Frédéric Khodja
Figurer dans le ciel pur le monument d'une mélodie.1
Les usages de l'image.
On connaît le goût prononcé pour l'image de Frédéric Khodja, qu'il travaille et métamorphose comme une matière première. Il peut se contenter de les « présenter », à la manière laconique de Hans-Peter Feldmann2, ou bien détourner des cartes postales anciennes en faisant des rapprochements et des syncopes au cœur de l'image, découpant des réserves blanches, opérant des changements d'échelle, se délectant d'aberrations visuelles. Ailleurs, il ajoutera des phrases, des fragments de récits, comme pour suggérer que la photo nécessite l'embrayeur du langage pour exprimer ses potentiels3.
Dans un projet récent, il déconstruit le discours qui recouvre l'image dans certaines éditions scientifiques. Ayant rassemblé en collectionneur averti plusieurs livres d'ethnographie, il n'en garde que les photos, souvent en noir et blanc, (masques, cimiers, outils, statuettes...) afin de les réimprimer isolément sur des feuillets repliés. Ce dispositif simple permet au lecteur de jouer des plis et déplis, et ménage subtilement des effets de progression et de surprise comme le ferait une exposition4. Parfois complétées par du dessin ou des collages, ces reproductions de reproductions sont coupées de leur contexte initial. Elles échappent au commentaire scientifique et à la classification qui, antérieurement, leur avaient assigné une place, et nous reviennent sous forme d'images déroutantes, puissantes, réinvesties par leur magie native.
Tous ces gestes et non-gestes autour de l'image : présenter, combiner, enlever et ajouter, soustraient l'image à son univocité iconologique. Au-delà de la propension naturelle de Frédéric Khodja à éveiller la fiction, cette partie de son travail révèle des enjeux d'usages qui sont liés à l'histoire culturelle de l'image, et qui se ramifient dans les dimensions anthropologique, scientifique, mémorielle, informative, ou vernaculaire.
Panorama réversible.
Ces travaux sur l'image montrent la constance de son intérêt pour une forme de récit à l'économie très particulière, variée, peu loquace, jouant fortement de la suggestion. C'est dans cette lignée que s'inscrit sa série de dessins Panorama.
C'est le pastel que Frédéric Khodja a choisi pour construire cette suite de paysages qui provoquent immédiatement la sensation d'un déplacement dans des poudroiements colorés. Pourtant, de simples indications spatiales de proche et de lointain, de ciel et de terre, constituent ces paysages. Parfois des masses viennent structurer la scène : une chute d'eau, une falaise, un squelette géant... Chacun de ces éléments apparaît aussi dans sa substance, c'est-à-dire comme un geste graphique ; des murailles de pierre, des tas de varech peuvent à tout moment redevenir des combinaisons de gestes avec la craie, les falaises lointaines, reprendre leur nature de stries verticales.
Cette propriété transposée à la littérature évoque Borges, et les territoires de Tlön qu'il imagine. Là-bas, les lieux doivent leur existence à la fréquentation que nous en avons : « Classique est l'exemple d'un seuil qui subsista tant qu'un mendiant s'y rendit, et que l'on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d'un amphithéâtre »5. On se prend à imaginer que les paysages Panorama réalisent ce prodige borgésien, tirés d'un oubli par la force d'une pensée.
Force des apparaissants.
Ce rapport de réversibilité de la figure, entre trace et figuration, très sensible dans ces surfaces colorées, n'est pas commun à toute peinture ou dessin. Il ne correspond pas non plus à une recherche paréidolique6 de la part de Frédéric Khodja car l'environnement n'est pas abstrait, et de ce fait il n'offre pas un éventail infini d'interprétations.
Contempler ces dessins, c'est ressentir l'usure patiente de la craie par le papier, qui introduit cette réversibilité ; c'est deviner la lente fusion des couleurs par l'estompage, leur progression jusqu'à ce qu'elles aient recouvert la surface. C'est aussi mobiliser son attention sur des formes incidentes surgies de la craie, que l'artiste a accueillies et même nommées : elles sont des « apparaissants », dit-il, et certaines garderont leur indéfinition : des petites taches réparties dans le ciel, des zones de couleur contrastée, un rocher flottant, des nuages-cailloux...
Dans une dialectique subtile, les paysages et les apparaissants s'assemblent parce que la peinture a ce pouvoir de restituer des forces invisibles. Les paysages nous projettent dans la sensation du survol, certes, et constituent une véritable expérience du visible.
Mais les touches de hasard révèlent un réseau d'énergies qui dominent la chose représentée. Ces marques fortuites, discrètement glissées dans un univers figuratif, apportent une césure dans notre attention. Elles évoquent fortement ce que Francis Bacon nommait le diagramme : ce moment où surgissent des formes accidentelles, qui « soustraient le tableau à l'organisation optique qui régnait déjà sur lui » ; des taches, ou des traits « a-signifiants » qui provoquent, dira Deleuze, l'expérience véritablement picturale.7
Ces paysages flous et leurs apparaissants sont donc la stase première des dessins Panorama ; des paysages sans anecdote, où geste et couleur combinent les conditions d'une illusion et la tirent en même temps du côté des énergies picturales sous-jacentes. L'artiste le formule ainsi : « la raison d'être du paysage serait (...) de loger le regard, le mien, celui du regardeur ; le loger pour me permettre l'hésitation, l'errance, le retournement, le pertinent et le non pertinent... »8
Objets de géométrie.
Comme venues d'une histoire parallèle, d'étranges figures géométriques sont installées dans les paysages, des panneaux sur pieds, des surfaces rectangulaires représentées en perspective, ou de simples lignes verticales. Elles tranchent - à tous les sens du terme - dans cette atmosphère d'indétermination figurale ; leur contour aiguisé semble découper visuellement la surface.
D'un dessin à l'autre, quelques constantes viennent reprendre et légèrement modifier les scènes pour nous conduire du flottement enivrant jusqu'à la figure bien orientée, comme pour chercher un passage du signe à la textualité. Jérémy Liron évoquait ce lien visuel avec l'écrit dans d'autres dessins de Frédéric Khodja : « La ponctuation qu'ils dressent », écrivait-il, « les fait ressembler un peu à des caractères frappés ; de ceux que l'on trouve de plus en plus rarement sur les tables à casiers d'un typographe ou sur les tip‐on et emporte-pièces des tapissiers ».9
Ces objets géométriques organisent-ils l'espace par leur perspective ? En partie, mais il semble que leur fonction soit autre. Comme une éclosion d'objets, ils instaurent l'événement d'une narration en attente de personnages, renforçant l'ambiance onirique et inhabitée de cette série. Le rêve, ou encore le souvenir sont vraisemblablement au nombre des ascendants de cet ensemble doux et insistant. Les dessins jouent l'un après l'autre une partition répétitive reliant l'espace chromatique aux objets géométriques, comme pour évoquer un souvenir matriciel qui se renforcerait dans cette fragmentation. Ricoeur, dans Temps et récit, parle d'une histoire non racontée qui serait au fondement du sujet psychique. Nous aurions en nous une structure narrative primordiale qui resterait en attente et nous constituerait.
L'évanescence de ces paysages, les énigmes qu'ils présentent laissent indubitablement une place à la narration, une forme de narration très imaginaire, qui va jusqu'au fantastique. Il n'est pas étonnant qu'une partie des références littéraires évoquées par Frédéric Khodja penchent vers le réalisme magique : Bioy Casares, Silvina Ocampo dont l'ampleur de l'imagination s'ancre dans des fragments de réel, ou le Melville de La véranda, qui développe à l'envi spécularité et illusion visuelle.
Cette idée prodigieuse qu'avance Borges pour décrire le mode de pensée qui a cours à Tlön, demande de ne se fier qu'à la perception, sans recourir au raisonnement. Elle est latente dans l'étrange chevalet que Frédéric Khodja a conçu pour présenter Panorama. Ce meuble à taille humaine semble directement sorti des dessins, tant il coïncide avec la forme des écrans répartis dans les paysages. Il offre un système de vision autant qu'une solution d'accrochage : baptisé « FRED » (Feux Radeau Ecran Dessins), il offre une surface plane de présentation des œuvres, recto et verso, avec à l'arrière des fils tendus sur plusieurs niveaux parallèles, comme des cordes à linge. Des petits dessins étagés jouant avec un grand dessin sur la surface verticale créent un lieu de confrontation volumétrique pour l'ensemble des dessins.
Si l'on a compris combien les dessins Panorama sont reliés par un ensemble de modalités communes, on constate ici qu'il « ont à voir » entre eux. Ils forment ensemble un carrousel de dessins à parcourir et viennent multiplier les points de vue, détacher notre vision de son habitus de visée unique. Certains des petits dessins sont percés de découpes qui forment un cadre et une visée sur ce qui se trouve derrière... L'artiste parle alors de « méta-dessins », ouvrant par cette formule un au-delà du dessin qui embarque vers de nombreuses pensées. Jamais la même vision, jamais les mêmes récits... FRED l'écran-chevalet sorti du paysage désagrège notre pratique du regard, habituée aux images phatiques décrites par Paul Virilio10 en son temps, ces images qui s'imposent et modélisent notre vision. Beau présage que celui d'une œuvre qui devient le vecteur d'un dépassement.
Notes :
1. Paul Valéry, Eupalinos, Gallimard, 1921. « Je veux entendre le chant des colonnes, et me figurer dans le ciel pur le monument d'une mélodie ». Au royaume des Morts, Phèdre retrouve Socrate, abîmé dans la contemplation du fleuve du Temps. Il lui rappelle le souvenir de l'architecte Eupalinos, constructeur du temple d'Artémis, avec lequel il s'était lié et qui réussissait, selon ses propres termes, à faire « chanter les édifices ».
2. Feldmann dans une de ses expositions a demandé d'ajouter cette phrase au-dessus du texte : « S'il vous plaît, ne lisez pas le texte. Rentrez et regardez par vous-même, vous êtes assez grand et intelligent. Vous n'avez besoin de personne pour vous expliquer le monde ». Collectif La bonne adresse - Exposition Hans-Peter Feldmann, La galerie des Galeries, 2016
3. Une sélection de ces collages a été publiée dans Prêts de fiction, édition en deux livrets sous emboîtage enrichie d'une impression numérique signée. A/over, Saint-Étienne, 2016
4. Frédéric Khodja, Sept archéologies de papier, feuillets pliés sous emboîtage. Conception graphique : Perluette & Beaufixe, 2019
5. Jorge Luis Borges, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius in Fictions, Gallimard, 1974 trad. Paul Verdevoye
6. Paréidolie : interprétation figurative d'une forme a priori abstraite
7. Gilles Deleuze, Francis Bacon Logique de la sensation, Seuil, 1981
8. Whim-Wham, Entretien avec Paul Sztulman, Journal Hippocampe n°9, juillet 2013
9. Jérémy Liron, Sous le regard, 2012
10. Paul Virilio, La machine de vision, Galilée, 1988