Ben Saint-Maxent
Fleurir les pénombres
Permettez-moi de débuter ce texte par une bifurcation, me conduisant avant d’évoquer le travail de Ben Saint-Maxent à en convoquer un autre, pourtant relativement éloigné. Il y a de cela quelques années, l’artiste française Camille Henrot proposait à la galerie Kamel Mennour une exposition personnelle dont le titre, je m’en souviens clairement, n’avait à l’époque pas manqué de piquer ma curiosité. « Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ? »1demandait alors celle qui, quelques mois plus tard, allait recevoir le prestigieux Lion d’Argent de la Biennale de Venise. Dans la galerie de Saint-Germain-des-Prés, la question trouvait une possible résolution en un ensemble d’ikebanas – ces complexes compositions florales japonaises – dont chacun faisait référence à l’œuvre d’auteurs qui, d’après les mots-mêmes de l’artiste « portent un regard éthique sur le monde, tout en le prenant à bras le corps. »2 Aussi éloquentes et séduisantes que furent ces natures mortes combinées à différents types d’objets usuels (tuyaux, parpaings, ou pots plus ou moins designés…), à peu près tout ce qui me reste désormais de cette exposition est contenu dans ce titre interrogatif et à son habile association de concepts. Comme le dirait Vinciane Despret, il y avait là une « bonne question » : de celles qu’on ne pense pas nécessairement à se poser mais qui, une fois formulée, donnent matière à réfléchir. Comment, il est vrai, s’adonner à une passion en apparence aussi futile sans entraver la droiture nécessaire à l’expression d’une pensée politique radicale ?
Je ne sais pas si Ben Saint-Maxent est révolutionnaire, mais je crois sincèrement que lui aussi porte un regard éthique sur le monde – et que cela ne se limite pas à des prises de position complaisantes à vrai dire. Je sais aussi qu’il aime les fleurs. Il les aime à tel point qu’il en met d’ailleurs un peu partout : sur les réseaux sociaux (où il se pare régulièrement de leurs atours colorés, sous le pseudo de Tournesol Ben), en signature de ses e-mail, sur son site dont le curseur prend la forme d’une élégante pâquerette, dans son petit jardin niché sur les hauteurs de la Belle de Mai et, bien entendu, dans ses expositions. La dernière en date, Everybody, installée dans un espace vitré de la Cité Radieuse à Marseille consistait justement en cela : une exposition de fleurs, dont je ne m’aventurerais pas à indiquer les variétés, mais qui de loin paraissaient plutôt banales malgré leurs tailles – du genre de celles qu’on ramasse le long des routes, l’été. En guise de vases, c’est dans des baskets usagées posées verticalement que leurs tiges épaisses pénétraient, traversant le contrefort pour se loger dans le bout. Quelque chose d’une greffe contre-nature s’effectuait dans ce rapprochement : celle, évidemment, d’une matière vivante plongée dans un accessoire manufacturé destiné à devenir l’écrin brandé de son flétrissement ; celle, encore, d’une culture urbaine transpercée par ce qui pourrait apparaître comme son refoulé champêtre et organique. Mais plus que des aberrations ou des règlements de comptes, ce que l’artiste nous livrait ici ressemblait davantage à des hommages. Pour preuves, ce poème écrit en lettres capitales, scotché contre les vitres donnant sur l’espace d’exposition :
« J'AI PRIS LA SOLITUDE
EN AMITIÉ
DEPUIS QUE MES FRÈRES
SE SONT FOURVOYÉS
DANS LE SPECTACULAIRE
LA SORTIE PAR LA GRANDE PORTE
S'IL NE DOIT Y EN AVOIR QU'UNE
CE SERA LA PLUS BELLE
LA PLUS INTENSE
LA PLUS INVENTIVE
LA PLUS PERCUTANTE
PLUS FOLLE QUE CELLES
QUE L'ON VOIT AU CINÉMA
IL FAUT MARQUER LES ESPRITS
ÉCRIRE UN STATEMENT PAR LE SANG
CASSER L'ÉPHÉMÉRITÉ DE LA ROSE
ET S'INSTALLER DANS LES PENSÉES
TEL UN ROCHER »
Les godasses avaient donc fleuri pour commémorer ces existences dont nous ignorons tout, et désormais comme symboliquement échouées dans l’exposition. De la même manière, quelques mois plus tôt, avaient déjà fleuri des capsules de protoxyde d’azote dispersées au sol de l’installation Adieu la poésie. Pas de verticalité célébrative cette fois : les contenants détournés en micro réservoirs à eau ayant été renvoyés à leur habituel rejet post-usage. La vidéo qui tournait derrière, dont Ben Saint-Maxent a aussi composé la musique – semblable à une techno clapotante ou étouffée, diffusait des images de free party, auxquelles faisaient au même titre références les superpositions d’enceintes qui l’entouraient. Sur la projection, les corps dansants cadrés de près formaient une assemblée bigarrée et anonyme rendue aux gestes universels de la fête. Mais l’ambiance générale de l’installation, elle, ne semblait pas totalement s’y mêler. Était-ce dû aux rythmes désaccordés, qui faisaient balancer les bras et les jambes dans la vidéo sans qu’aucun véritable rapport ne s’établisse avec la musique ? Ou à la lumière rouge qui nimbait cet espace, et donnait aux capsules d’aluminium des reflets incandescents ? Les mots de l’artiste, là encore affichés dans le lieu, soulignait à nouveau cette mélancolie, continuant d’inscrire le travail dans un registre mémoriel.
« TU SUIS MES MOUVEMENTS
COMME UN FANTÔME
JE DANSE L'HABITUDE
ET LA NOSTALGIE »3
Si toutes ces fleurs viennent évidemment marquer, dans ce travail comme dans les cérémonies les plus officielles, la trace vivace du souvenir, elles n’en restent pas moins liées à un ensemble d’objets qui communément ne servent pas de support aux commémorations. Les baskets usagées, que Ben Saint-Maxent trouvent sur le chemin qui le ramène chez lui, ou les capsules de gaz hilarant qui jonchent les caniveaux apparaissent ainsi comme les attributs ordinaires d’une certaine jeunesse. Une jeunesse qui ne lui est évidemment pas étrangère, et qu’il ne caricature donc pas, mais à laquelle il signale son attachement intime. Et c’est peut-être à cet endroit de l’intime – ou disons, de manière plus nuancée, d’une proximité affective qui n’est pas feinte – que la pratique de l’artiste se distingue d’autres plus pompeuses ou grandiloquentes. En ce sens, au même titre qu’un nombre croissant d’artistes visibles actuellement sur la scène française, il appartient à une génération pour qui les enjeux formels sont mis au service de l’expression, plus ou moins affirmées, de ce qui les unit à leurs contextes de vie.
On sait, bien sûr, que les artistes sont, de facto, imprégné·e·s de l’époque qu’ils et elles traversent, et que cette humeur du temps agit dans l’œuvre par des biais divers – sans pour autant que cela fasse toujours l’objet d’un positionnement manifeste. Les contextes de vie auxquels je fais référence sont donc ceux d’un présent vécu, et partagé, avec celles et ceux qui constituent une communauté qui n’en porte pas le nom, mais avec qui se construisent continuellement de nouvelles manières d’appréhender le quotidien. Il s’y formulent autant de propositions critiques que d’idéaux différents que ceux ayant scellées les fondations de la société telle qu’elle nous apparaît encore largement. Cependant, plus que des considérations distanciés, c’est à travers des engagements quotidiens, et une attention soutenue à leur entourage humain et environnemental que ces artistes, et leurs pratiques, se consacrent.
Retour aux fleurs. Lorsque nous nous sommes rencontrés, Ben Saint-Maxent m’a parlé de ce jardin que j’évoquais plus haut. Moins pour me préciser le type d’espèces qu’il comptait y faire pousser (avait-il déjà cerné mon ignorance en la matière ?) que pour évoquer son désir d’autonomie. En effet, pour lui qui compte tant sur les fleurs dans son travail et en dehors, se tourner vers les commerces spécialisés ne représentent dans la majorité des cas ni une aubaine économique, ni un choix écologique cohérent. Le but avoué quant à la poursuite de ses installations est donc de les garnir exclusivement de fleurs provenant de sa propre culture. Un souci d’indépendance qui rejoint celui de faire avec ce qui lui est proche et le concerne le plus directement. Il ne faudrait pour autant pas prendre cela pour l’expression malheureuse, ou narcissique, d’un retour à soi : c’est au contraire l’attitude modeste qu’adopte l’artiste pour qui l’œuvre n’a pas vocation à guérir le monde dans sa globalité, mais à comprendre la place qu’il, ou elle, a choisi d’y occuper.
Un dernier détour par les poèmes de Ben Saint-Maxent, suivi de la consultation des notes prises lors de nos différents échanges, me pousse à me saisir d’un livre qui affiche sur sa couverture – restons dans le thème – l’image d’un pissenlit. Par dessus la fragile fleur blanche, une autre question, plus importante encore que celle qui introduisit ce texte, est cette fois posée par la philosophe Judith Butler : « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? ». Je me tourne vers cet ouvrage d’une part car il me semble qu’il traduit un questionnement auquel l’artiste a dû – et doit encore régulièrement, comme toute personne pourvue de morale – se confronter. D’autre part, parce qu’il m’apparaît que par le biais de son travail, il parle peut-être plus qu’il est d’usage de ces vies auxquelles si peu de cas sont faits. L’autrice américaine les appelle, elle, les « sans deuil ». Une personne sans deuil se percevrait, selon ses mots, « comme une sorte d’être dont on pourrait faire l’économie, une personne qui sait, à un niveau affectif ou corporel, que sa vie n’est pas digne de soin, de protection ou de valeur. »4 Un peu plus loin, elle précise qu’il ne s’agit pas de soupçonner que ces sans deuil ne seront pas pleurés par leurs proches, mais que ces pleurs n’auront de place que dans l’espace restreint de la « pénombre de la vie publique »5 - c’est à dire là où leur existence était déjà reléguée. C’est à cela, je crois, que tente de répondre l’œuvre de Ben Saint-Maxent : porter de la lumière sur cette pénombre – et comme on cultive les liens qui rapprochent de ces êtres cher·e·s, entretenir un jardin.
Notes :
1 Camille Henrot, « Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ? », galerie Kamel Mennour, Paris, du 06.09 au 06.10.2012
2 https://slash-paris.com/articles/entretien-camille-henrot
3 Pour cet extrait comme pour le précédent, je renvoie au site documentdartistes.org qui présente l’intégralité de ces poèmes.
4 Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Rivages poche, Paris, 2020, p. 54.
5 Ibid.