Don't ever forget how precious you are
Nos campagnes ne se ressemblent pas. Pourtant, nous sommes nombreux·ses à associer nos premières heures de liberté et d’errance, seul·es ou en bande, à la bagnole. Ce n’est donc pas un hasard si Ben Saint-Maxent et Johanna Cartier utilisent la voiture pour mettre en scène les stigmates de leur jeunesse.
Aux abords d’une Citröen Saxo, Ben Saint-Maxent suspend le temps autour d’une virée entre ami·es et réveille la nostalgie de nos nuits cramées dans la lumière des phares. Garée, elle projette les souvenirs de nos bromances et laisse entendre, portes ouvertes, que l’on pourrait bien traîner encore ensemble. Mais là d’où l’on vient, il en manque au moins un ou une. Celles et ceux qui manquent le plus sont les mêmes qui n'ont pas eu le temps de partir. Et c’est en revenant vivre aux côtés de celles et ceux qui sont resté·es, que Ben Saint-Maxent comprend ce qui lui manquait tant dans le monde d’avant. La rupture est nette. L’écriture devient le commencement, le script des scénarios à venir. Sous forme d’épitaphes 2.0, Ben Saint-Maxent poste par bribes ce qui pourrait bien être une autofiction. Des mots à l’image, il n’y a qu’ un pas. La première fois, c’est dans une villa. Elle lui rappelle la maison abandonnée où ils et elles se retrouvaient. En sa mémoire, il écrit sur les murs. L’histoire suit le parcours de baskets, disposées çà et là, chacune esseulée, toutes plantées dans le sol comme marchant sur la pointe des pieds, toutes accueillant dans leur creux des fleurs coupées. Entre ces deux instants, il occupe une vitrine, l’occasion de jouer avec la street. Pas celle qu’il fantasmait depuis son village mais celle qu’il habite désormais, celle d’une époque où la jeunesse s’enivre de petites bouteilles d’azote. Cette trilogie est peut-être le premier chapitre de son récit. La suite est en cours et s’inspire du vivant, de ses amis d’enfance et du jardin qu’il cultive, de ce qu’il voit grandir.
Si les paysages du massif de l’Esterel font naître la poésie et le romantisme chez Ben Saint-Maxent, c’est l’ambiance pesante des disparu·es de l’Yonne qui hante Johanna Cartier. Elle, qui a fui sa campagne et toujours angoissé d’y revenir, se retrouve forcée à renouer avec son passé au volant de son AX. Avec elle, Johanna change les heures en kilomètres. Au départ, elle filme son quotidien et celui de son frère, puis, se saisit de son histoire personnelle et interroge les causes et les conséquences de l’isolement des « laissé·es-pour-compte ».
À partir d’une véritable pratique de terrain au sein des milieux qu’elle explore, elle développe une approche sociologique, dessine les contours d’une cartographie du vide et de l’ennui, et dresse le portrait d’une France en marge, à contre-courant. Derrière l’aspect pop voire bling-bling qui jaillit de ses installations, se cache la critique d’une société classiste et sexiste. Au travers des univers, des figures et des objets qu’elle met à l’honneur, elle fracasse au sol les clichés et les préjugés qui nous enferment. Avec humour et tendresse, l’artiste génère la prise de parole et la prise de conscience des victimes comme des bourreaux, et tend à la résilience. Car « si nous voulons nous pardonner les uns aux autres, commençons d'abord par nous comprendre les uns les autres » (Emma Goldman).
Damien Rouxel et Brandon Gercara remettent en question des discours ancrés et des normes établies. Tout·es les deux sont imprégné·es d’un fort héritage culturel – le monde agricole pour Damien, la culture créole réunionnaise pour Brandon – qu’iels ont d’abord rejeté avant de s’en emparer et de l’embrasser fièrement. Leurs œuvres offrent une série de nouvelles représentations et de possibles imaginaires collectifs et queer. Brandon Gercara et Damien Rouxel militent pour les droits des LGBTQIA+, chacun·e à leur échelle, dans des zones géographiques où le manque (voire l’absence) d’ « espace social » favorise l’exclusion. Tout·es les deux utilisent la culture populaire comme un outil pour briser les tabous, rendre visibles et accessibles une pensée critique de notre société occidentale, les sources de dominations qui se chevauchent et se renforcent mutuellement, et, pænser les liens entre les classes et les genres.
Si Brandon Gercara trouve sa place en faisant communauté sur l’île de La Réunion et les territoires ultramarins, Damien Rouxel se rapproche – chaque jour, un peu plus – de la frontière qui le séparait de sa famille. À la ferme comme en société, tout le monde joue son rôle et participe au travail photographique de l’artiste. Tout est naturel ou presque. Sa sœur, sa mère et son père exécutent leurs journées comme ils et elles en ont l’habitude. Damien, lui, incarne la figure du marginal et s’amuse, comme il l’a toujours fait, à jouer de son image, à être un autre.
L’environnement des deux artistes forme les décors dans lesquels iels se mettent en scène, élaborent des micro-performances, et retraversent les codes de l’Histoire de l’art.
Se jouer des codes de l’art contemporain dans le but de créer des zones de rencontres et de dialogues, pour renouer les uns avec les autres, répondre à des défis sociaux, politiques et culturels, sont aussi des stratégies et des méthodes de travail déployées par Anaïs Touchot et Marion Mounic. Chacune convoque l’intime et pense des espaces de résistance via des dispositifs ou des protocoles qui détournent les enjeux de l’exposition ou du marché de l’art et permettent la croisée des publics et des modes de pensée. Elles fabriquent des contextes et imaginent des environnements propices à l'échange, au partage et à la discussion.
Marion Mounic interroge la limite entre le vécu et le perçu, questionne ce qui constitue nos identités et altère notre vision du monde. L’artiste fait des allers-retours entre le Maroc et Sète, sa ville d’attache. Ses œuvres sont des retours d’expérience et la traduction de sensations éprouvées au fil de ses observations, de ses voyages et de ses rencontres. Dans la rue, sur la plage, en cuisine ou à l’atelier, elle porte une attention particulière aux gestes qui reflètent la mémoire d’une histoire, transmettent un savoir et forment des « micro-territoires » dans l’espace public et/ou dans la sphère privée. L’artiste étudie et reprend la géographie de lieux fédérateurs qui accordent l’espace et le temps, servent de prétexte et favorisent la réunion, la réflexion et la solidarité.
Si Marion Mounic s’attache à nos actions, Anaïs Touchot s’attaque au langage. L’artiste s’adresse directement à nous et propose ses services par le biais de pancartes et de slogans qui se jouent des injonctions capitalistes au bien-être et à l’accomplissement de soi. Ses œuvres se réapproprient les formes de luttes et de pratiques amateurs et manifestent contre le devoir de performance, de productivité et de réussite qui pèse sur l’artiste et sur chacun·e de nous. Anaïs Touchot conçoit toujours en relation avec celles et ceux qui feront œuvre avec elle, et se préserve d’un marché de l’art, de son jargon et des leviers, qui prétendent définir la légitimité d’un travail et/ou de sa valeur.
Les œuvres de Johanna Cartier, Brandon Gercara, Marion Mounic, Damien Rouxel, Ben Saint-Maxent, et Anaïs Touchot, intègrent la valeur collective du « je » telle que définit par Annie Ernaud. Elles dépassent la singularité de l’expérience, nous libèrent et nous affranchissent : elles nous empouvoirent.
Aurélie Faure
Texte produit par le Réseau documents d'artistes et Aica – France, Point de vue, 2023. En partenariat avec The Art Newspaper France.