Anne-Sophie Turion
[Le texte qui suit a été écrit dans le contexte d’une intervention orale qui a eu lieu le vendredi 5 juillet 2019 à l’Ahah (Paris), envisagé comme un chapitre d’une performance existante d’Anne-Sophie Turion et Jeanne Moynot qui prend pour titre Ça reste entre nous. Une tentative de texte à haute voix, trois voix qui croient se comprendre.]
(…)
Silence. Richard rejoint la scène, il vient s’assoir entre Jeanne et Anne-Sophie.
Bonjour, je suis Richard Neyroud, je suis commissaire d’exposition et j’ai rencontré Anne-Sophie cette année à l’occasion d’un appel à projet proposé par Documents d’artistes et l’association C-E-A. J’ai rencontré Jeanne par ailleurs en 2011 à Marseille lors d’une fête à la Friche de la Belle de Mai pendant Artorama, mais je suis le seul à m’en souvenir. On s’est rencontrés par la suite à plusieurs autres reprises à Paris, Blois, Mulhouse et Badenweiler, en Allemagne, où nous avons fait plus ample connaissance. J’ai toujours suivi de loin le travail de Jeanne, et son duo avec Anne-Sophie, j’ai regardé des vidéos sur youtube, sur facebook et sur leurs sites internet. Lorsque j’ai rencontré Anne-Sophie, nous avons parlé de son travail personnel, de ses collaborations, et en particulier de son duo avec Jeanne. Nous avons parlé de leur nouveau projet Belles Plantes évoquant l’expérience du temps, de la vieillesse, et Anne-Sophie fait référence à la madeleine de Proust. Et nous avons regardé un extrait de la présente performance Ça reste entre nous, et lorsqu’arrive le passage où Jeanne déclame son homosexualité au public, Anne-Sophie rit et me dit que ça commence à être récurrent dans leur duo : ‘Jeanne et son homosexualité’. Un peu brusqué, je ne peux m’empêcher de penser que c’est bien là une réflexion d’hétérosexuelle, et je comprends alors une autre réalité de leur travail, une autre réalité de leur duo, je comprends que la référence à la madeleine de Proust a quelque chose d’autre à nous dire, d’autant plus qu’en ce moment je me suis lancé dans la lecture des 7 tomes de La Recherche du temps perdu, et j’aimerais revenir sur cet extrait de la fameuse madeleine de Proust qui nous intéresse ici :
« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913).
Un silence. Anne Sophie dit : “Très beau.” Jeanne dit : “Oui très beau.”
Je comprends alors que la madeleine de Proust a quelque chose d’autre à nous dire d’autant plus que je réalise entre-temps que le village de Combray est en réalité le village d’Illiers, commune française située dans le département d’Eure-et-Loire en région Centre-Val de Loire, population municipale de 2 800 habitants à l’époque du jeune Proust, village renommé en 1971 Illiers-Combray en hommage à Marcel Proust. Je réalise alors que ce village se trouve être le lieu de naissance de mon arrière-grand-mère Simone Marchal, née Simone Berthe Yvonne Véron le 28 mai 1910, à 11 heures du matin, rue Serpente, à 200 mètres de chez la tante Léonie et de la madeleine de Proust. Simone Berthe Yvonne, fille de couturière et d’un ouvrier maréchal ferrant. Je me plais à penser que ses parents, mes arrière-arrière-grands-parents, aient rencontré le jeune Proust dans le village d’Illiers et je ne m’en doutais pas, parce que chez moi personne n’a jamais ni lu ni parlé de Proust et si l’on parle des souvenirs d’enfance à Illiers-Combray, on parle d’une vie grise, sale, pauvre, imprégnée d’alcool du matin au soir.
Je trouve cette apparition du maréchal ferrant dans la Recherche, croisé pas loin du chemin de halage, je cite : “À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme (...)”. Simone Berthe Yvonne, dont j’étais l’arrière petit fils unique, 3 générations d’enfants uniques, une succession de générations de femmes, une mère, une grand-mère, une arrière grand mère, que j’ai connu jusqu’à mes 18 ans, sans rien savoir de Proust, de la madeleine, du maréchal ferrant au bord du chemin de halage.
Je me suis alors embarqué dans une nouvelle passion littéraire par le prisme de ma propre histoire. Je me laisse bouleverser par l’écriture dialogique de Proust, par sa lecture de l’homosexualité dans ce qu’il nomme “inversion” (que l’on peut littéralement définir en anatomie comme un “retournement anormal d’un organe sur lui-même”). J’en viens aussi à sa passion amoureuse pour Albertine, sa jalousie pour Albertine qu’il suppose vivre son homosexualité avec d’autres femmes, le personnage de Charlus et ses expériences sado-maso dans un hôtel de passe parisien.
Quand on parle de Proust, on parle de la madeleine, de l’expérience du temps, du principe de réminiscences, de la longueur des phrases, mais on oublie souvent de parler des homosexuel·le·s de Proust, on oublie de parler de sa passion pour Alfred Agostinelli, chauffeur de Proust de 1913 à 1914 qui inspira le personnage d’Albertine, Alfred mort en pleine mer au large d’Antibes en mai 1914 à l’âge de 25 ans lors d’une chute en aéroplane, un aéroplane offert par Proust lui-même avec l’inscription d’un vers de Mallarmé: Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui...
Quand on parle de Proust, on ne parle pas d’aéroplane, on ne parle pas de la mort d’Alfred, amenant l’écriture du 6e tome de la Recherche “La disparition d’Albertine”, la disparition d’Alfred, la fascination de la fiction de Proust en comparaison avec sa propre réalité : Albertine / Alfred, Alfred / Albertine… Je me plais à lire la Recherche en changeant les féminins par des masculins, la lecture en est plus réelle.
Quand on parle des performances d’Anne-Sophie et de Jeanne, on parle de leur humour, on parle des questions de production dans le travail d’artiste et de la complexité d’un duo d’artistes, on parle de leurs prises de bec sur scène et dans la vie réelle, on se demande jusqu’où ce qu’elles racontent est vrai ou non, certains diront même que Jeanne fait son coming out sur scène. Mais on oublie l’hétérosexualité d’Anne-Sophie. On oublie l’hétérosexualité d’Anne-Sophie parce qu’on s’en fout. Son hétérosexualité est tout à fait ordinaire, son hétérosexualité est tout à fait banale. Avant que Jeanne n’affirme son homosexualité, Anne-Sophie n’avait pas besoin de se poser la question de son hétérosexualité, elle n’avait pas besoin d’y réfléchir. Autant Jeanne a lu “L’homosexualité pour les nulles”, alors qu’Anne Sophie n’a jamais lu “L’hétérosexualité pour les nulles”, simplement parce que ce livre n’existe pas. Quand Jeanne dit qu’elle est homosexuelle, Anne-Sophie est obligée de se penser comme hétérosexuelle. La déclaration de Jeanne pousse Anne-Sophie à considérer son hétérosexualité différemment, et ainsi à se réaliser pleinement en tant qu’hétérosexuelle.
Jeux de regards.