Florian de la Salle

par J. Emil Sennewald
septembre 2023

Le chant des molécules
Florian de la Salle, le temps de la matière



Je crois que je possède une singulière combinaison de qualités,
qui semble précisément ajustées pour me prédisposer
à devenir une exploratrice des réalités cachées de la Nature.
Ada Lovelace



Florian de la Salle, je l’ai rencontré pour la première fois en mars 2023 à la gare Montparnasse, à la brasserie L'Atlantique. Je me souviens de l'agitation des serveurs, du bruit du boulevard, de l'ambiance feutrée de la brasserie, des lampes cylindriques rouges, et d’une impression d'art concret qui m'avait intéressé lorsque j'avais consulté son dossier sur le site de Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine. Un modernisme qui entrait en résonance avec mon travail sur les « ruines de l'homme moderne » qui m'occupait ce printemps-là.

Cette première impression s’estompe sous l'effet de l‘énergie débordante qu‘il développe en parlant de ses expériences et des effets qu'il sait provoquer. Assis à une petite table ronde, je suis vite captivé par la grande précision avec laquelle il mène son travail, par son plaisir inextinguible pour l'expérimentation pointue et ce qu'elle peut produire de beauté.

Pourtant il ne s‘agit pas de « produire », dans le sens industriel, une beauté qui sera superficielle et soporifique. La beauté agit ici tel le « pharmakon1». Remède et poison en même temps, celui-ci a dans ce cas précis comme objectif de rendre perceptible, ou bien de faire exister, la structure moléculaire et la forme qu‘elle porte. Chaque forme, parfois trouvée par des chemins sinueux de la pensée, interroge la valeur esthétique intrinsèque au matériau, comme je l'ai appris des teintures de Landon Metz, du même âge que lui2. « Regarde ces objets en céramique, me dit-il en me montrant des images de Les gouttes, ce sont des formes issues des encyclopédies que je collectionne. Lors de la cuisson, l'émail se retire des arêtes et le blanc de la porcelaine réapparaît. Plus tard, je les ai utilisées comme modèles pour dessiner sur une plaque de Plexiglas et en tirer des monotypes ». Briques colorées en teintes douces. Objets issus de l‘Encyclopédie, projet des Lumières qui transformait le savoir en pouvoir. L’émail qui se retire comme l’océan d‘une figure de sable dessinée à sa limite3. L‘empreinte d‘un monobloc transféré, souvenir d‘une forme possible de l‘esprit humain.

Il doit filer pour attraper son TGV.

Il me laisse pensif. Comme nous n'avons jamais accès directement à la matière, ce que nous percevons comme telle est le résultat d'une rencontre entre une projection et son écran. Dans cette rencontre, l'attente de celui qui perçoit « quelque chose » donne de la force à sa projection. Celle-ci dégage une énergie qui reflète ce qui est à voir et détermine ainsi la densité de l’écran : un écran très fin reflètera moins de « matière » qu‘un écran épais. Pour que, me dis-je en observant ses expérimentations avec du papier buvard, la matière existe4, il faut canaliser le flux d‘énergie produit par l’interaction attente – projection – reflet. Conduire ce flux serait le fond de cette pratique artistique.

Le mois suivant, on se retrouve à Linazay, dans l’un des deux bâtiments du Frac Poitou-Charentes. L'artiste l'a transformé en espace d‘exposition lors de sa résidence. Dans une chaleur estivale prématurée, les champs de colza ont déjà perdu leur jaune radiant. À l’occasion d'une résidence de recherche et d'expérimentation de 9 mois entamée en février 2023, l’artiste y a déployé toute sa production. Les pièces sont posées comme des figures sur un tableau d’étude du temps de la création passée. Nous traversons une profusion de formes dans les vastes espaces de ce site. L‘impression d‘une cohérence formelle s‘avère trompeuse, même si le cube et le cercle sont présents, même si les moules restaurés de Il pense en moi (2013) peuvent évoquer l’op art. Il y a de l‘organique, du dessin, de la photo, du bois, de la cire, du plâtre. Aussi de l’interaction, avec la matière, avec les gens qu‘il rencontre, leurs souvenirs, leurs environnements, leurs savoir-faire. Cela est parfois explicite comme pour Réaction, 58 bougies en cire liturgique coulées et moulées en forme d‘aéroréfrigérant des centrales nucléaires, réalisées en 2015 avec Dominique Robin lors de la Biennale de Melle. Souvent, à Linazay, je vois une suite d‘expérimentations à la recherche d‘une forme qui habite le matériau.

Notons sa façon de cataloguer ses pièces : pour les représenter, il les accompagne toujours d‘un damier qui évoque la précision scientifique des photographies d’objets archéologiques. Sachant qu'il est un fervent amateur d’échecs, j‘y vois d‘abord un bout d'échiquier. En projetant mon attente (jeu d’échecs) sur ce petit détail (damier d’échelle), cet écran du travail artistique reflète une autre possibilité de sens : « l’échec » de la représentation visuelle de l‘objet sculptural par ce genre de photographies. Vouloir représenter l’objet par l’image estompe la matière de celui-ci. À la place, ce sont les visuels qui reflètent une attente de reconnaissance qui fait exister ces objets. Pour C‘est pas du luxe, il crée, depuis 2012, une table d’échecs par an. Il les ponce, ces tables de référence duchampienne, introduisant une notion de consommation, une figure de vanité.

Soudain, un fil conducteur de cette démarche artistique me paraît évident. Il semble qu’à travers tous ces projets parfois hétérogènes, l’artiste cherche à rendre perceptible le temps inhérent à la matière. Le temps n’a pas de forme. Il apparaît par transformations, en sollicitant la mémoire. Or, si on cherche à rendre présent ce qui s’est passé, ce n‘est pas le temps qu‘on fait apparaître, c’est surtout la défaillance de la représentation.

Prenons 4810 m. Il s’agit d‘une bobine de cuivre dans une boîte en bois. Le chiffre indique la hauteur du Mont Blanc. Mais, comme le suggère l‘étiquette collée sur la boîte, c’est aussi la distance entre le 183, Cours Berriat et le 5, Place de Lavalette, à Grenoble. Il faut y croire. L’artiste n‘ajoute pas une vidéo documentaire, comme le faisait Francis Alÿs en 2003 pour The Leak à Paris où il marchait avec un pot de peinture troué, d’où s’échappait un léger filet blanc. Cette bobine de cuivre n‘est pas l’enregistrement d‘une performance. Elle ne « conserve » pas le temps, mais évoque de l‘énergie, du magnétisme. Comme une figure qui incarne l’artiste et sa pratique, elle invite à un jeu d‘enroulement-déroulement avec ce que cela implique comme entortillements. Nous retrouvons ce trait dans les bandes de cassettes VHS tressées en corde lors de son séjour à la Corderie Royale de Rochefort. L’artiste s‘en prend au contenant, sonde l‘objet afin de toucher à ce qui l’anime. C‘est un jeu de transformations qui invite à se rendre compte du fait que la perception ne fait que re-constituer ce qui se donne à voir. C’est la même démarche quand il grave des lignes sinueuses en 2016 dans Les poutres de Massais. Là où on pourrait voir des totems bauhausiens, un changement d‘aspect5 en fait le codage d‘un mouvement, l‘inscription du temps. Phénoménologiquement parlant, l‘artiste « engendre » le temps par la matière6.

Outre un certain lâcher-prise, cette opération nécessite – il le sait de ses parents qui travaillaient dans la recherche scientifique – un cadre exact. Singulièrement sensible à leurs particularités, l‘artiste sonde ce que ces matières peuvent contenir. Cohérente et inlassable, sa pratique lui permet, comme il dit, « de rendre visible ce qui est invisible, jusqu'à un niveau moléculaire ». C’était d’ailleurs « pour pouvoir faire de la peinture sans peindre » qu’il a commencé son expérimentation avec des cylindres en porcelaine et des solutions saturées de sels7 en suivant ce protocole : « Je prépare 10 récipients dans lesquels je dilue la solution initiale en diminuant la concentration en sel par palier de 10%. Les récipients sont remplis de manière à ce que l’objet trempé – un cylindre en porcelaine – ne soit immergé que d’un centimètre. Lors de ce processus n’apparaissent pas des couleurs, on ne voit qu’une légère trace de la remontée de solution par capillarité. La particularité de ce travail sur porcelaine est l’action du feu : une deuxième cuisson rend visible les différentes couleurs des sels8». Le titre, Farbe macht Feuer, se traduit comme « C’est la couleur qui fait le feu ». Si on lit le titre à haute voix, peuvent apparaître trois sujets : « Farbe Macht Feuer », ce qui se traduit comme « Couleur Pouvoir Feu ». Voilà un écran bien dense qui fait exister la matière de couleur : 900 cylindres de différentes nuances de couleurs, posés sur le sol comme les troupes de Qin Shi Huangdi en terre cuite9. Le tout entouré par un paysage peint sur un immense papier buvard imprégné par de l‘encre qui dévoile, toujours par capillarité, les nuances de couleurs au niveau moléculaire.

Le jeu de mot dans le titre, le jeu d'échecs, l'association d'une armée en porcelaine – tout à coup il semble que sa quête du temps inhérent à la matière nous amène sur un autre terrain que la seule l'expérience de « la peinture sans peindre ». Entouré de ces travaux, il apparaît que l'artiste mène aussi une recherche sur les enjeux – esthétiques – du pouvoir dans un sens foucaldien :  comme corrélation de savoir et de techniques disciplinaires. En effet, ses travaux affectent le corps. Nous sommes immergés dans un jeu d‘échelle et un jeu d‘échecs : taille d’enjeu et échec d‘identification, taille de signification et échec d’attribution. Ce que l’on aperçoit en tant que représentation de matière n’est toujours qu’un signe du temps passé qui ne se rattrape pas par des technologies du savoir. Faire l’expérience de la pratique artistique serait, sous cette lumière, toujours un processus d’apprentissage conduit du temps perdu10. Dans ce processus, le jamais-vu du temps de la matière apparaît parce que l‘artiste change son aspect. Il existe une photographie de l'artiste américaine Jeanne Dunning, Untitled Hole, de 1988. On y reconnait une narine poilue. Elle est photographiée de très près et de manière à ce qu'elle soit tournée vers le haut. Changé d’aspect, le trou de respiration devient un cratère, un lac, un puits – on pourrait s‘y perdre. L‘artiste mentionne Dunning comme une référence devant une petite photographie de sa main, blessée pendant le travail de création.

Nous nous retournons. Dehors, il fait encore chaud, on entend les oiseaux et le vent agite les champs de colza. De temps en temps, une voiture remplit l'air du bruit que font les pneus lorsqu'ils adhèrent à l'asphalte à grande vitesse et qu'ils s'en détachent. Je le remarque comme si mes sens étaient aiguisés après cette visite. À l‘intérieur, la lumière et les reflets des vitres dessinent une trame sur le sol. « Un autre dessin possible du temps de la matière, me dis-je. Il suffit que l‘artiste le canalise. »

Songeant aux expériences vécues, je me rends compte que la matière, comme celle des mots, fait apparaître le temps quand on joue avec les structures qui la font exister. Tout comme lors d’une partie d’échecs il est nécessaire de transcender la disposition des figures sur le plateau, le sens se forme quand on arrive à s’abstraire d’une présence, à oublier le désir de représentation. Il s’agit de projeter ce qui vient non pas comme un futurisme imaginaire, mais comme ce qui se manifeste exactement dans le processus du jeu. Ceci implique de pouvoir changer l’aspect des figures comme de leurs dispositions, de leur mouvements et de leurs valeurs. Ce n’est qu’en acceptant la part perdue de l’existence que l’on relève, parfois, le sens de sa matière11. Ainsi considéré, son enthousiasme pour l'expérimentation remarqué tout au début de notre rencontre devient une invitation à laisser « place à de nouvelles possibilités de vie, plus douces et plus riantes12 ». « Oublions pour voir », nous propose l’art de Florian de la Salle.



Notes :

1 Cf. la définition et les filiations philosophiques sur https://arsindustrialis.org/pharmakon, consulté le 15 août 2023.

2 Sennewald, J. Emil. « Un ‹pas de peinture›. Landon Metz. » In Prix Jean-François Prat 2019, p. 34–45. Paris, 2019.

3 Foucault, Michel. Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966, p.398 : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »

4 Notons que l’existence est épistémologiquement liée à l’apparition.

5 Cf. Melzer, Tine, ed. Atlas of Aspect Change. Zürich: Rollo Press, 2022.

6 Cf. Merleau-Ponty, Maurice. La Prose Du Monde. Paris: Gallimard, 1969, p. 174

7 Cf. Jeannès, Michel. « Florian de la Salle ou le subjectif entre parenthèses. » In ST9 – Insolants. Florian de la Salle. Lyon: Les éditions Solarium Tournant, 2021.

8 De la Salle, Florian, « Colorer », https://dda-nouvelle-aquitaine.org/Colorer, consulté le 30 juin 2023.

9 Cf. https://www.nationalgeographic.fr/histoire/comment-larmee-de-terre-cuite-de-lempereur-qin-a-t-elle-ete-fabriquee, consulté le 15 août 2023.

10 Je fais référence au lien entre signes et matière tel qu’il est développé dans Deleuze, Gilles. Proust et les signes. Paris: PUF, 2014. Cette piste ne peut pas être poursuivie ici. Elle mériterait une étude à part du travail de Florian de la Salle.

11 Ici comme dans l’ensemble du texte, le terme « matière » se lit toujours au double sens de substance et de contenu.

12 Merlin, Matthieu, « Foucault, le pouvoir et le problème du corps social », Idées économiques et sociales, 155-1, 2009, p. 51‑59, ici p. 59.

Biographie de l'auteur·e

Critique d’art, journaliste et enseignant, J. Emil Sennewald s’intéresse particulièrement aux relations entre texte et image, à la critique de l’image, au dessin, à la notion de l’espace visuel, aux théories de la critique et à l’exposition en conditions post-digitales.

Les gouttes, 2017
Porcelaine, émail, 23 volumes allant pour le plus petit 3,5 x 18 x 11 cm au plus grand 104 x 32 x 26 cm
Travail de recherche sur la couleur réalisé à l’ENSA Limoges dans le cadre de la residence de recherche Kaolin.
Monotype, 2018
papier Hahnemühle 300 g, monotype et caisse américaine en chêne, 33 x 23 cm chacun
Papier buvard, 2023
30m x 2m, Chromatographie d’une encre noire industrielle
Crédits photographiques : Yann Gachet
Il pense en moi, 2013
Moule en résine, 95 x 49,5 x 11,5 cm - 11,3 kg
Réaction, 2015
58 bougies en cire liturgique coulées et moulées
Hauteur 28 cm - 23 cm Ø - 4,79 kg
Réalisé en collaboration avec Dominique Robin à l’occasion de la Biennale de Melle
C’est pas du luxe, 2019
Bois, 45 x 45 x 76,5 cm - 5,7 kg
Issue de Assembler, 2021-2010
Série de 150 photographies encadrées, 22 x 32 cm
4810 m, 2011
bois, fil de cuivre, étiquette, 5,5 x 5,5 x 5,5 cm - 137 g
Inscription sur l’étiquette : du 5 place de Lavalette, Grenoble au 182 cours Berriat, Grenoble
Cordage (De mémoire et d’oubli), 2019-2021
600 cassettes VHS, cordage avec les bandes VHS 70m de long, 3 caisses en bois, une édition en deux tomes des jaquettes. Réalisé à la Corderie Royale de Rochefort
Les poutres de Massais, 2016
5 poutres en chêne, cire liturgique, 200 x 10 x 10 cm
Farbe macht Feuer, détail, 2017
600 cylindres en porcelaine, hauteur 10 cm - 4 cm Ø
Crédits photographiques : Yann Gachet
Sans titre, 2023
Tirage photographique, cadre aluminium, 13 x 17 cm