheuse en design, Sophie Fétro développe une recherche qui porte sur les outils de conception et les modalités opératoires des designers, notamment lorsque ces dernières impliquent des machines numériques et des programmes informatiques.
Elle a écrit pour les catalogues d'exposition Imprimer le Monde (Centre Pompidou, 2017), Design et merveilleux (MAMC Saint-Etienne, 2018), Formes vivantes (Musée national Adrien Dubouché, Limoges, 2019), et a organisé dernièrement la journée d'étude « Design du peu. Pratiques ordinaires » au Campus Condorcet (novembre 2021).

Vue de l'atelier de Jean-Marie Blanchet
Meet-up, 16 septembre 2021
Jean-Marie Blanchet travaillant à sa table traçante
Crédit photographique : Sophie Fétro
Sans titre, 2003
Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 200 x 160 x 8 cm
Wood #10, 2014
Acrylique sur toile, 110 x 170 cm
Simili, 2011
Acrylique, simili cuir, bois, 225 x 124 x 10 cm (2 formats de 69 x 115 x 10 cm et 1 format de 87 x 124 x 10 cm)
Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA
Rustique, 2010
Acrylique, simili cuir, bois, 130 x 150 x 10 cm
Collection Frac/Artothèque Nouvelle-Aquitaine
Formica, 2010
(à gauche) Acrylique sur simili cuir, bois, 140 x 120 x 18 cm
Vue de l'exposition Rustique (2010) à Pollen, Monflanquin
Slicer, 2017
Peinture acrylique sur papier, 120 x 160 cm
Drawing_V1 , 2015
Acrylique sur toile, 146,5 x 205 cm
Collection Frac/Artothèque Nouvelle-Aquitaine
Fantôme, 2016
Adhésif et marqueur sur papier couché, 60 x 80 cm
Print, 2018
Adhésif et marqueur sur papier, 120 x 160 cm
Brushup, détail, 2009
Acrylique sur simili cuir, bois, 140 x 110 x 10 cm
Patch up, 2009
Genouillères et coudières, simili cuir, bois, 141 x 161 x 8 cm
Patch up, détail, 2009
Genouillères et coudières, simili cuir, bois, 141 x 161 x 8 cm
Convertible, détail, 2010
Acrylique sur simili cuir et bois, 140 x 180 x 10 cm
Crush, 2006
Laque sur plâtre, 30 x 21 x 12 cm
Domestic, 2010
Acrylique, simili cuir, velours de Gênes, bois, 135 x 185 x 11 cm