Sylvie Ungauer
BEYOND THE MASK: MASQUERADE
RÉSIDENCES D’ARTISTE
En février 2015, Sylvie Ungauer passe trois semaines au Sainsbury Centre for Visual Arts à Norwich, en Angleterre, pour une résidence de recherche et de production. À cette occasion, elle écrit, met en scène et chorégraphie un événement intitulé Beyond The Mask: Masquerade qui a pris la forme d’une visite guidée dans tout le bâtiment de Norman Foster.
Sylvie Ungauer et Antoine Huet reviennent sur cette expérience inédite à travers une conversation en trois actes ; il y est question de forme, d'histoires et d'usage.
Cet événement qui a eu lieu le 20 février 2015, a été pensé, conçu et réalisé à partir d’éléments empruntés au contexte historique, muséographique, social et architectural du SCVA et de l’Université d’East Anglia. La dimension relationnelle de votre démarche artistique, où la rencontre est envisagée comme un principe actif, vous immerge régulièrement dans des contextes variés, je pense ici à des œuvres comme Le Cameroun c'est le Cameroun (2014), Bunker/burqa (2012), La ville disparue, un voyage (2009), ou At Home (2000) ; contextes sur lesquels vous vous appuyez pour produire des formes à partir de médiums aussi différents que la vidéo, la sculpture, l’installation ou encore la performance. Dans cette perspective, comment est née l’idée d’investir le format de la visite guidée comme une intervention artistique au sein du Sainsbury Centre for Visual Arts ?
La proposition de résidence est venue du département éducation du Sainsbury Centre en lien avec leurs actions et les publics du musée. Je savais donc que je travaillerais de manière collaborative, c’est ce qui m’intéresse depuis de nombreuses années. Je provoque, ou elles viennent à moi, des situations qui induisent des rencontres car je travaille rarement toute seule dans mon atelier. Par exemple en 2000, j’ai effectué une résidence à l’Atelier Calder (ancien atelier d’Alexander Calder près de Tours), une immense maison/atelier à la mesure du travail d’un sculpteur américain. Je voulais rendre habitable cet espace vide, loin de la ville en invitant des voisins, ma famille, des étudiants, les membres d’une association de tricoteuses à travailler avec moi à l’installation At home. Nous avons tricoté ensemble au coin du feu pendant trois mois.
C’est un moyen de poser l’art au plus près du public durant toutes les étapes de sa production. L’échange s’effectue sur le faire ensemble, sur le partage du savoir faire. Autre exemple avec Bunker/Burqa en 2012 où pour réaliser des maquettes d’architecture de blockhaus construits sur le mur de l’Atlantique durant la deuxième guerre mondiale qui devaient être « portables » sur la tête, comme un chapeau, j’ai travaillé avec une modiste, spécialiste du feutre dans son atelier en Corrèze.
D’ailleurs il n’y a plus de public mais des « usagers » de l’art. Une situation, c’est aussi un lieu avec son histoire et les histoires des personnes qui « l’habitent », j’entends les comportements, le rapport du corps et de l’espace, le rapport d’usage qui constituent l’identité du lieu. Le projet du Sainsbury Centre est né de la donation de la collection de Lisa et Robert Sainsbury à l’Université de East Anglia dans les années soixante dix et à la construction d’un bâtiment signé Norman Foster sur le campus universitaire de Norwich. Le bâtiment a une double fonction : muséographie et enseignement. Donc des espaces pratiqués avec une grande amplitude horaire (il y a aussi un restaurant) et par des publics très divers, des chercheurs, des enseignants, des visiteurs de la collection exposée (scolaires, amis, touristes…), le personnel du musée (agents de sécurité, médiateurs, régisseurs, conservateurs…). J’ai donc étudié ce contexte spatial avec la photographie et en collectant des témoignages. L’architecture joue un grand rôle dans l’histoire et dans mon travail en général car elle conditionne cette activité et l’imaginaire d’un lieu. La visite guidée est souvent la première forme de découverte d’un musée. Proche de la performance, elle m’a permis de créer un événement de restitution de cette recherche en fin de résidence. Elle induit aussi le déplacement comme expérience d’un lieu et d’une histoire collective. Par exemple en 2009, j’ai réalisé le film La ville disparue, un voyage qui est un déplacement effectué de mon nouveau lieu de vie, la Bretagne, vers le site d’une ancienne ville minière au nord du Québec. Ce film évoque la mémoire collective de l’appartenance à une ville aujourd’hui disparue. C’est le cas aussi de la vidéo réalisée en 2014, Le Cameroun c'est le Cameroun, qui est une rêverie au fil de l’eau sur la recherche d’une définition de la nation africaine après cinquante ans de décolonialisation.
Comme vous l’avez mentionné, le contexte du Sainsbury Centre for Visual Arts est très particulier en Angleterre et ce à plusieurs titres. Il est implanté au cœur même du campus universitaire d’East Anglia dans un bâtiment de Norman Foster inauguré en 1978. Un des premiers bâtiments High Tech de l’architecte qui synthétise les grands principes architecturaux fondateurs de sa démarche. L’université quant à elle, inaugurée en 1963, a été réalisée par l’architecte « brutaliste » Denys Lasdun dont les bâtiments de béton, anguleux et autoritaires, contrastent de manière frappante avec le SCVA. Par ailleurs, la donation du couple Sainsbury à l’université en 1973 comprenait, entre autre, une collection d’objets ethnographiques et d’art moderne, aujourd’hui exposée de manière permanente dans la partie du musée que vous avez choisie d’investir. D’autre part, en 1968, l’université a débuté une collection d’art abstrait et constructiviste en écho au projet utopique de la nouvelle université, aujourd’hui conservée par le SCVA.
Lors de vos recherches préparatoires pour Beyond the Mask: Masquerade, deux pièces de cette dernière collection ont retenu votre attention, La maquette du décor du cocu magnifique (1922) de Lyobov Popova et Les costumes de la mort de Tarelkine (1922) de Varvara Stepanova. Pourriez-vous mettre en relation votre expérience des lieux, le choix de ces deux œuvres comme focus sur une des collections du musée et votre intérêt pour le peintre, décorateur de théâtre et scénographe de ballet allemand Oskar Schlemmer ?
Je ne trouve pas que les deux architectures contrastent vraiment. Elles ont des partis pris similaires : la priorité de la lumière, un langage des formes minimales et géométriques, je rajouterais même mathématiques. Elles sont toutes les deux modernes dans leur conception. Au « brutalisme » de Lasdun - c’est à dire laisser visible toute la structure de la construction, le béton brut - Forster ajoute la technologie. Son bâtiment est intelligent - la gestion de la lumière et de la température est automatique - ça se voit et ça s’entend. Bien sûr il cherche la légèreté en utilisant l’acier et l’aluminium avec une structure de hangar pratiquement auto-portante. J’étais intéressée de trouver des liens entre ces deux architectures et les collections du Sainsbury. C’est une drôle de combinaison, la collection ethnographique et art moderne du couple Sainsbury et la collection constructiviste et abstraite de l’université. Après avoir vu les costumes de Stepanova dans les réserves - le décor de Popova étant d’environ cinq mètres de large et est conservé démonté, je ne pouvais le voir - je voulais travailler à des costumes et des masques pour rendre ce lieu théâtral, l'habiter le temps d’une action. Oui car pour la mascarade, il fallait des costumes et des masques pour les protagonistes de la visite guidée.
En plus, je suis très intéressée par le travail d’Oscar Schlemmer qui m’inspire beaucoup en ce moment, de ses réflexions sur la relation entre l'être humain et le lieu qu’il habite. Je retrouve chez lui l’idée du costume comme « membrane spatiale » qui fait écho au bâtiment de Norman Forster avec sa double membrane intérieure (technique) et extérieure (protectrice). Mark Franko, chercheur et danseur américain, participe en 1994 à la reconstitution par Debra McCall des Danses du Bauhaus créées à Dessau dans les années 1920. Il dit à propos des costumes d’Oscar Schlemmer : « Le fait de porter le costume et le masque de marionnette sur la scène m’a en fait révélé tout le sens d’une contrainte extérieure imposée au corps - comme si, par ce costume en forme de carapace, le danseur se voyait obligé de porter l’espace ». Avec cette mascarade, je voulais mettre en avant l’influence de l’espace du musée sur le comportement de ses usagers. Lors des répétitions au Bahaus, Mark Franko qui logeait aussi sur place évoque à propos du lieu : « La scène de Dessau dépasse son lieu propre et dissémine son esthétique au travers de tout l’immeuble - couloirs, pièces, escaliers. Ce chiasme choréo-architectural se fait sentir dans l’ornement. Les boutons de porte du théâtre, par exemple, ressemblent aux masques des marionnettes ». J’ai cherché des motifs dans le langage architectural de Norman Forster. La forme circulaire des ventilateurs m’a servi à créer les masques, les lignes et points de certains panneaux sont reproduits sur les costumes, comme la gamme de couleur du gris clair au gris foncé. Les seules autres couleurs, le vermillon et vert « fluo » employés pour des portes cachées au public, je m’en suis servi pour les collants et les accessoires. J’ai utilisé des matières semi-rigides (carton, vinyle, scotch) avec des formes géométriques. Ils contraignent légèrement le corps. Ils se confondent vraiment avec l’espace. Il y a même dans l’exposition un masque d’Alsaka de la fin du 19ème siècle, en bois, qui fait étrangement écho à mes masques.
Les groupes de visiteurs prenant part à la Mascarade se voyaient donc proposer un parcours ponctué de huit stations, à travers le musée et ses collections. À chaque étape de la visite, un guide conférencier prenait la parole à partir d’un texte écrit pour l’événement, et huit danseurs revêtus des costumes et des masques apparaissaient ponctuellement lors de la visite. À la frontière entre performance, théâtre, ballet et carnaval, l’expérience de visite que vous proposiez aux « usagers » se jouait des normes et des « récits autorisés » de l’institution. Comment avez-vous conçu la visite guidée et l’imbrication des différents éléments qui la composaient ? Quelle place et quelle expérience proposiez-vous aux différentes typologies d'« usagers » du musée ?
Je voulais créer un texte à partir d'histoires collectées auprès des usagers du Sainsbury Centre, à la fois des employés, sécurité, étudiants, publics, guides (qui sont bénévoles)… mais ça demandait trop de temps comparé à la durée de la résidence alors je me suis aussi inspirée du livre d’un architecte « The biography of a Building » qui part de l’origine du projet. Ce qui m’intéressait c’était de mettre en lumière non seulement l’histoire de ce lieu mais aussi comment il est habité par ce que l’on dit de lui, comment il fonctionne.
La muséographie est fidèle à la fascination des Sainsbury pour les « beaux objets ». Lisse, elle se déploie dans une sorte de salon « Living Area » comme elle l’était chez les collectionneurs. L’exposition est du coup facile d’accès, vivante, mais gomme à mon avis toute la complexité historique et politique des objets ethnographiques qui sont d’ailleurs mélangés aux œuvres d’art moderne occidentales. Il ne s’agissait donc pas d’écrire un manifeste mais de faire entendre un « récit non pratiqué » par les guides habituellement et surtout générer un parcours dans tout le bâtiment avec des temps de pause que j’ai appelés « stations », correspondant à « huit tableaux » dans lesquels se croisent des personnages qui ont joué et jouent encore aujourd'hui un rôle dans l'histoire du musée et de ces collections : Lisa et Robert Sainsbury, les collectionneurs, Norman Forster, l'architecte, le Vice-Chancellor de l'Université de East Anglia propriétaire du lieu et quatre étudiants. C’était difficile pour moi d’écrire en anglais et je voulais faire participer les « usagers ». Comme je l’ai dit plus haut, durant ces trois semaines j’ai présenté mon travail en train de se faire à tous types de publics. J’ai collaboré avec un étudiant en visite au musée dans le cadre de son master « creative entrepreneur » (développement pratique d’un projet artistique, littéraire pour Stephen le rédacteur)...
Le texte a servi de support aux deux guides qui s’étaient proposées pour participer à l’expérience (Anne-Marie et Felicity, grandes connaisseuses de la collection). Les échanges furent intenses et houleux entre les différentes positions de chacun et l’institution pour savoir ce qu’il était juste de dire. Le texte était trop littéraire, trop sérieux, trop provocateur, politiquement incorrect... Le temps assez court de la résidence a permis de produire une étape du travail lors de la visite avec le public. Je réécris actuellement ce texte en français, que je ferai traduire car j’aimerais reproduire la performance pour aboutir à une forme finie, un film sûrement.
Donc lors des huit « stations » les personnages incarnés par des danseurs au nombre de huit apparaissaient costumés et masqués, au détour d'une cimaise, d'une mezzanine, d'un escalier, dans l'espace du restaurant. J’ai collaboré avec de jeunes danseurs du conservatoire de Norwich accompagnés de leur professeur. Nous avons travaillé surtout les poses des corps debout/assis contraints par le costume, le port de tête avec le masque. Toujours en groupe, ils effectuaient un parcours autonome et venaient se positionner dans l’espace durant la visite. Etranges visiteurs, silencieux, défiant le regard du public, ils entraient en dialogue avec des objets exposés, sculptures, masques, portraits et aussi avec le mobilier. Les guides ne leur adressaient pas la parole. C’était comme des esprits du lieu en harmonie avec l’architecture ou de nouveaux objets de la collection. On peut le voir sur les nombreuses photos que les gens ont prises.
Je ne sais donc pas vraiment comment appeler cette visite/performance, c’était vraiment une expérience collective unique et décalée. Bruno Latour dit, à propos des arts politiques, que le monde commun n’existe pas, qu’il faut le composer. J’ai vraiment eu le sentiment d’avoir composé un monde commun durant 30 minutes dans ce magnifique espace du Sainsbury Centre of Visual Arts, le 20 février 2015 à 19h00.
Antoine Huet
Formé aux arts visuels à l’école supérieure d’art de Bretagne où il obtient un DNAP en 2007, il se spécialise ensuite dans les pratiques curatoriales en suivant le master Sciences et Techniques de l’Exposition à Paris 1. En 2012, il est diplômé d’un master recherche en Études Culturelles, à travers lequel il s’intéresse au collectionnisme et plus particulièrement à la pratique de la collection privée en art contemporain. Il a été assistant d’exposition et chargé du service culturel au Frac Basse-Normandie en 2013 (expositions de Alain Bublex, Jordi Colomer et Spencer Finch) et assistant curateur au Sainsbury Centre for Visual Art en 2014 (expositions Monument et projet Time and Place). En tant qu’indépendant, il accompagne ponctuellement des artistes sur des projets spécifiques et rédige des notices pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne.
Ce programme de résidence d'artiste est organisé par le Sainsbury Centre of Visuel Arts, University of East Anglia, Norwich NR4 7TJ, Angleterre.
Dans le cadre de Time and Place (TAP), programme européen de coopération transfrontalière INTERREG IVA France Manche-Angleterre, cofinancé par le FEDER / in the framework of Time and Place (TAP) which has been selected within the INTERREG IV A France (Channel) – England cross-border European cooperation programme, part-financed by the ERDF.