Florent Meng
Prendre le temps ou résister
La temporalité du travail de Florent Meng est le premier indice d’une forme de résistance au-delà du regard qu’il porte sur l’histoire, la géographie, les territoires et ceux qui - les foulent, les habitent, les pillent, les vénèrent, les usent, les respirent - les hantent, les flux et les objets qui en deviennent les symboles.
Florent a besoin de temps, de prendre le temps. Arriver à saisir l’ensemble des facettes de son travail en demande tout autant. Nous échangeons, nous discutons, nous tchatons. Chaque fois quelque chose de différent se dessine au risque de m’y perdre, cependant, des connexions se forment de manière intuitive sans arriver à les saisir, à les percevoir, à les définir. Je n’ai de cesse de regarder et de re-regarder son travail. Et puis, tout d’un coup, tout s’éclaire, tout devient limpide un dimanche après-midi devant son film Note sur H2 tourné en 2013, sorti en 2014. Il devient la clé.
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Le tilt s’opère avec ce plan fixe sur une montre « Polo » posée debout derrière un fond bleu, je reviens alors au tout premier plan du film, où cette fois la montre est couchée sur un fond rouge, et se nomme « Marco ». C’est alors que je commence à me souvenir et à répertorier l’ensemble des plans glissés dans ses films où Florent utilise les codes de l’iconographie publicitaire. Ce déclic déclenche tous les autres. Je revois le film, puis les autres, encore et encore, je note une à une les correspondances, telle une cartographie de sa pensée. Relier, Connecter : Comprendre.
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Un ordinateur sur fond gris, posé sur un bureau avec un luxmètre à sa gauche, nous livre les images de ce film noir et blanc The World, The Flesh and The Devil (1959) de Ranald MacDougall, où Harry Belafonte court et s’affaire désespérément dans les rues désertiques de New York avant de comprendre qu’il est le seul être humain restant sur cette Terre. L’usage de la référence cinématographique me rappelle Lettre à Santander, où l’artiste se joue de son commanditaire en reprenant les propos du célèbre cinéaste suisse, Jean-Luc Godard, dans sa « Lettre à Freddy Buache, à propos d’un court-métrage sur la ville de Lausanne » qui faisait lui-même référence à Ernst Lubitsch. De la même manière, Florent nous tire de l’histoire d’une ville à celle du cinéma, et met en exergue les problématiques liées à la création et à la commande, qui s’avèrent être universelles et intemporelles. Une référence dont le propos se voit érodé, comme par le temps : on passe de cinq à une année lumière, de trois à un plan, pour faire un film. Lettre à Santander énonce clairement - à travers Godard - les axes de recherches et les sources d’inspiration de Florent : « Quitter la pierre des urbanistes pour la pierre des rochers. La ville c’est la fiction. Le ciel, la forêt, l’eau, c’est le roman ».
C’est d’ailleurs « au pays où il pleut des pierres » que Florent filme Notes sur H2 dans la ville d’Hébron en Cisjordanie, divisée en deux zones - H2 étant la zone sous autorité de l’armée israélienne - où la colonisation a provoqué la fermeture de plus de 2000 commerces et l’abandon de plus d’un millier d’habitations.
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L’idée du seul survivant qui pousse Florent à partir tourner en Cisjordanie est cette même interrogation de l’homme face à la mort, à la solitude, et à l’abandon, qui l’anime dans l’ensemble de son travail - et intervient dans plusieurs de nos échanges. L’exode, le silence, le vide, l’infini, sont autant de sujets que l’on retrouve à travers ses films et ses séries de tirages photographiques. L’artiste part à la rencontre de ces hommes qui sont « restés », cherchant à connaître l’histoire de ceux qui « y sont restés ». La disparition nourrit alors la fiction.
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Parmi les habitations et les commerces abandonnés, une suite de plans s’opère où les guérites des gardes et caméras de surveillance semblent menaçantes tandis qu’elles ne fonctionnent plus.
La présence des outils de surveillance dans nos sociétés de contrôle est récurrente chez Florent. Je pense notamment aux Emergency Beacon Towers photographiées par l’artiste dans le désert de l’Arizona. Ces sortes de grands mats émettent une lumière bleue visible à plus de 4km et sont équipés d’un système d’appel d’urgence. Ils seraient destinés à ceux qui tentent de traverser la frontière américaine au péril de leur vie tandis qu’il n’en existe qu’une vingtaine sur un territoire aussi grand que la moitié de la France. Leur présence s’avère alors désuète et les révèle comme de purs outils de communication. Le travail qu’il mène sur cette frontière - avant même qu’elle ne devienne un sujet d’actualité brûlant - s’étale sur plusieurs années. Cela va faire plus de quatre ans que Florent retourne sur cette zone et développe sa réflexion.
Au départ, l’artiste réalise un film, Dune of Deletes, qui donnera ensuite lieu à la production d’une série photographique de l’ensemble des objets et des « traces » des migrants. L’artiste explique alors qu’il se retrouve dans la position du chasseur tandis qu’il souhaite simplement les rencontrer : « Ils font tout pour disparaître aux yeux de ceux qui les cherchent ». Un des meilleurs exemples pourrait être ce tirage réalisé à partir d’un bidon noir : ces bidons sont des gallons d’eau produits par un industriel mexicain, la couleur noire permettant de ne pas produire de reflets et de ne pas se faire repérer. À vouloir ne pas être visible, ils deviennent une source d’économie et sont plus de 300 par an à disparaître. Aujourd’hui, ils ne seraient que très peu à encore oser le tenter. Notes sur H2 dresse les prémices de ce long travail photographique mené à Sasabe : « un exode ne s’arrête jamais ».
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L’apparition de ces chiens féraux dans la ville me font immédiatement penser à la très courte vidéo - réalisée récemment par l’artiste - dont le titre The coyote plays the wind est une reprise d’une citation de John Lennon à propos de Yoko Ono, lorsqu’on lui a demandé le rôle de sa compagne lors de l’enregistrement de son premier album : « she plays the wind... ». Le silence se matérialise alors par le vent qui distille une atmosphère dans les espaces qu’il traverse, et reflète l’âme d’un lieu.
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Le portrait de ce vieil homme - qui n’a pas quitté la ville et n’a nulle part ailleurs où aller - rappelle sans équivoque le portrait de cet autre vieil homme, seul rescapé de ceux qui sont tous morts pour rien à creuser un tunnel : The Lost Line. Un tunnel dans lequel plus personne ne va et où l’équipe de tournage se plonge pour les besoins du film. Après une longue marche dans l’obscurité, l’équipe se fera prendre par surprise par une matière immatérielle, immuable, et infinie : « une matière qui condamna ceux qui creusèrent le tunnel ». Une matière qui nous fixe et ne nous quitte pas des yeux.
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FIN.
Aurélie Faure