François Feutrie

phase de repérage, en itinérance dans le massif du Mont-Blanc, Alpes
juillet 2021

Là où chantent les cristaux

Le Réseau documents d'artistes invite François Feutrie à vous partager le récit de sa traversée dans le massif du Mont-Blanc réalisée au cours de l'été 2021. C’est une première étape de repérage pour son projet artistique en haute montagne. L'ensemble des éléments présentés ici (textes, photographies & vidéos captées avec un smartphone) viennent documenter cette partie du projet, à la manière d'un carnet de bord.

Les échelles sur la moraine, massif du Mont-Blanc, juillet 2021.

INTRODUCTION À UNE FASCINATION
PRÉLUDE / RÉSUMÉ
Là où chantent les cristaux est un projet alliant alpinisme, recherche & création en haute montagne, en itinérance dans le massif du Mont-Blanc. Je constitue sur place un répertoire de formes, d’images et de sons pour créer de nouvelles compositions graphiques et des pièces sculpturales servant les éléments de décor d’un projet de film.
La montagne met au jour des cristaux issus de forces telluriques réalisées il y a plusieurs millions d’années. Aujourd’hui collectionnés et auparavant utilisés dans la fabrication d’éléments décoratifs, ils sont réputés pour leur beauté et leurs propriétés énergétiques. Un cristallier a une pratique spécifique de l’alpinisme appliquée à la recherche de cristaux. Ses mains rencontrent la roche et des variantes minéralogiques rares, colorées et géométriques. Je filme ses gestes dialoguant avec les glaciers et la mémoire géologique de la montagne. Le court métrage se nourrit de mes archives visuelles familiales et plonge dans les surfaces & textures du paysage alpin exposant son histoire géomorphologique.
Un glacier est vivant et en mouvement, il fluctue, respire, chante et se fissure. Les craquements, les avalanches et les chutes de pierres deviennent les instruments de musique avec lesquels jouer. L’artiste et compositeur Vincent Malassis compose pour les glaciers une pièce dédiée avec les sons qu’il a enregistré sur place. Le guide et cristallier Laurent Soyris, de la Compagnie des guides de Chamonix, nous accompagne dans cette traversée.


Quelque part dans les nuages
/

CONTEXTE
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les montagnes de la vallée de Chamonix sont réputées maudites et seuls les chasseurs de chamois et les cristalliers osent s’y aventurer. Accomplissant des prouesses pour rapporter des cristaux de quartz ou de fluorine, les premiers alpinistes ne sont autres que les cristalliers, comme Jacques Balmat, premier ascensionniste du mont Blanc en 1786. Le cristal de roche est utilisé dans la fabrication de bijoux, de lustres, etc. Il n’est pas rare, à l’époque et encore aujourd’hui, que les chercheurs de cristaux soient guides de haute montagne. La cueillette des minéraux est souvent une tradition familiale, qui se perpétue chez quelques passionnés.
Le changement climatique entraîne la fonte de la neige persistante et de la glace. Le dégel du permafrost s’accélère et libère des roches qui étaient cimentées entre elles. La montagne révèle des cristaux auparavant cachés dans des fours (terme local utilisé à Chamonix pour désigner une cavité naturelle où l’on extrait les cristaux de quartz et éventuellement d’autre minéraux). Les joyaux du Mont-Blanc ont une géométrie naturelle parfaite, chaque pierre a ses propres caractéristiques et ses propres vertus.

Cristal de quartz fumé, massif du Mont-Blanc, juillet 2021.

J’éprouve une attirance magnétique pour la montagne. L’énergie, les formations géologiques, la végétation et les paysages qui la composent me fascinent. La littérature alpine et le cinéma d’altitude m’accompagnent au quotidien. Élisée Reclus (1830-1905), géographe, voyageur et anarchiste, est un des précurseurs de l’écologie. Son recueil Histoire d’une montagne me guide pour concevoir Là où chantent les cristaux. Ce projet fait suite, en quelque sorte comme second opus, à l’exposition personnelle « Conversation avec les éléments », éclairée entre autres par son ouvrage Histoire d’un ruisseau.

/


RECHERCHE & CRÉATION
Inspiré par la figure du cristallier, je développe une installation composée d’un film tourné en haute montagne, de créations graphiques et de volumes. Pour dialoguer avec la montagne, j’aimerais réaliser des céramiques représentant des parties de corps humains liées au langage. D’autres pièces, conçues à partir de matériaux et d’outils bricolés utilisés par le cristallier, sont pensées comme des formes hybrides entre costume de scène et vêtement d’alpinisme.
Le court métrage est envisagé autour des gestes (cueillette de cristaux, mouvements de mains, préhension de la roche, manipulation de cordes, réalisation de nœuds, utilisation de matériel d’escalade et de fouille) d’un guide et alpiniste cristallier à la recherche de cristaux dans le massif du Mont-Blanc. Je souhaite filmer cette chorégraphie singulière de mains performant un langage « magique » en interaction avec la montagne. La trame du film se dessine par les formes graphiques de la géologie alpine et baigne dans la chimie des pellicules 8 mm tournées en montagne par mes grands-parents dans les années 1960. La composition sonore, réalisée par l’artiste & compositeur Vincent Malassis, est influencée par l’expérience vécue au cours de notre traversée.


Le passage délicat
L'escalade
Le nœud de demi-cabestan


ENREGISTRER LA MONTAGNE ET DONNER UN CONCERT POUR LES GLACIERS
Des enregistrements sonores sont réalisés en altitude pour composer à partir des sons de la Terre et de la montagne en pleine transformation géomorphologique. L’objectif de ce travail collaboratif, avec Vincent Malassis, est de créer la bande son du film et de tourner un Concert pour les glaciers sur un balcon naturel. Nous sommes à 3300 m d’altitude, surplombant de 200 m le glacier du cirque d’Argentière. La muraille qui nous entoure est constituée par les faces nord imposantes des sommets du mont Dolent, de l’aiguille de Triolet ainsi que les Courtes, les Droites et l’aiguille Verte, côtoyant les 4000 m d’altitude.


La bédière
La crevasse
La musique, massif du Mont-Blanc, juillet 2021.


CONVERSATION AVEC LES ÉLÉMENTS : LA MÉMOIRE, LE FLUX & LA MIGRATION D’UNE IMAGE
Je développe un travail par le prisme de la mémoire, à travers la mémoire humaine, celle des gestes et du langage, la mémoire d’une forme ou d’une matière par l’histoire (géologique) qu’elle peut avoir enregistrée et enfin la mémoire photographique d’un flux, d’un fluide, d’une image ou d’un mouvement fixé dans le temps. J’aime penser les images glisser d’un état à un autre et les voir migrer d’un médium à un autre. À l’instar du cycle de l’eau et des différents états de la matière, dans ce projet, une image photographique peut se solidifier en une sculpture/image, se liquéfier en une image animée, se sublimer en une image sonore et finalement se vaporiser en une image mentale. 
Un glacier peut être considéré comme un être vivant en mouvement. Je souhaite mettre en parallèle les flux et les fluides du corps humains avec ceux d’un glacier, de la montagne et de la Terre. J’aime jouer avec les échelles du microscopique au macroscopique, de l’échelle humaine à celle de la montagne. Trois strates de temps dialoguent entre elles : les souvenirs personnels et familiaux liés à la montagne, la mémoire humaine ancrée dans les gestes qui se transmettent chez les alpinistes cristalliers et la mémoire géologique du paysage alpin enregistrée dans les cristaux de quartz et les différentes roches.


Crevasses & chutes de séracs, langue terminale du glacier d'Argentière, massif du Mont-Blanc, juillet 2021.


LA MONTAGNE À L’ORÉE DE LA PRISE DE CONSCIENCE DE SA TRANSFORMATION
J’ai découvert les photographies prises par mes grands-parents paternels lors de leur traversée des Alpes en 1947. J’ai retrouvé également le projecteur Cinegel et la caméra SEM modèle Veronic (dessinée par le designer Roger Tallon pour le marché grand public) qu’ils utilisaient. Une bobine entamée dans la caméra et d’autres double 8 mm vierges étaient présentes dans la mallette découverte, avec celles de films qu’ils ont tournés dans les années 1950 à 1960 lors de séjours en haute montagne et d’excursions sur les glaciers en France et en Suisse.
Je m’imprègne des images qu’ils ont prises à cette époque, elles sont un témoignage de ce milieu à l’orée de la prise de conscience de sa transformation, pour les faire dialoguer avec le film que je souhaite réaliser. Par une mise en abyme et une plongée dans les surfaces et les textures des images ou dans la matière de la Terre, il s’opère un glissement « de terrain » d’une échelle de mémoire à une autre, entre l’échelle humaine et l’échelle géologique. Les photographies ou les films ont parfois subi une double exposition et ainsi sur-impriment deux strates de temps en une. Je filme avec une caméra numérique HD et tourne en plus, une petite partie des images, avec la caméra argentique double 8 mm de mes grands-parents, pour tenter de les intégrer dans le film de mon projet.

Lucile Feutrie sur un glacier suisse, 1963, diapositive numérisée.


TEMPO, TEMPORALITÉ & SUITE
La phase de repérage m’a permis d’approfondir l’écriture du projet et de me projeter plus sereinement dans sa réalisation. J’envisage maintenant un temps de recherche et de création entre mai et septembre 2022. En plus du travail à l’atelier, je souhaite passer une dizaine de jours de tournage en itinérance dans le massif du Mont-Blanc. Le projet m’amène à un voyage en aller-retour (atelier<>haute montagne), physiquement et par la pensée, pour me permettre d’avancer sur la création des pièces de l’installation, le tournage et le montage du film.

Test & recherche de formes sculpturales de parties de corps liées au langage, céramique grès chamotté blanc et roux, atelier Vivarium, Rennes, 2022.
/
/


QUELQUES CITATIONS
« Même l’alpiniste le plus blasé ne peut manquer d’être intimidé devant ce jaillissement gigantesque de roc que la main de la nature semble avoir ordonné dans un art sauvage. » (Lionel Terray, Les Conquérants de l’inutile, 1961).

« L’alpinisme est l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. On appelle ici art l’accomplissement d'un savoir dans une action. On ne peut pas rester toujours sur les sommets. Il faut redescendre… A quoi bon, alors? (...) » (René Daumal, Le Mont Analogue, 1942).

« Un glacier se sculpte lui-même, il est un être métamorphique ». (Olivier Remaud, Une journée particulière, France Inter, 7/03/2021).

L'arête des Cosmiques


/


Là où chantent les cristaux, capture image, vidéo full HD, 2022.