A.Stella

par Jean-Emmanuel Denave
juillet 2019

Comme dans un récit de Beckett, le monde serait réduit à quelques éléments, à ses dimensions spatiales essentielles, à un peu d'ombre et de lumière… En l’occurrence, dans l'univers de A.Stella : une surface, de papier ou de toile, et cinq formes géométriques qui ressemblent à cinq lettres (Π, C, Y, T, E). Cinq formes qui, en négatif, induisent chacune leur « double » complémentaire. Cela paraît aussi simple qu'une poignée d'axiomes d’Euclide rendant possible toute une géométrie, ou que quelques lettres rendant possible toute une structure linguistique. 
Sur une toile rectangulaire, un « graphème »* est, par exemple, peint en blanc brillant, tandis que son complémentaire est peint en blanc mat. Sur une toile voisine de même format, le graphème est peint en blanc mat et son complémentaire en blanc brillant. Les deux tableaux composent un « Géogramme » et, déjà, le minimalisme géométrique d’A.Stella s’ouvre sur un abîme perceptif : plein et creux ne cessent de s’inverser, forme et fond de même, dedans et dehors. Et chaque tableau peut être considéré comme l’image en miroir de l’autre. 
Les Géogrammes sont comme des scintillements d’une surface. On croit que l’artiste inscrit un signe sur une surface et délimite, ainsi, un avant et un après (dans le temps), un premier et un second plan (dans l’espace). Mais, par ces jeux de brillance et de matité, de « pleins » et de « creux », de retournements incessants entre une forme et son ombre, A.Stella semble refuser l’inscription définitive, dans le temps comme dans l’espace. Chaque graphème clignote, scintille, se dédouble et se renverse, s’avance et recule… Il est miroitement, puissance inhérente à la surface, émission de signe perceptif qui reflue ensuite vers son lieu d’origine. 


Percepts
A la limite, A.Stella ne peint pas des formes ni ne sculpte des objets, mais, comme elle l'écrit elle-même, crée « une mécanique de perception » ; elle peint ou sculpte des « percepts » qui sont l'articulation entre deux formes, entre deux perceptions. Son œuvre s'auto-représente, s'auto-déploie, cherchant seulement à faire varier, « danser », nos perceptions visuelles. 
L’origine des « images » n’est pas extérieure à la surface, rien ne vient s’y projeter à proprement parler : mais des qualités différentes de peinture, des qualités de lumière, viennent y réveiller des formes potentielles, jamais totalement « fixées » ni « délimitables ». Paradoxalement, l’aridité et la précision géométriques des graphèmes ne cessent de glisser de place en place, de se dissoudre, de s’alléger. Nous entrons avec A.Stella dans une sorte de palais des glaces, un labyrinthe à la fois clos sur lui-même et infini.


Relief
Passant de la toile au papier, A.Stella passe aussi au relief, et de deux à trois dimensions. Est-ce alors la « fin » de la surface, son creusement et son bombement en volume, son arrachement à la planéité ? Oui et non. « Par incisions verticales et articulations horizontales, sans ajouts ni déductions, d'une feuille de papier je dresse cette nouvelle dimension. L'incision/articulation agit sur le recto et le verso de la surface du papier en simultané et produit la perception de deux éléments par leur projection qui les place, l'un en premier plan, l'autre en arrière-plan. » écrit l’artiste à propos de ses « Planogrammes ». 
La surface se plie et se déplie en graphèmes en relief. Mais, à nouveau, il s’agit là du déploiement des puissances de la surface : car tous les graphèmes en relief peuvent (potentiellement) se replier, se fondre à nouveau en une blanche surface de papier. Quel que soit le nouveau Planogramme réalisé par l’artiste, la surface demeure « retrouvable », « sous-jacente », elle reste d’une certaine manière inentamée. Les Planogrammes, comme les Géogrammes, sont des variations immanentes à la surface, mais des variations non isolées, articulées entre elles. Le « sujet » (tout à la fois : l’artiste, le geste créateur, l’œuvre produite) est dans les plis, dans l’entre-deux des formes, dans leur rythmicité et leur respiration. 


Langage
Cette tautologie géométrique, infiniment variée et infiniment légère, est, selon moi, traversée par une autre dimension. Les « graphèmes » sont des formes épurées certes, mais ce sont aussi de quasi-lettres. Ils font signe (muet, indéterminé, fragmentaire) vers le langage, vers une articulation possible d'une parole inconnue, une langue étrangère. A.Stella a réalisé de nombreux livres d'artistes qui, pour elle, sont une manière encore de plier et déplier formes et surfaces, et de les relier entre elles. Mais, au-delà, ce sont néanmoins des... livres, et l’on ne peut s'empêcher d'y voir symboliquement des « textes » potentiels. 
La dernière œuvre de A.Stella est même une grande... bibliothèque ! Ou plus précisément un « Bibliogramme » : grand « T » évidé fait de planches de bois, dont le grand « U » complémentaire est, lui, rempli de multiples livres d'artistes. Le texte, les mots affleurent de plus en plus. 
Mais comme les formes ne désignent rien d'autres qu'elles-mêmes et leur articulation en percepts, les graphèmes et les signes ne délivrent ni signification ni message. Nous sommes à la limite de l'articulation langagière, à la limite du sens. Et nous sommes, aussi et surtout, à la frontière entre la représentation de lettre et la représentation de chose. Aussi abstraite soit-elle, la « lettre » de A.Stella ne se détache pas de sa condition concrète de forme. 
La structure géométrique des choses, la structure linguistique de la langue, les conditions de visibilité et les conditions de lisibilité sont, chez A.Stella, « matérialisées ». Et mises sous tension les unes avec les autres. Avec économie, légèreté, élégance.

* Pour reprendre le terme utilisé par Françoise Le Roux afin de désigner chacune des quasi « lettres » d'A.Stella

Biographie de l'auteur·e

Jean-Emmanuel Denave est critique d'art et journaliste culturel pour plusieurs médias (La Vie, Télérama, ELLE, Le Petit-Bulletin). Auteur de textes pour des catalogues d'expositions et des monographies d'artistes contemporains, ses domaines de recherche et d'écriture sont les frontières entre arts plastiques et écriture, les liens entre création et psychanalyse.

A.STELLA, G3, 2004
Peinture à l'huile sur toile, 160 x 120 cm
A.STELLA, G2 / GÉO-PLANO 2 (MURAL), 2010
175 x 120 cm
A.STELLA, 2014
4 éléments : découpe, graphique, planogramme, peinture, 2014. 90 x 85 x 2 cm
A.STELLA, PLANOT4, 2004
192 x 144 x 4 cm
A.STELLA, LE LIVRE ET LE PLANOGRAMME, 2010
A.STELLA, BIBLIOGRAMME, 2019
Vue de l'Installation/Exposition "Bibliogramme", Galerie de la Médiathèque Jules Verne, La Ricamarie, 2019
A.STELLA, BIBLIOGRAMME, 2019
Vue de l'Installation/Exposition"Bibliogramme", Galerie de la Médiathèque Jules Verne, La Ricamarie, 2019