Katrin Ströbel
Dans le cadre de la première exposition personnelle de Katrin Ströbel aux Brasseurs - art contemporain à Liège, un "carnet d'exposition" a été réalisé avec l'artiste et la complicité de l'équipe du centre d'art. Ce "Carnet d'exposition" présente la préparation de l'exposition, depuis les recherches de l'artiste confinée chez elle à Marseille, jusqu'au montage dans les espaces des Brasseurs.
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Explorant la complexité des différentes strates constitutives d'un territoire, Katrin Ströbel propose une relecture intersectionnelle et critique de nos environnements quotidiens.
Son oeuvre prend racine dans les théories queer, féministes et postcolonialistes, et révèle les systèmes de domination des corps dans leur relation à l'espace urbain. Elle entre-mêle photographies, performances et installation in-situ, mais c'est avant tout le dessin qui est à l'origine de ses projets : à la fois acte de création intime et solitaire et outil de recherche et de réflexion, le geste graphique lui permet d'éprouver une incarnation physique de ses sujets.
Le détournement d'archives photographiques, les jeux d'invertion des rapports de forces et leur recontextualisation souligne la subjectivité permanente de nos perceptions. La norme familière dévoile alors ses mécanismes de contrôle.
Texte d'introduction de l'exposition Be like a mangrove she said, Katrin Sröbel, Les Brasseurs, Liège, du 16.09.2020 au 24.10.2020.
La bouchère
Dans la rue, Madame Moustakim va et vient.
Elle fait l'aller-retour entre sa boucherie et celle de son père.
Une moutonnerie pour être précis. A l'intérieur, ça sent la viande forte, des crânes d'animaux vous regardent avec des yeux vitreux et de grandes incisives.
Madame Moustakim porte 300 jours par an un long tablier blanc et un petit chignon serré.
Mais toujours avec d'incroyables chaussures à talons et du rouge à lèvres fuchsia qui déborde un peu sur ses dents.
Ces derniers temps on ne voit plus trop ses dents. D'abords caché sous un masque, son sourire est aussi un peu parti en même temps que son papa.
C'est une grande bavarde et une bonne voisine, même si elle pense de nous que « c'est quand même un drôle de commerce que vous avez-là! ».
Le champion de cyclisme
Au numéro 34 de la rue du Pont, il y a maintenant une librairie « pratique » où on trouve des livres pour apprendre à faire soi-même.
Sur la façade de cette vieille maison une plaque en marbre gris aux lettres dorées mentionne : « Ici est né Léon Houa, vainqueur des trois premiers LIEGE-BASTOGNE-LIEGE, 1892 - 1893 - 1894. Le royal pesan club liégeois, la province de Liège, ASO-cyclisme. ».
Liège-Bastogne-Liège est une course cycliste très ancienne, une « doyenne », et très belge.
À l'époque le cyclisme était considéré comme un sport de riches, maintenant plutôt comme le moyen de transport des gens raisonnables.
Depuis 1892, au printemps, 260 km à parcourir entre Liège et une petite ville au fin fond des Ardennes belges, surtout connue pour son passé de champs de batailles.
Léon Houa termina la première course en 10 heures et 48 minutes, avec une vitesse moyenne de 23,3 km/h.
La petite rue des pipis
La plus petite rue de Liège sent affreusement l'urine tiède. C'est inévitable. Les habitants de cette ruelle ont tout essayé. Mots gentils, mots méchants, grilles aux deux entrées, rien n'y fait.
Elle mesure exactement 80 cm de large pour 52 pas de longueur en retenant sa respiration dans un nuage de mouches. Pourtant on continue à l'emprunter : c'est un très bon raccourci entre Neuvice et rue du Pont.
Textes décrivant le quartier, Les Brasseurs.
Becoming sculpture. Undoing sculpture (les confiné.e.s),
série de collages, faits pendant le confinement mars-mai 2020
« Devenir sculpture. Défaire la sculpture.
Il fut un temps où les gens étaient censés devenir des sculptures. Les corps ne bougeaient pas, les mains ne se touchaient pas, les peaux ne se rencontraient pas. Les épines sont devenues raides, les cœurs sont devenus lourds. La plupart des gens n'étaient pas très bons pour être des sculptures. Les oiseaux en riaient. Les rats riaient aussi.
Pourtant, si vous regardiez de plus près, vous découvririez de minuscules fissures sur les peaux croûtées, vous découvririez des lignes magmatiques d'amour, de rage, de solitude, de colère, d'empathie, de souffrance, de frustration, de solidarité, de peur, de résistance. Vous verriez les minuscules rivières de lave dans les fenêtres sombres de vos voisins la nuit. L'éruption effusive d'une femme qui pleure dans la rue. On pouvait le sentir flotter à travers les corps tout en faisant la queue devant un supermarché. Presque invisible. Un doigt nerveux sur votre main droite. Une paupière nerveuse. Un esprit nerveux »
Katrin Ströbel, 2020.
Mangrove manifesto, vidéo, 20:21 min
2020
Katrin Ströbel vit et travaille à Marseille (FR), Stuttgart (DE) et Rabat (MA). Ses dessins, œuvres in situ et installations sont basés sur un questionnement critique des conditions sociales et géopolitiques qui définissent notre quotidien.
Avec une perspective critique et ironique, l'artiste déconstruit les relations de genre et les stéréotypes féminins dans ses dessins et collages. Depuis 2004, l'artiste a travaillé régulièrement au Maroc, au Nigeria, au Sénégal, en Afrique du Sud, au Pérou, en Australie et aux États-Unis. Katrin Ströbel a fait des études d'arts plastiques et de littérature. Elle est docteure en histoire de l'art. Elle est mère. Depuis 2013, elle est professeure à la Villa Arson, École nationale supérieure d'art de Nice, France.
Extrait du catalogue Making love to unknown cities, avec textes de Julie Crenn, Iris Dressler, Sophie Orlando et Dorit Schäfer, DISTANZ, Berlin, 2020.