Œuvres dans l'espace public
Stéphanie Nava

La trame invisible

Commanditaire : ENST Bretagne

1% artistique, 2009
Ecole nationale Superieure des Telécommunications de Bretagne, Brest

La trame invisible est un paysage qui rend compte d'une certaine géographie souterraine de ce que l'on peut nommer la communication. Il est construit autour de deux pôles, reliés par leur concomitance dans l'espace du dessin et par une série de liens, visibles et invisibles.

CARACTÉRISTIQUES TECHNIQUES
Dessin mural dans le hall d'entrée de l'école, feutre, 8 x 6 m

Point d'origine de cette représentation, à droite de l'image, un petit village breton dominé par un phare. Posé face à l'océan, à l'extrémité d'une langue de terre, il semble aux confins du monde, presque détaché de celui-ci. Sur sa gauche, l'édifice moderne de l'école, s'imbrique sous le bâti vernaculaire tel un socle. Il constitue un point d'attache et de liaison, l'articulation avec le reste de l'image qui se déploie sur la partie gauche du dessin.

Une série de câbles parcourent l'image. Ils connectent les différentes parties, les différents groupes, entrant et sortant des ouvertures circulaires qui trouent la surface de l'image telles des fenêtres. Le groupe installé sur la partie gauche de l'image est hybride, multiple et s'installe en apparent contraste avec le village. Divers protagonistes y prennent place. En groupe ou solitaires, ils sont figurés dans des postures de travail, soit en relation avec des outils technologiques, soit dans les échanges en groupe. Écrans, téléphones, microscopes, panneaux de contrôle, satellites, ordinateurs forment une sélection d'outils utilisés dans les sciences de la communication. Loin d'essayer de retranscrire exhaustivement et avec une fidélité scientifique les multiples domaines couverts par les sciences de la communication, ils évoquent différents processus liés à l'information entendue au sens large du terme : transmissions, modélisations, transformations'

Bien que de plus en plus de communications se transmettent par les ondes, j'ai choisi de conserver beaucoup de cables dans le dessin. Tout d'abord parce que ceux-ci transportent de l'énergie, mais plus spécifiquement parce qu'ils inscrivent visuellement la trace des liens
De la même manière, certains outils sembleront obsolètes très vite, s'ils ne le sont déjà. Cette question de la contemporanéité de l'image s'est posée d'emblée comme fondamentale mais aussi insurmontable. Soit le dessin s'inscrivait dans une démarche historique (par exemple avec des outils de communication circa 1979), soit il prenait le parti-pris de l'instantané (la communication en 2009) ou celui de l'anticipation, soit il se construisait dans un rapport flexible avec la temporalité. J'ai choisi cette dernière option tant il me semblait impossible de dessiner des outils absolument contemporains dans la mesure ou la vitesse de transformation des technologies fait qu'un outil à la pointe aujourd'hui sera dépassé dans six mois. Plutôt que d'essayer de prétendre à la modernité via les outils, j'ai préféré réfléchir à la modernité via les postures et les structures et j'ai donc choisi les objets en fonction des rapports qu'ils me permettaient d'installer.
Chaque posture est réglée précisemment et chaque outil est choisi pour sa fonction mais aussi pour la spécificité du rapport qu'il engage avec le corps. Si les écrans tactiles deviennent de plus en plus présents dans notre environnement, j'ai néanmoins choisi de conserver beaucoup de claviers pour la raison simple que la vue d'un clavier convoque l'idée que des mains vont se poser dessus. Un écran seul convoque avant tout la vue et il manque à mon sens ce rapport fondamental dans la communication entre la vue, le corps et, bien sûr, le langage. Un clavier c'est des lettres, des chiffres, des signes que les mains effleurent pour combiner des proposition intelligibles, c'est à dire une toute particulière combinaison entre la pensée, le faire et le dire.
De la même manière, le tableau de contrôle à gauche de l'écran comporte un levier de commande qui évoque un rapport avec la géographie particulier. On l'empoigne pour se déplacer dans un espace codé, il est le lien dans la transposition géographique entre le réel et sa représentation, l'espace physique et son écriture informatisée.
Ce travail sur la représentation qu'installent les technologie de la communication est aussi pointé dans les deux plus grands écrans au centre de l'image. D'un côté la bouche, ouverte, émettrice, figure de la voix, de l'autre, l'oscillogramme, écriture, traduction de cette voix. Entre le sonore et le visuel, j'ai rajouté l'invisible, à savoir les ondes électriques. Cet oscillogramme est celui du courant mesuré dans un récepteur téléphonique lorsque sont proférées les voyelles. Plus que l'enregistrement sonore d'une voix entendue via un téléphone, ces lignes retranscrivent la matérailité même de sa substance, la trace de l'énergie électrique qui la compose et permet son transport.
Transports et déplacements animent ce dessin sous différentes manières. Dans le temps, du crayon à la puce électronique mais aussi dans l'espace, de l'ici à l'ailleurs - au-delà de l'atlantique, dans d'autres fuseaux horaires, dans l'espace où naviguent les satellites - et dans les mises en rapport entre l'immobile et le mobile.
Le groupe qui borne l'image sur sa gauche constitue un pivot essentiel de l'image. Il rappelle que bien avant toutes les inventions technologiques, la communication est avant tout affaire d'échanges entre humains. Autour d'une table quatre personnes, quatre postures différentes, debout et mobile, assis et concentrés sur des papiers, dans un moment de réflexion et en lien avec un ailleurs via l'écran d'ordinateur. Ancré dans le sol par l'unique pied visible, le pateau de la table propose une surface d'accueil, topos visible de tous les fils de cette trame invisible.

Le choix du noir et blanc est une constante dans mes dessins muraux. Il n'est pas pour moi absence de couleur, bien plutôt choix de la ligne comme élément constitutif de l'image. Ce qui importe ici est quelque chose de l'ordre de la topographie. Je dis souvent que je considère le dessin comme une activité de cartographe. Il s'agit de tracer des lignes qui déterminent des territoires, des frontières, organisent la mise en place de blocs concomitants qui interragissent les uns avec les autres. Dans cette entreprise qui travaille principalement à organiser l'imbrication structurée de formes et d'objets, la couleur n'apporterait rien sinon des informations (la peau est rosée, la mer est bleue, les toits sont gris) qui ne changeraient que peu la lecture de l'image. Lecture car le dessin est une écriture et cette proximité d'un langage à l'autre se déploie avec encore plus d'évidence dans la simplicité du noir et blanc, dans le déroulé de la ligne.

Paroles, images et écritures s'inscrivent dans cette petite « fabrique » qui irrigue l'ensemble de l'image ' et par extension du monde. Si certains des liens sont visibles et matérialisés de façon simple par les groupes de câbles qui traversent l'image, d'autres se déploient de façon invisible, par la voie des ondes, dans l'air ou dans l'eau.
Ainsi, ce projet propose une mise en rapport entre deux espaces que l'on pourrait au premier abord considérer comme radicalement opposés. Un petit port à l'architecture vernaculaire ne sera pas spontanément associé à la recherche technologique de pointe. Cependant, aujourd'hui, difficile d'échapper aux avancées techniques dans le domaine de l'information et l'étendue des enseignements dispensés au sein de Télécom Bretagne nous rappelle que cette science est présente de façon extensive dans notre environnement sans pour autant être visible. Par-delà les anticipations futuristes qui nous imaginaient à l'an 2000 dans un environnement robotisé et entièrement remodelé par la technologie que ce soit dans les communications mais aussi l'habitat, les déplacements ou encore la nourriture, force est de constater la permanence de certains éléments de notre cadre de vie. La technologie n'en est pas moins présente, mais elle s'est faite discrète, voire invisible pour la plupart d'entre nous. Ainsi, tel un « think-tank » souterrain fourmillant d'activité, ce groupe fabrique, organise et pense les connexions avec le monde, ainsi que le fait, nichée derrière la pointe du diable, la ruche Télécom Bretagne.