David Falco
Entre-deux
L’œuvre de David Falco est toujours le lieu d’un spectacle silencieux, d’un glissement, d’un songe… Ici, on habite en surface un monde tellurique éternel. De nos conflits avec le monde “naturel”1, l’artiste fait un théâtre, soulignant avec délicatesse les dissonances de notre manière d’être au monde. Les projections humaines, elles, viennent se briser au flanc d’un réel plus grandiose.
A la manière de plaques tectoniques qui, dans un mouvement séculaire, viendraient se percuter inexorablement, David Falco organise la collision de l’espace domestiqué - contrarié, assujetti ; avec l’espace naturel - irréductible et sublime. Des origines alpines auront durablement imprimé dans l’esprit de l’artiste le motif de cette montagne qui, inlassablement, rythme son œuvre. Sans doute est-ce un choc fondateur que de voir le dernier territoire d’inconnu tombé dans l’espace des rationalisations et des courtes vues.
Spitzberg 78°15' N 16° E (2005-2008), voilà pourtant un nom qui résonne tel une promesse d’aventures aux confins du monde.
Dans cette série, la plus ancienne, qui est peut-être aussi la plus proche d’une acception romantique du paysage, Falco confronte l’image rêvée d’un territoire à ses réalités. C’est alors un paysage scarifié, hostile et grandiose, presque lunaire qui se révèle, loin des images d’Epinal fantasmées jusque par les habitants de ses espaces reculés.
Souvent comme ici, l’artiste interroge le processus d’observation et joue avec les codes du paysage, les écarts de représentations, les fantasmes sur le monde et notre manière de l’habiter. Se plaçant en position exploratoire, David Falco cherche à révéler les forces immuables fragilisées par l’action d’un homme peu conscient de ses appartenances et de ses dus.
Dans Corps étranger (2012-2020), tout de suite, on entend l’hostilité, le rejet de ce qui est autre. Le corps étranger, c’est ce qui vient loger sans avoir été invité, qui pénètre un environnement inhospitalier.
En associant des expressions issues de la littérature grise2 aux territoires qu’il photographie, David Falco recontextualise des espaces souvent transitoires, porteurs d’ambiguïté sur leur fonction et leur devenir.
En leur réaffectant de nouvelles fonctionnalités, en potentialisant leur capacité à se plier aux nécessités d’usage de nos sociétés contemporaines, l’artiste révèle les mécanismes d’appropriation qui circonscrivent les frontières d’un monde contraint à muter, où tout espace doit justifier de son « utilité ».
Quel est le corps étranger ici ? Celui d’un homme qui depuis longtemps déjà envisage le monde naturel comme un espace à asservir ? Sans doute.
De son passé professionnel au contact de tireurs et de retoucheurs, David Falco gardera l’attention au détail, à l’objet, à la finesse du grain, au processus qui préside à l’apparition de l’image. De celui de bibliothécaire subsistera le goût pour la remémoration de subtiles références à l’histoire des images.
Il en va ainsi d’Entre-temps, après Caspar David Friedrich - 1774-2019, où l’artiste s’astreint depuis presque une vingtaine d’années à une relecture de l’œuvre du peintre allemand.
Par un subtil jeu de photomontage, Falco hybride des sources multiples, reproductions haute définition de peintures de Friedrich et d’images d’actualité. Dans ces paysages « stratifiés » s’entrechoquent deux temporalités : celle – idéalisée – de Friedrich, et celle – instantanée – de nos usages du monde contemporain. L’artiste y défend l’idée d’une « double vision » venant se superposer au réel. Souvent ainsi procède-t-il en image comme il ferait d’un palimpseste, et dans de subtils jeux de collages, d’échelles, d’associations d’idées, de superpositions formelles ou temporelles… provoque la génération de nouvelles lectures.
Le temps, préoccupation centrale de l’œuvre de David Falco, est un temps qui nous maintient en suspens, entre deux univers, au seuil de la catastrophe qui, patiemment, nous attend. Nous nous retrouvons intriqués, enchevêtrés dans les strates d’un espace suspendu au croisement de temps immémoriaux et de temps immédiats. Comme dans Paysages avec figures (2015) où ce qui apparaît telles les gesticulations vaines de l’activité humaine quotidienne vient se surimprimer sur le tableau de paysages séculaires, devenus hauts lieux du tourisme local.
Dans Lapiaz (2015), une image.
Celle de roches millénaires, façonnées par temps et intempéries.
Nous basculons, égarés entre les formes accidentées d’un espace aux échelles incertaines, égarés dans le temps de cette image animée qui mute silencieusement sous nos yeux. Des ombres qui la traversent, tantôt caressantes, tantôt inquiétantes, viennent la dévoiler ainsi que le ferait le rideau d’un théâtre. Reprenant à son compte la définition romantique du sublime, David Falco organise une perte : perte de repères formels, de repères temporels, d’échelles.
Vertige des hauteurs, appel du gouffre ; et le sentiment d’être là, sur la ligne de crête, prêts à tomber.
Perte de repères encore.
Dans Sad landscape3 (2012-2017), sommes-nous en haute montagne ? Sur une planète hostile? Dans un décor de Méliès ?
Sans réussir à discerner qui de la nuit ou du jour offre sa lumière crépusculaire à la révélation d’un théâtre de violence immobile, ce qui nous semble être une série de paysages montagneux en désolation n’est pas sans rappeler les roches torturées propres aux peintures de Patinir.
Pourtant, pas de montagnes ici, mais des formations dues à la stagnation des eaux de pluie et des nitrates résultants de l’agriculture intensive. Dans les fossés, le long des chemins de la campagne poitevine, réchauffements puis assèchements viennent alors imprimer par sédimentation une gangue végétale, asphyxiante pour la flore endémique qu’elle colonise. Dans la mise en scène de ces micro-espaces suffoqués affleure une volonté, celle de révéler une forme de paysage « potentiel », à la fois grandiose et minuscule, immuable et fini, indestructible et réduit à l’état de poussière.
Archéologies du futur, divinations du passé : interdépendances qui relient temps et espaces, et qui engagent aussi l’artiste dans une relecture permanente de son travail.
Cette superposition des temps de recherche artistique, leur croisement avec le temps du monde, laisse entrevoir les possibles mutations formelles d’une œuvre en perpétuel devenir. Les images « potentielles » de David Falco, à la fois déstabilisées et solides, nous questionnent sur notre rapport au monde « sauvage » et invitent à un déplacement des regards. Ancrées au sol, elles nous incitent à « resolidifier » notre rapport au monde, et faire acte de résistance face à l’érosion d’un monde devenu liquide4.
Notes :
1. On citera ici la remise en cause de l’opposition entre nature et culture opérée par les sociétés occidentales, en nous appuyant notamment sur les écrits de Philippe Descola : “ Si l'on reconnaît que la plus grande partie de l'humanité n'a pas, jusqu'à une date récente, opéré des distinctions tranchées entre le naturel et le social, ni pensé que le traitement des humains et celui des non-humains relevait de dispositifs entièrement séparés, alors il faut envisager les divers modes d'organisation sociale et cosmique comme une question de distribution des existants dans des collectifs : qui est rangé avec qui, de quelle façon, et pour faire quoi ?” (Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005)
2. La littérature grise définit la catégorie de documents, papier ou numérique, qui ne relèvent pas du domaine de l’édition dite commerciale. Elle est essentiellement constituée par la documentation scientifique, administrative, industrielle, commerciale…
3. Le titre Sad Landscape est une référence directe à la série et à l’édition du même nom initiées par Joseph Sudek dans les régions minières du nord de la République Tchèque durant les années 50 et 60.
4. Le concept de société liquide traverse une part importante de l’œuvre philosophique de Zygmunt Bauman. Il y définit le concept de modernité liquide, en opposition à celui de modernité solide. La « liquéfaction » de la société contemporaine y est pensée comme une résultante du néolibéralisme, « érosion progressive […] provoquée par la compression de l’espace temps qui est caractéristique de la mondialisation. » (Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Hachette, 1999)