Yves Chaudouët
Depuis son arrivée à la direction de La Criée, Sophie Kaplan a mis en place un cycle de trois « saisons », inspirées du triptyque poétique de Raymond Queneau : Courir les rues - Battre la campagne - Fendre les Flots. Un artiste est « associé » à l’élaboration de chaque saison. Ce mode innovant de collaboration, en mettant les artistes encore plus « au centre », instaure aussi une nouvelle façon de travailler dans la durée, au plus près du processus créatif. Jan Kopp a choisi la première saison, Ariane Michel la dernière.
Yves Chaudouët, déjà identifié pour ses relations avec l’univers aquatique, a préféré la saison du milieu. Il s’agissait dans le mouvement centrifuge opéré par le triptyque de Queneau et de la Criée, de sortir de la ville, d’aller aux alentours, de Rennes Métropole à la campagne…
Si Sophie Kaplan a demandé à Yves Chaudouët de porter la saison Battre la campagne c’est sans doute parce qu’ : « Artiste jardinier, Yves Chaudouët peut donner à un même sujet des formes diverses, faire subir à un même objet de nombreuses transformations. Dans un mouvement réflexif, il fait du processus de création la matière tangible de ses oeuvres, qu’elles soient littéraires, picturales, spectaculaires. La campagne que bat Yves Chaudouët est multiple : elle est sauvage, faite de roches animales et d’herbes hautes ; elle est parcourue par des chercheurs d’indices, des glaneurs et des fous ; elle est domestiquée, bâtie et cultivée ; elle grouille de vies, d’ennui parfois aussi ; elle a des ciels immenses et des terres insoupçonnées.
Pour la saison Battre la campagne, Yves Chaudouët propose une exposition qui déborde les murs de La Criée pour aller s’allonger dans la campagne rennaise, invite à sa table sa compagnie de théâtre et d’autres fertiliseurs, initie des journées d’études, et plus largement, nourrit la programmation de ses intérêts, idées et recherches. »
« Mes premiers tableaux étaient soit des portraits, soit des paysages nocturnes peints sur de très grands formats, à partir d’images de textes ou de films. Tout en ne sortant guère des murs de l’atelier, j’y creusais en quelque sorte des fenêtres donnant sur un horizon sombre et venteux, où une ultime lueur perçait les nuages et éclairait un arbre, quelques bosquets tout au plus.
Au cours de ce travail, un jour, vers 1995, je sortis. Je voulais aller voir dans le paysage réel ce qui fondait mes vastes fantaisies romantiques. Muni d’un appareil photographique aux optiques aussi graves que mes intentions de l’époque, je me suis accroupi à toucher les lichens, les pousses de pivoines, les champignons, les fougères, les sources, mais aussi toutes sortes de curiosités quotidiennes qui poussent entre les pavés des villes et en grand nombre dans les terres sauvages du Cantal où je m’établissais. Guidé alors par certains voisins paysans qui, en sages grammairiens, m’enseignèrent deux ou trois choses essentielles à la lecture des forêts, des vallées, des cours d’eau, des collines, je pénétrai leur intimité, troquant couleurs et objectifs pour des outils plus botaniques.
Je ne revins pas de cette « expérience » du paysage. Je délaissai les formats immersifs devenus superfétatoires et tout outil qui ne fût pas portatif. Ce fut le début d’un voyage de plus en plus léger au cours duquel je croisai Sophie Kaplan. Je pense qu’elle m’a aperçu au loin sur un sentier, observant le voyage. Je vais donc tenter pour toute une saison de La Criée de lier ce que j’ai glané au coeur de ces paysages, d’abord en les peignant, puis en y étant.
Peut-on pour autant nommer cela « campagne » ? Première question peut-être parmi les nombreuses que nous nous poserons, puisque ce qui se dégage essentiellement de l’expression « Battre la campagne », reprise malicieusement par Queneau, est qu’elle est interprétable. Retenons donc pourquoi pas sa capacité toute poétique, exemplaire, à nous interroger, à ne pas laisser la lave se figer. »
I. Exposition A l l e r dehors.
Commissariat : Yves Chaudouët et Sophie Kaplan
« Pour l’exposition collective intitulée A l l e r dehors (ligne extraite de mon livre Essai la peinture par Sophie Kaplan, dont elle a souhaité également conserver la typographie, l’inter-lettrage qui évoque la marche), je n’ai pas souhaité subdiviser l’espace de La Criée par des cloisons. J’ai préféré conserver l’intégrité du lieu, tout en créant des séparations poreuses au moyen d’un système de palissades.
Ainsi, on pouvait à la fois isoler l’oeuvre de tel ou tel artiste, mais aussi avoir le sentiment de se promener dans un espace libre. D’autre part, on entrait dans l’exposition grâce à un « sas » figurant l’entrée d’une sorte de maison de campagne. En passant cette « fausse »porte, à la fois on « sortait » du dehors de la ville et on « entrait » dans celui proposé par l’exposition.
Dès la conception, j’avais décidé que le bois des palissades serait utilisé pour la construction de la future « table gronde » de mon exposition personnelle, à la fois par souci de tuiler le discours des deux expositions (le bois vertical couché qui devient un plateau, cf. chapitres 18 et 19 d’Essai la peinture), mais aussi par simple scrupule. »
Extrait du communiqué sur l’exposition :
Yves Chaudouët a imaginé avec Sophie Kaplan cette exposition collective qui a pour sujet la campagne, une campagne regardée et parcourue par l’homme, de son point de vue. Une campagne que l’on bat, au propre comme au figuré. Se demandant si l’idée même de la campagne n’est pas illusoire,l’exposition regarde ce qui la compose, ses matières, ses éléments, ses occupants, végétaux, animaux, minéraux. Elle s’interroge sur notre rapport au paysage, sauvage, domestique, d’aujourd’hui.
A l l e r dehors : sortir des sentiers battus, aller voir ce qui vit et remue à la marge, rendre compte de la diversité du monde naturel alentour, de ses perceptions et de ses représentations. Avec : Antoine Boutet, Mark W. Brown, Cécile de Cassagnac, Paul Cox, Catherine Rannou, Hannah Rickards, Olivier Roller + Richard & Cherry Kearton / Colin Sackett ed.
Yves Chaudouët imagine et conçoit une scénographie particulière pour l’exposition, qui propose aux visiteurs de sortir alors même qu’ils entrent dans l’espace du centre d’art, de se rendre dans un dehors poétique et mental. La pièce Conférence Concertante, créée par Yves Chaudouët au Théâtre Dijon Bourgogne, s’appuyait déjà sur une réflexion à partir de La pensée du dehors de Michel Foucault.
II. La Table gronde, exposition personnelle d’Yves Chaudouët. 13 mars - 17 mai 2015
Le principe originel de la Table ronde était de pouvoir se réunir en évacuant le principe même de préséance, le « risque » d’une présidence. Yves Chaudouët part de cette utopie pour installer à La Criée une table ronde si grande – quarante mètres de circonférence – qu’elle ne peut entrer toute entière dans l’espace du centre d’art.
La partie centrale de La table gronde – c’est son titre – est installée à La Criée. Les deux autres parties de la table se retrouvent, demi-lunes satellites, Au bout du plongeoir à Thorigné-Fouillard et au Théâtre de Poche à Hédé. Activées régulièrement, elles se fondent dans le paysage et se confondent au temps qui passe et qu’il fait, ainsi La table gronde dans le paysage !
Que ses morceaux soient en ville ou à la campagne, La table gronde est une invitation à s’y asseoir, à s’y mettre : pour échanger, feuilleter, faire, contempler, ou écouter, etc. Son plateau n’est pas qu’un clin d’oeil au spectacle vivant : se transformant à l’occasion en scène nomade, il porte réellement des acteurs, des orateurs, des musiciens.
À La Criée, autour de la table, sont accrochées des peintures sur bois de 40 x 40 cm. Ces tableaux sont des portraits de personnes qui ont posé une ou plusieurs fois pour l’artiste. Partiellement effacés et repris à chaque séance de pose, palimpsestes du temps sur les visages, ces portraits vont et viennent, mobiles, transportables, de passage. Dans les autres salles du centre d’art, Yves Chaudouët présente deux films inédits : une fiction qui raconte la quête d’un artiste-saumon – interprété par l’acteur Yann Boudaud – à la recherche d’une source perdue ; un film en 3D qui prolonge les propos des tableaux et de la fiction en égrenant des portraits filmés, sonorisés par la voix du même Yann Boudaud en train de lire des passages de la dernière parution de l’artiste*. ( > lien sur le texte de Céline Flécheux : « Peinture, Portraits » )
L’exposition La Table gronde est une invitation à se demander qui est l’autre : l’autre peint, l’autre filmé, l’autre dit, l’autre lointain, l’autre présent. Il y est question de nomadisme, de donnant-donnant, de jardinage sur le terrain de l’art. Se demander aussi : comment (va) l’autre ? (Communiqué de presse de l’exposition)
En partenariat avec Le Théâtre de Poche, théâtre intercommunal de la Bretagne Romantique
Et avec Au Bout du Plongeoir, plateforme artistique d’expérimentations et de rencontres, Domaine de Tize à Thorigné-Fouillard
« J’ai imaginé une table ronde si grande qu’elle ne peut entrer toute entière dans le centre d’art. À la Criée, il y a la partie centrale. Les deux autres bouts de la table - demi-lunes et satellites - , se retrouvent, eux, dans la campagne rennaise. Le premier campe dans domaine de Tizé, à Thorigné-Fouillard, au Bout du Plongeoir. Le second à Hédé-Bazouges, village de la Bretagne romantique, au Théâtre de Poche.
Les terres d’accueil des morceaux de la Table gronde ont des caractéristiques communes :
Il s’agit de deux lieux de création tout à la fois bouillonnants, inventifs, prospectifs, expérimentaux et festifs; comme les ruines alentours l’attestent, la nature autour y est d’une romantique beauté; elles sont toutes deux situées dans des villes au nom composé.
De cette partition et de cette géographie nouvelle vont naître des rencontres et des usages inattendus… Où l’on pourra vérifier si les grondements de la table font le même bruit à Hédé-Bazouges, à Thorigné-Fouillard et à Rennes.»
> lien sur article de Mikaël Roy : « Il est venu le temps que la Table (g)ronde », dans Branded #10
Les 3 parties de La Table gronde réunies sur le site d’expérimentation Au bout du plongeoir,
Domaine de Tize à Thorigné-Fouillard
Œuvres produites pour l’exposition personnelle d’Yves Chaudouët La Table gronde
La Table gronde, 2015
Lambourdes, visserie / Sculpture en 3 parties : Vue de la partie centrale à La Criée
Diamètre total de la table = 12,54 m
Conseil : Virginie Bourgeacq et Serge Goacolou
Courtesy de l’artiste / Emanuel Von Baeyer, Londres © ADAGP 2015
Production La Criée centre d’art contemporain de la Ville de Rennes
III. Autour de La Table gronde
Les Impromptus, interventions dans et autour de Rennes, du 6 au 10 avril 2015
Durant une semaine, plusieurs membres de la compagnie Morphologie des Éléments, dont Yves Chaudouët est le directeur artistique, posent leurs valises à Rennes et proposent, avec ou sans rendez-vous, au hasard des chemins et de leurs promenades rennaises, plusieurs occurrences de saynètes, de lectures publiques, de jeux, de visites guidées…
Impromptu 1 : Promenade animiste
Cette visite singulière de l’Ecomusée de Rennes-Métropole, initialement nommée « visite animiste » est devenue, après le travail assez délirant, dans tous les sens du terme, de Juliette Kapla et Antoine Romana la visite de l’Écomomie. Les deux complices ont mis en scène l’ensemble de la troupe et orchestré le déroulé de la visite, ré-interprétant tous les espaces de l’Ecomusée et ses alentours comme s’il était une sorte de conservatoire d’un monde disparu, entièrement fondé sur l’économie de marché.
Avec Yves Arcaix, Sabrina Dalleau, Pierre-François Doireau, Juliette Kapla, Anaïs Müller, Thomas Pasquelin, Antoine Romana
Impromptu 2
Sous La Table gronde, Yves Arcaix et Antoine Romana lisent à haute voix un montage de textes d’Herman Melville.
Le public, assis, ou déambulant autour de la table peut faire l’expérience de l’exposition tout en écoutant cette bande sonore live.
Impromptu 3 : exercice de la « fonte »
Initié par l’acteur Thomas Pasquelin, nouveau membre de la Compagnie tout frais sorti de l’école du Théâtre National de Bretagne. Le service des publics de La Criée a demandé à la compagnie de bien vouloir, en intime collaboration avec les enseignants, élaborer un programme de travail scénique sur le texte, la présence… Sur cette image, les élèves doivent prendre le temps le plus long possible pour passer de la position debout à la position allongée.
Avec le Collège Angèle Vannier et le pôle artistique et culturel de Saint-Brice en Coglès.
La «Visite de traverse»
par Yann Boudaud et Yves Chaudouët dans le cadre de la Nuit européenne des Musées
À La Criée, Yves Chaudouët et l’acteur Yann Boudaud s’entretiennent à propos de La Table gronde, des chevaliers absents, de l’insurrection qui vient, de leurs projets artistiques en cours, qu’ils soient séparés ou communs : les films présentés à La Criée, le spectacle-film en chantier L’Usine ... De temps en temps, ils marchent, ensemble ou séparément, dans l’exposition. Yann Boudaud peut alors saisir sa cornemuse écossaise et se mettre à en jouer. Ils peuvent également lire des textes ou discuter avec celles et ceux qui souhaiteraient s’asseoir autour de l’immense table.
IV. « L’Art racine » - Journées d’études d’artiste - 14 et 15 janvier 2015
Imaginées par Yves Chaudouët, les journées d’études «L’Art racine» ont réuni les 14 et 15 janvier 2015 au Diapason (auditorium de l’Université de Rennes 1) les interventions de douze artistes, scientifiques et professionnels de la nature et de la culture, croisant arts et sciences, rapprochant au cours de tables-rondes originales des champs habituellement diamétralement éloignés, elles inscrivent l’art et la recherche à la racine de leurs observations.
A partir de postulats politiques d’artistes, dont celui de Barnett Newman, notre question centrale est : si l’art refuse le rôle de fleur de la société, la possibilité d’un art à sa racine existe-elle ? Quand certains « détenteurs » de l’eau considèrent que prôner l’accès gratuit à cette ressource essentielle à toute vie est « une position extrémiste », nous nous demanderons, par exemple, si la création artistique, par le biais de dispositifs économico-politiques, n’est pas moins captée que l’eau. Quid des semences, mais aussi de l’enseignement, du savoir, de la création ?
Placer l’art à la racine, est-ce affirmer une utopie en conflit contre une certaine réalité, où le statut et le rôle seraient divertissement, propagande, pure marchandise, somnifère tarifé, etc. ? Chaque fois que l’art est capté, quelle qu’en soit la manière, cela ne désigne-t-il pas une mainmise sur la liberté du sens, au profit d’une animation culturelle et divertissante, au détriment d’enjeux plus vitaux encore? Existerait-il ainsi, dans une démocratie qualifiée de globalitaire où même l’école peut devenir entreprise et la connaissance une économie, un « réalisme » artistique? Quel rôle les artistes et les chercheurs y joueraient-ils? Quelles sont les questions soulevées si l’on considère la création artistique par le prisme de la nature, si l’on envisage la « culture » par celui de la permaculture, par exemple? Quels sont les coïncidences, les problématiques communes, les rapprochements à faire, les enseignements, les perspectives à dénicher?