Ça ira mieux. Pratiques habitantes de l’art

par Mathilde Chénin
artiste et docteure en sociologie
October 2024

En avril 2024, le Réseau documents d’artistes m’a proposé de prolonger la réflexion sur des pratiques et des formes artistiques que j’ai désignées comme relevant d’un art en usage — autrement nommées pratiques habitantes de l’art — au sein de la thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2022 à la croisée de ma pratique artistique et collective, et de ma position d’apprentie sociologue1. Dans ce travail, je m’étais intéressée à deux collectifs d’artistes qui, pour soutenir et pérenniser leur pratique professionnelle, ont fondé des lieux de vie et de travail artistique (les ateliers bermuda à Sergy dans l’Ain et La Déviation, située sur les hauteurs de Marseille, à l’Estaque) et qui, pour ce faire, se sont retrouvés à passer le plus clair de leur temps à construire, à fabriquer matériellement le lieu qui allait dès lors accueillir non seulement leur quotidien domestique, mais également leur pratique artistique. Dans les deux cas, j’ai pu observer que la prévalence de l’activité de construction du lieu commun induisait une confusion, ou plutôt une plus grande circulation entre des activités habituellement considérées comme artistiques et d’autres, plus prosaïques, visant à aménager ou entretenir le lieu en question. Émergeaient ainsi des formes appartenant à ces deux ordres qui se veulent distincts et qui sont pourtant si proches que sont l’art et la vie : des œuvres-volets2, pignons3 ou tabourets4 ; un joint de carrelage rose à paillettes dans un sauna au fond d’une friche industrielle5 ; un rituel consistant à brûler des palettes sur une dalle extérieure et, jusqu’à ce qu’elles s’éteignent, à prendre soin des braises6. Ainsi, dans ces deux lieux, on ne vit pas entouré·e·s d’œuvres, mais littéralement avec elles, en leur compagnie. Leur valeur n’est pas liée à la mise à distance propre au régime de monstration de l’art7, mais au contraire à l’usage que l’on fait d’elles dans un rapport de proximité et de familiarité. C’est ainsi depuis la trame spatio-temporelle du quotidien, que l’on dit souvent être celle de la routine et d’une « entêtante circularité »8 — elle serait l’antithèse même de la création — que s’ouvre ici la possibilité d’une expérience à proprement parler esthétique. J’entends par cette expression, expérience esthétique, ce que fait au corps et à l’esprit la soudaine émergence d’une ouverture attentionnelle double qui nous rend à la fois plus amples en nous-mêmes et plus poreux·euse·s au présent, à l’ici-et-maintenant, à la présence vibratoire de ce qui nous entoure. Ce qui nous fait en somme entrer en sympathie avec ce qui est là et dont nous sommes parties prenantes9.

À partir de là, la proposition était donc de mettre cette idée — celle d’un art en usage et de pratiques habitantes de l’art — à l’épreuve et au regard d’autres pratiques d’artistes du Réseau documents d’artistes. Pour ce faire, j’en ai retenu trois dont le travail semblait résonner, prolonger et enrichir ce que j’avais pu, en son temps, observer à bermuda et à La Déviation : celui de Tristan Deplus (Documents d’artistes Bretagne), d’Emmanuel Louisgrand (Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes) et de Masahiro Suzuki (Documents d’artistes Provence-Alpes-Côte d’Azur). Après les avoir sollicités par mail, je les ai successivement rencontrés entre le 10 juin et le 5 juillet 2024 sur un des lieux où se déploie leur pratique. Pour cet article, j’ai fait le choix de donner à lire le récit de ces trois rencontres dans l’ordre chronologique dans lequel elles ont été vécues. Trois rencontres comme trois portraits, une plongée dans le parcours respectif de ces trois artistes, afin de tisser de manière sensible, de proche en proche, un regard sur les formes auxquelles ils donnent lieu et les lieux auxquels ils donnent forme.


Avant de laisser la place à ces récits, je tenterai de tracer les contours de cet air de famille qui m’a fait mettre en regard les pratiques de Tristan, d’Emmanuel et de Masahiro. Je les nommerai d’ailleurs tous les trois par leur prénom, plutôt que par leur nom de famille ; c’est quelque chose qui a cours dans le champ de la danse contemporaine et cela me semble en l’occurrence plutôt bienvenu. Il s’agira surtout ici de donner de la consistance et de la matière à ce que j’entends par habiter dans l’expression « pratiques habitantes de l’art ». En ces temps de crise écosystémique et de graves mises en danger des conditions d’existence terrestre, le mot est en effet sur toutes les lèvres — le champ de la création contemporaine n’étant pas en reste10. On n’en finit pas de chercher les moyens d’atterrir, de -habiter mieux et autrement sans toujours savoir quel sens donner à ces termes et quelle forme cela pourrait prendre. Il convient ainsi certainement en premier lieu de souligner que les pratiques que j’évoquerai ici se distinguent de ce que des auteur·e·s comme Morgan Labar ou Sophie Kaplan ont désigné comme des nouveaux vernaculaires ou comme un art fait maison, faisant de cette dernière un lieu privilégié de la fabrication de l’art11. Bien que dans le cas de bermuda et dans celui de La Déviation que j’évoquais plus haut, les formes de cet art en usage émergent bien depuis la situation singulière de deux collectifs qui, simultanément, logent sur leur lieu de travail et travaillent sur leur lieu d’habitation, il ne sera pas question, avec les pratiques de Tristan, Emmanuel et Masahiro, de la maison comme lieu d’émergence de l’art.

Il sera plus largement question ici de ce que l’exercice — quotidien, répété, voire routinier — de la pratique artistique dans et à l’égard d’un lieu donné produit sur la qualité de la relation que l’on entretient à ce lieu et à celles et ceux qui le peuplent. Les propositions de Tristan, Emmanuel et Masahiro ont en effet à voir avec ce que l’on désigne comme le champ des pratiques site-specific, au sein duquel les œuvres sont conçues et élaborées pour et par un lieu particulier : Tristan initie et prend part à des formes-occupations12 collectives et éphémères qui s’installent le plus souvent dans des lieux en friche ; Emmanuel fait, entre autres, pousser des jardins dans des terrains vagues, des dents creuses ou ailleurs ; Masahiro développe une poïétique du paysage au gré d’interventions qui tiennent à la fois de la peinture, de la sculpture et de la performance. En cela, leurs trois pratiques ont certainement aussi quelque chose à voir avec ce que l’artiste polonais Jan Świdziński définissait, dans son manifeste de 1976, comme un art contextuel ; un art qui, je le cite, non seulement « s’oppose à ce qu'on exclut l'art de la réalité en tant qu'objet autonome de contemplation esthétique », mais qui doit également être compris comme une praxis sociale. Cette pratique, qui se déploie en lien avec un contexte spécifique, un terrain singulier, ne vise ainsi ni à produire des « conclusions d’ordre général », ni à « la production d’objets tout faits »13. En ce qu’elles sont praxis ou mises en acte, les propositions de Tristan, Emmanuel et Masahiro revêtent une dimension performative. Ainsi, que ce soit sur la friche, au jardin ou sur le terrain, les trois artistes s’engagent en effet physiquement afin de mettre en œuvre leurs propositions, avec tout leur corps et au gré d’un faire affirmé, d’une confrontation réitérée avec la matière. Les gestes qui sont les leurs empruntent à des répertoires qui semblent en outre bien éloignés de ce que l’on imagine être ceux d’une pratique artistique — gestes du jardinier ; gestes du bâtisseur ; gestes du concierge. Leur pratique se plaît ainsi à demeurer entre et à se jouer des étiquettes, celles qui rétrécissent les possibles et les horizons.

Essentiellement liées à un lieu, les propositions qui sont les leurs résultent le plus souvent de l’opportunité qui leur est faite — qu’elle soit offerte par une institution dans le cadre d’une invitation en résidence par exemple, ou qu’elle soit saisie au vol au gré d’une démarche sans droit ni titre — d’investir un lieu dans la durée et d’y déployer sa pratique. Les œuvres qu’ils produisent, intrinsèquement liées au lieu qui les accueille et qui les a vu naître, demeurent ainsi sur place. Elles perdraient d’ailleurs tout leur sens à se voir dé-terrestrer pour rejoindre le cadre hors-sol du musée ou du centre d’art. Masahiro, lui, pousse la logique jusqu’à une forme de non-retour, incendiant les peintures-sculptures qu’il réalise sur les lieux de ses séjours. L’œuvre qui émerge du terrain y retourne donc pour mieux le nourrir. Restent alors le plus souvent des formes de documentation (des séquences vidéographiques par exemple chez Masahiro ou des formes éditées chez Emmanuel) qui donnent accès à ce qui fut vécu dans l’ici et maintenant des pièces et des expériences auxquelles elles ont donné lieu. Tristan fait, quant à lui, de la pratique de l’archive un des centres de son travail, consignant avec minutie dans son journal de bord les étapes des processus collectifs auxquels il prend part, ainsi que pléthore de documents venant faire trace, récit et mémoire de ce qui eut lieu.

Ce n’est pas uniquement parce qu’ils produisent des formes qui se donnent principalement à voir hors des espaces consacrés de l’art que les trois artistes développent, à mes yeux, une pratique habitante, mais donc avant tout parce que cette dernière se déploie au gré d’un rapport intrinsèque, nécessaire à un lieu. Soucieux de faire avec l’existant, avec ce qui est là, tous trois développent en effet une relation endogène entre le geste créateur qui est le leur et la singularité du milieu qui les accueille. C’est à chaque fois le lieu qui dicte sa teneur, ses possibles et ses contraintes, ses ouvertures et ses voies de garage — qu’il s’agisse de rendre le terrain propice à l’installation des plantes qui formeront le jardin ; ou de collecter sur place les matériaux qui donneront plus tard forme aux propositions. Le travail de l’œuvre émerge donc de cette situation de codépendance au terrain qui leur impose en retour un lâcher-prise sur leurs intentions et leurs visées, un pragmatisme, une manière de composer avec ce qui vient. Tristan met à cet égard en avant l’importance que revêt à ses yeux la notion d’accident dans la manière dont se forge sa pratique et sa pensée ; accidents qui sont tout autant de coïncidences, d’événements voire d’actes manqués qu’il s’agit de saisir au vol. Au jardin, ce lâcher-prise est une condition sine qua none du travail d’Emmanuel, tant le vivant déborde, échappe, surprend et ne se laisse pas volontiers unilatéralement maîtriser.

C’est aussi parce qu’elles viennent se tisser dans les trames du quotidien que l’on peut dire que les pratiques de Tristan, Emmanuel et Masahiro habitent. La connaissance qu’ils développent de leur terrain respectif se fait d’abord au moyen d’une fréquentation régulière, quotidienne, voire routinière du lieu qui les accueille, comme le laissent à penser les longues séries photographiques que réalise quotidiennement Tristan des sites occupés et qui autorisent à conserver la trace des effets qu’a sur eux l’activité collective. C’est une même régularité dont est emprunte la pratique d’Emmanuel au jardin, jardin où il faut sans cesse revenir, reprendre et refaire les mêmes gestes. La temporalité des pratiques habitantes de l’art serait ainsi celle de la reprise, ce régime transformatif qui permet dans un même mouvement de saisir ce qui n’a pas changé et ce qui, déjà, est différent.

Leurs pratiques se déploient aussi en voisinant14au gré d’un arpentage attentif et attentionné du territoire. Je pense là aux maraudes auxquelles Tristan prend part en vue de circonscrire le terrain qui accueillera l’occupation à venir, cette manière de fouiner, de zoner, qui permettra de connaître le lieu, ses habitant·e·s, ses usages et ses présences, le moindre de ses recoins. Ou encore aux déplacements de Masahiro sur la carte qui ne se font qu’en vélo, lui laissant tout le loisir d’attraper le paysage à la fois dans son ensemble et dans ses détails. La connaissance intime des lieux passe chez ces deux artistes par une mise en récit qui témoigne des émotions et des attachements que le terrain fait naître en eux. Sur l’Îlot-R, une des ZAC occupées où a œuvré Tristan, un site archéologique fut ainsi créé par le collectif afin de mettre en valeur les trésors trouvés sur place et les récits qui leurs sont associés. Masahiro s’est quant à lui tourné vers la pratique de la toponymie apache15 à La Chave pour décrire poétiquement les lieux qu’il a fréquenté pendant plusieurs mois. L’œuvre émerge ainsi depuis le tissage d’une relation de familiarité et de proximité au territoire ainsi qu’à celles et ceux qui le peuplent et révèle les attachements qu’elle a contribué à créer dans son sillage. C’est ce dont témoignent les légendes des pièces de Masahiro, véritables textes qui donnent à lire le tissage humain des lieux avec lesquels il a, dans un même geste, œuvré et cohabité. C’est également parce qu’elles se pensent et se mettent en acte comme des gestes de soin et de sollicitude que les pratiques de Tristan, Emmanuel et Masahiro peuvent être qualifiées d’habitantes. Elles mettent en effet toutes les trois en jeu des formes d’entretien, de maintenance des lieux qui les accueillent ou qu’elles font naître. Je pense ici au répertoire de gestes mineurs que Tristan a développé sur le site de Bois-Perrin (fabriquer des poignées aux fenêtres pour leur permettre de s’ouvrir ; réparer les paniers de basket pour que les habitant·e·s du lieu puissent à nouveau jouer ; installer un tableau noir en extérieur pour autoriser les expressions singulières de chacun·e, etc.). Je pense aussi aux circulations (escaliers, passerelles) construites par Masahiro à La Chave qui viennent rendre au territoire son agentivité. Je pense encore au soin qu’il faut déployer pour que les jardins d’Emmanuel passent la saison et perdurent.

Que l’œuvre perdure, qu’elle dure longtemps, qu’elle ait plusieurs vies. Depuis les pratiques de soin qu’elles développent et l’attention qu’elles portent à leurs entours, les pratiques habitantes de l’art posent ainsi la question de la temporalité des œuvres, et plus avant celles des moyens non pas de leur conservation, mais de leur subsistance, de leur capacité à continuer à être. Une vie humaine ne pouvant certainement pas y suffire, ces pratiques ouvrent la question du leg et de la transmission des propositions auxquelles elles donnent lieu. Que cette transmission se fasse d’un·e artiste à un·e autre — comme ce fut le cas pour Emmanuel qui reçut en 2019 la charge de réparer et ainsi de prolonger l’Arc de triomphe de Patrick Raynaud, embouti par un bus en 2014 sur son lieu d’installation à Givors — ou bien de l’artiste à une communauté de tiers (habitant·e·s, voisin·e·s, allié·e·s, parties prenantes, etc.), à la manière de L’Îlot d’amaranthes qu’il avait initié sur une invitation de la Galerie Tator dans le 7e arrondissement lyonnais et qui continue d’exister aujourd’hui sous la houlette d’une association de jardins partagés.

Les pratiques des trois artistes ont pour finir une manière singulière de composer le commun. Il n’y a chez eux ni volonté explicite de faire commun, ni injonction à la participation, ni mise en place de dispositifs qui viseraient à être ou faire ensemble. Leurs propositions viennent au contraire nouer le commun de manière plus discrète et subtile en premier lieu par ce que l’on pourrait appeler un effet de co-présence. Sur les chantiers collectifs des ZAC occupées ou dans les jardins, c’est en effet l’activité que l’on développe ensemble, côte à côte et dans une même visée, à laquelle on prend part sans obligation et dans un élan de dépense gratuite, qui scelle le lien que l’on tissera aux autres. C’est par le lieu lui-même et par un usage qui fait commun, que se feront ainsi ressentir les bienfaits de cette expérience convergente qui nous lie aux autres.


Tristan Deplus, 10 juin 2024, Bois Perrin, Rennes

Je retrouve Tristan à la terrasse de La Timonerie à deux pas de la gare de Rennes. Temps breton et bruine. Il me propose que nous marchions jusqu’au site de Bois Perrin à une quarantaine de minutes de là. Alors que nous nous engageons sur l’avenue Jean-Janvier, la conversation semble hésiter, elle ne trouve pas vraiment comment et surtout par où commencer. Déjà s’entremêlent un nombre incalculable de fils qui ne sauraient être parcourus d’un seul tenant sans savoir d’où ils partent. Je propose de reprendre depuis le début, depuis Élancourt, là d’où il vient, ou pourquoi il préfère dire banlieusard plutôt que parisien.

Avoir 13 ans dans une ville nouvelle, c’est comme être enfermé dehors, dira-t-il. Il s’ennuie donc d’abord beaucoup jusqu’à ce que le hip-hop fasse irruption dans son existence. Ce qu’il se refuse à nommer « cultures urbaines » introduisent dans son quotidien des formes inépuisables de jeu, dont le graffiti d’abord qu’il pratique en collectif. Puis vient rapidement le skateboard qui l’ouvre à une nouvelle manière de faire l’expérience de la ville en lui donnant accès à ce qu’il nomme une forme d’amplification. C’est le terme qu’il emploie pour parler de l’effet qu’ont sur lui les vibrations qui se disséminent, par le biais de la planche et de ses roues, de la plante de ses pieds jusqu’à son cerveau, l’autorisant à sentir, à ressentir et ainsi à connaître intimement le sol urbain et ses surfaces, la multiplicité des revêtements. Il n’abandonnera jamais cette pratique. Il a d’ailleurs, quand nous nous rencontrons, une planche sous le bras. Elle ne le quitte jamais, car grâce à elle, il peut parcourir Rennes d’un bout à l’autre en quinze minutes chrono. Mais donc au collège, entre graffiti et skateboard, il passe une large partie de son temps sur le parvis de l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, terrain de jeu favori des communautés de pratiques auxquelles il appartient. C’est là qu’il vit un premier accident. Un graffiti sur un mur, Refuse Resist, les mêmes mots qu’un titre éponyme du groupe Sepultura, dont il a trouvé le CD à la médiathèque et qu’il écoute alors en boucle. Ce tag a été posé par les membres d’un groupe du S.C.A.L.P. (Section carrément anti-Le Pen) qui tiennent des permanences dans le hall de l’université et qui vont rapidement l’accueillir. C’est là, entre pratique du collectif, pratique de la ville et pratique militante, que commence ce qu’il nomme son travail de scribe, de garant de la mémoire collective de ce qui est en train de se dérouler sous ses yeux et auquel il prend part. Ce geste — photographique, de collecte et de journal de bord — tient d’abord du « quelque chose plutôt que rien », d’une lutte contre l’ennui. Mais c’est aussi parce qu’il a la sensation que ce qu’iels font « est beau et important ». Ce geste contribue à ses yeux à contredire la proposition de l’historien Loïc Vadelorge qui avance que les villes nouvelles sont des « lieux sans mémoire »16. Il se rend compte au contraire qu’il appartient à la première génération née dans ces espaces-là et que c’est à elle de prendre en charge l’écriture de cette histoire. Il aime d’ailleurs se présenter comme un « archiviste activiste » ou comme un « historien non autorisé de l’histoire immédiate ». Communautés de pratique, tribus, collectif de fait, Tristan dit d’ailleurs rarement je, mais parle le plus souvent en nous.

Il fera une année de bac pro en photo, puis des stages auprès de photographes, mais ce sera l’ennui à nouveau. L’un d’eux lui conseille de faire une école d’art. À la médiathèque encore, il tombe sur la revue Étapes et une annonce sur les concours d’entrée dans les écoles d’arts de Bretagne. Il entrera dans celle de Quimper où il mènera une scolarité « aménagée » faite d’allers-retours permanents entre Saint-Quentin-en-Yvelines et le Finistère. C’est à ce moment-là qu’iels s’attèleront (iels, le nous banlieusard) à la construction vandale de L’axe mineur (2014), un praticable pour skateboard dans l’un des derniers espaces non aménagés près de la gare de Saint-Quentin.

Étude pour l’Axe mineur, dessin sur photographie, 21 x 29 x 7 cm . Photo : © Tristan Deplus

Quelques temps après avoir passé son DNSEP, il s’installe à Rennes, commence à y rencontrer d’autres nous qui partagent le même goût pour le graffiti et le skateboard. Comme le nécessitent leurs pratiques, iels se mettent à fouiner, à zoner en quête d’espaces vacants, d’interstices. Au cours de l’une de ces maraudes, iels découvrent une ZAC en friche sur la plaine de Baud et une parcelle, l’Îlot-R, d’où émergera peut-être un jour un nouvel écoquartier. En attendant, iels commencent à occuper le site car c’est décidément un endroit propice et tranquille pour graffer. À force d’arpentage du terrain, iels se rendent compte que les gravats dissimulent une ancienne voie bitumée. Une fois balayée, elle s’avère appropriée pour la glisse. Rapidement, pointe le désir d’un skatepark, d’un lieu pour la pratique. Le chantier commence à grand coup de récup’ et d’ingéniosité. Le premier module qui en émerge est un volcano, un volcan combinant un baril où allumer un feu et cuire de la nourriture, et une structure permettant de sauter par-dessus le foyer. Ce premier lieu dans le lieu agit comme un aimant pour la communauté naissante (« entre inertie et synergie » me dira Tristan). Comme c’est l’été, iels construisent également une « paillotte » pour s’abriter du soleil, puis une cabane isolée quand arrive l’automne, puis un poêle à bois quand vient l’hiver. Progressivement, le lieu passe d’un skatepark à un lieu de vie. D’autres espaces émergent. Des lieux pour soutenir le quotidien (une aire de bivouac, une cantine), mais également des lieux de fabrication et de transmission des récits de la communauté : un site archéologique d’abord, qui présente une collection d’objets trouvés sur le terrain ainsi que les récits qu’ils activent (œuf de dinosaure, mine d’émeraude, disque vinyle, etc.). Un espace de documentation ensuite, où Tristan rend disponible l’archive qu’il s’attèle patiemment à constituer au sein de gros classeurs remplis de pochettes plastifiées, aux côtés de livres, de plans et autres documents qui jalonnent l’expérience collective qu’iels font de la zone. Cette archive rendue disponible tient dès lors non seulement lieu d’agent de transmission de l’expérience aux nouveaux·velles venu·e·s, mais plus encore, elle vient se substituer à un manuel de prise en main : au lieu d’édicter des règles de fonctionnement, des principes d’inclusion ou d’exclusion, l’archive se fait ici le témoin de l’importance que revêt le site aux yeux de celles et ceux qui passent leur temps à le bâtir. Ou comment l’attention portée à l’écriture in-progress de la mémoire collective devient ici garante du processus instituant à l’œuvre et de la nécessité de le respecter en tant que tel.

Espace documentation à l’îlot-R, photographie numérique, 2019 © Tristan Deplus

Il y a enfin un observatoire depuis lequel Tristan effectue quotidiennement un relevé photographique du lieu. En résultent de longues séries de photographies numériques proposant un seul et même cadrage (Vue sud, 2017-2020, 180 photographies numériques ; Vue nord, 2018-2020, 90 photographies numériques). En plus de garder trace et de restituer les effets de l’activité collective et du temps qui passe sur le site lui-même, ces séries attrapent une des dimensions propres à l’action d’habiter quelque part : celle de la routine, de la réitération, ou pour le dire plus justement celle de la reprise, ce régime transformatif de l’action qui autorise, si l’on prête un instant attention aux « petites différences », à saisir les variations du même, ou comment tout est toujours presque pareil et déjà presque différent17.

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L’occupation collective de l’Îlot-R durera trois ans. Après la construction vient l’entretien : gérer les déchets sur la zone ; réparer les éléments de bâti qu’iels ont édifiés ; débroussailler régulièrement pour prémunir le bivouac de l’envahissement de la renouée du Japon, etc. Petit à petit, elleux qui viennent de la pratique DIY18 et de la culture du lo-fi19 développent ce que le sociologue Didier Schwint nomme une « relation intense aux objets », une attention fine et singulière à leurs entours qu’iels ne cessent de bidouiller, de bricoler, de réparer, les mains dans le cambouis. La transmission des gestes se fait sur le tas, de proche en proche. Le commun, lui, se noue au gré de la présence de celles et ceux qui viennent ici dépenser gratuitement leur temps et leur énergie. Les liens qui se tissent ont l’intensité des entreprises éphémères. C’est à cette époque que Tristan commence à travailler avec le G.R.P.A.S. (Groupe Rennais de Pédagogie et d’Action Sociale) et entreprend un DU en action sociale20. Avec ce groupe, Tristan enrichit sa pratique du terrain de la notion d’amplification, elle encore, qui désigne cette fois le rôle que revendiquent les pédagogues de rue : ni instit’, ni éduc’, ni assistant·e·s socia·les·ux, iels s’attachent essentiellement à amplifier des situations par leur présence dans l’espace public et à les faire traverser par les enfants qu’iels accompagnent.

L’arrivée du covid et du confinement mettra fin à l’expérience de l’Îlot-R. Au sortir de la crise sanitaire, les 1000 m2 de la friche sont rasés en moins de 24h et avec eux, tout ce que le collectif avait construit. Sans préavis. Le groupe tente de se reconstituer ailleurs, d’abord dans les locaux de l’Élaboratoire, leurs voisin·e·s sur la Plaine de Baud. Une partie du collectif poussera la porte de l’Hôtel Pasteur pour une résidence de trois mois, mais finira par imploser. Cette résidence sera l’occasion pour Tristan d’aborder la notion de permanence architecturale21 sous de nouvelles modalités. Cette dernière vient notamment affermir en lui l’idée selon laquelle l’entretien — qu’il nomme désormais maintenance — est non seulement un outil politique indispensable aux formes de vie, mais également une qualité essentielle de la relation que l’on entretient aux autres et aux lieux que l’on occupe. Fin 2021, malgré les réticences qu’il a face aux formats institutionnels et aux risques d’instrumentalisation par l’art et la recherche des savoirs et des gestes mineurs, il postule avec le G.R.P.A.S. à un projet de résidence sur le site de Bois Perrin22. Il voit dans l’intitulé de l’appel à projet — « Occuper / Habiter. Le temporaire et le lieu comme condition de création » — une manière de prolonger, en certains endroits, l’expérience de l’Îlot-R.

Quarante minutes déjà que nous marchons, nous voilà à Bois Perrin. Ancien hôpital pédopsychiatrique, le site a été déménagé à la hâte. Depuis, plusieurs usages cohabitent dans cette friche urbaine dont un centre d’accueil d’urgence pour des familles de personnes réfugiées ; des squats nouvellement conventionnés par la ville ; une antenne de l’association Cœurs Résistants où viennent quotidiennement s’approvisionner 150 personnes ; et enfin le bâtiment de l’ancienne école de cet hôpital pour enfants qui est donc aujourd’hui occupé par l’École universitaire de recherche Creative approaches to public space à l’initiative du programme de résidence. Avant le démarrage du projet, l’une de ses conditions était que l’artiste loge un certain nombre de semaines sur place. Mais pour tout un tas de raisons institutionnelles, ce qui était une condition deviendra une interdiction au jour de la signature de la convention de résidence, faisant dire à Tristan qu’il aura « rempli sa mission » le jour où le mot maison émergera de la bouche de celleux qui auront fréquenté le lieu le temps de ce séjour.

L’occupation commence. Tristan n’est, comme à son habitude, pas venu seul. Comme ce fut le cas au démarrage de l’Îlot-R, c’est d’abord le temps de la maraude : fouiner, zoner, arpenter le terrain pour mieux apprendre à le connaître, apprendre à connaître celles et ceux qui le peuplent. Tristan dessine une carte des usages, des circulations et des seuils ; il fait l’inventaire des présences, des formes, des entours, des fantômes, de ce qui manque, de ce qui se transmet uniquement par la présence ; il tend l’oreille. La cour d’école, avec sa marelle au sol et son graffiti qui brandit un résolu « tout va bien », s’offre rapidement comme un potentiel skatepark23. C’est sans compter la gêne initiale qui étreint les premiers moments de rencontre entre les membres de cette communauté de circonstance qui a soudain investi le terrain pour bricoler des modules de glisse et les enfants de Bois Perrin qui viennent jouer là après l’école. Progressivement, un partage de l’espace s’opère. C’est d’abord les un·e·s à côté des autres, regard en chien de fusil. Comme fréquemment, un accident accélère la rencontre. Ici, c’est un arbre tombé, un arbre à terre dont le petit groupe réuni par Tristan convient rapidement qu’il pourrait parfaitement servir, au choix, de rampe de skateboard ou de banc. Iels décident de rapatrier le tronc près de l’école et se mettent laborieusement à le pousser. Les enfants qui passent par-là se demandent ce que peuvent bien faire ces adultes avec ce tronc qu’iels poussent, et se joignent rapidement à elleux. Leurs parents qui voient ce curieux équipage depuis leur fenêtre finissent par descendre. Un dialogue s’instaure, les invitations à venir visiter l’école fusent. De fil en aiguille, on se dit bonjour quand on se croise, on prend le café, on discute. C’est ce que Tristan nomme l’approche en apprivoisinant — terme accidentel qui émerge dans sa pratique et sa pensée à la suite d’une faute de frappe dans l’une des entrées de son journal de bord aux premiers jours de la résidence.

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Puis vient une première fête qui termine de créer du liant. Dès lors, ça circule, ça se mélange. Les enfants savent maintenant qu’il y a des skateboards et des ballons dans la cour qu’iels peuvent venir chercher. Et comme les panneaux de basket ont été réparés, iels peuvent à nouveau jouer. Les adultes ne sont pas en reste et viennent parfois bricoler sur les machines-outils présentes dans l’école. En plus des panneaux de basket (3 points, 2022), l’équipe s’attèle à tout un tas de d’aménagements et de requinquages du bâtiment et de ses entours (Maintenance et gestes mineurs, 2022) : fabriquer des poignées pour les fenêtres de cet hôpital pour enfants qui restaient jusque-là perpétuellement fermées (Ménage de printemps, 2022) ; installer en extérieur les tableaux noirs de l’école afin d’offrir un espace d’expression à celleux qui le souhaitent (L’école buissonnière, 2022) ; bricoler le vieil interphone pour y diffuser des extraits d’une série d’entretiens avec les concierges de l’Hôtel Pasteur (Interphone, 2022). Car c’est important les concierges. En anglais, on dit les caretakers, celleux qui prennent soin.

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La résidence, qui devait durer trois mois, prendra fin six mois plus tard quelques temps après la venue d’un groupe d’enfants accompagnés par le G.R.P.A.S. C’est au terme de ce mini-séjour, au cours duquel, se jouant des interdits, iels ont dormi sur place en suspendant des hamacs au grenier, que l’ancienne école fut pour la première fois qualifiée de maison par l’un des enfants. Mission accomplie. Ici encore, l’expérience a nourri une archive qui trouve sa place dans un classeur et des pochettes plastifiées. Je le feuillette en écoutant Tristan — documents administratifs ; infinis échanges de mails pour obtenir les clés ; photographies qui documentent les actions ; journal de bord. Puis Tristan se tait. On fait une pause. Il a parlé quasiment sans discontinuer depuis que nous nous sommes retrouvés devant La Timonerie, à quelques pas de la gare de Rennes. C’est à cause de sa pratique de l’auto-stop, me dira-t-il. Quant à moi, je n’aurais quasiment pas eu besoin de lui poser de question. On reste encore un moment au premier étage de l’ancienne école puis c’est l’annonce du départ. Un rassemblement est prévu le soir-même en réponse à la situation dramatique dans laquelle nous a plongé le choix présidentiel de dissoudre l’Assemblée Nationale au moment où l’extrême-droite est au plus haut dans les intentions de vote, et il compte bien en être. Nous marcherons quarante minutes à rebours, jusqu’à la gare, puis nous nous dirons au revoir. Nous continuerons à échanger quelques temps encore par capsules sonores interposées laissées sur nos répondeurs respectifs.  


Emmanuel Louisgrand, 22 juin 2024, Greenhouse, Saint-Étienne

Ce jour-là, un samedi, j’arrive très en avance à Saint Étienne, je suis venue en voiture et comme d’habitude, j’ai prévu trop large. J’appelle Emmanuel. Malheureusement, je le prends un peu au dépourvu, il n’est pas tout à fait prêt. Ce n’est pas grave, j’attendrai. J’en profite pour faire le tour du pâté de maisons, découvrir l’environnement proche de Greenhouse où nous avons rendez-vous et dont le site internet m’indique que l’association qui gère le lieu « promeut l'art contemporain, le design, l'architecture » : le lycée Honoré d’Urfé d’abord, flambant neuf, qui dénote avec la facture friche de Greenhouse ; la Brasserie Stéphanoise en contrebas ; des habitats collectifs espacés de larges parkings où il n’est pas certain que l’on ait le droit de se garer. De retour devant le bâtiment, j’ausculte le mur couvert de graffiti, en repère un ou deux qui me ravissent. Je scrute la rue. Par où Emmanuel arrivera-t-il, comme je pense encore à ce moment-là qu’il arrivera lui aussi en voiture. C’est finalement par le portail d’entrée qu’il apparaît et m’invite à avancer. Je comprends rapidement que Greenhouse est donc à la fois un lieu d’exposition dont il assure la programmation, mais aussi son lieu de vie. Depuis 1999, me dira-t-il. Nous commençons par faire le tour de l’exposition qui a verni la veille au soir24. C’est une collaboration entre deux générations d’artistes, dont un de ses ancien·ne·s étudiant·e·s avec qui il a eu plaisir à travailler. Il évoque la manière qu’il a de « s’immiscer » dans les productions dont il assure le commissariat pour Greenhouse. On aurait tort d’y voir de l’ingérence ; plutôt une manière de « ne pas sacraliser » l’œuvre, quelque chose d’un rapport à la partition musicale, un goût de l’interprétation. 

Après ça, nous montons chez lui. À l’étage, sur toute la longueur de cette ancienne brasserie Mossier, règne un bazar formidable : un paradis d’objets en tous genres stockés en ordre dispersé sur de vastes étagères ; ici ou là des fragments d’œuvres ; un bout d’atelier avec ses outils et ses matériaux ; cinq chats qui disposent là d’un vaste et aventureux lieu de vie, et puis, çà et là, des bouts de maison, des îlots impeccablement rangés, le vaisselier près de l’évier auquel on accède en montant sur une marche ; la cuisine, qui a pris place sous l’une des serres en bois qu’il avait construites pour les jardins ouvriers du père Volpette (Volubilis ou silence autour des jardins ouvriers, juin-juillet 1997), ou encore sa chambre, seul espace à être ici isolé, sous son cube vitré. Emmanuel dira un peu plus tard que ce lieu est « son seul trésor de guerre », car bien qu’il bénéficie aujourd’hui de la stabilité d’un poste d’artiste-enseignant à l’École Supérieure d’Art Annecy-Alpes (ESAAA), il ne roule décidément pas sur l’or. Nous nous installons à la table de la cuisine, sous les montants rouges de la serre, dans cet espace à la fois délimité mais entièrement ouvert. C’est là que nous passerons les heures suivantes à converser. Il ne répondra jamais vraiment aux questions que je lui pose, en tout cas pas directement. Sa manière de se raconter tient bien plus du flux et du reflux que de la ligne droite, repassant chaque fois avec un œil différent sur les mêmes dates, les mêmes époques, les mêmes lieux, comme un dessin qui viendrait se densifier au fil du temps.

Emmanuel a grandi dans le Pilat, au sud-est de Saint-Étienne, auprès d’une mère infirmière libérale et d’un père peintre, dessinateur et enseignant aux Beaux-Arts. Bien qu’il ne grandisse pas dans une famille d’agriculteurs, il passe un bout de son enfance et de son adolescence à conduire des tracteurs et faire des bottes de foin. De cette époque, il conserve le goût pour le travail agricole et son dur labeur, goût qu’il cultive chaque année en se faisant employé saisonnier décuveur auprès de la coopérative du Pérréon en Beaujolais25. Et ce, depuis 35 ans. Le fait qu’il vienne « du sérail » n’influe pas tant son choix d’entrer à son tour aux Beaux-Arts de Lyon que la détermination avec laquelle il aura de traverser ces années d’apprentissage entre 1987 et 1992. Il fréquente alors la scène Rock alternatif lyonnaise, achète ses disques chez Gougnafland sur les pentes de la Croix-Rousse et sur les conseils d’une certaine Virginie Despentes, et suit de près la naissance du groupe Ze6 où officie Loran Béru suite à la séparation des Bérurier noir. Tout cela « sans prendre de drogue, sans boire d’alcool, en étant complètement investi dans son travail artistique ». Il hérite donc tout autant de Support Surface, du land art, du courant minimaliste, de la sculpture anglaise, de Beuys que des squats et de l’underground lyonnais. À cette époque, il fréquente aussi les marchés, fait des compositions picturales avec des légumes et s’intéresse à la dualité, ou plutôt à la transition entre ville et campagne. Parallèlement à ses études, il travaille comme pompiste dans une station-service d’autoroute au sud de Lyon. L’expérience de ce job alimentaire qui durera cinq ans prend fin brutalement un soir de braquage foireux qui confirme en lui la nécessité de se mettre au vert. Le moment de bascule aura donc lieu en 1994 : il quitte Lyon, s’installe à Saint-Étienne, abandonne de produire des objets pour le white cube et passe du dedans au grand air d’un atelier qu’il installe au sein des jardins ouvriers du père Volpette.

Le jardin, c’est de là que tout partira et où tout reviendra toujours. Ce jardin-ci, celui de Volpette, géré par des pères catholiques depuis la fin du XIXe siècle et dont les sociabilités se sont tissées au gré de l’arrivée des populations migrantes nouvellement installées dans la ville26, constitue pour lui un espace de liberté immense, une ouverture soudaine des possibles. Polonais·e·s, Italien·ne·s, Espagnol·e·s et Marocain·ne·s y viennent en effet depuis la fin des années 1930 faire pousser ce qui contribuera à leur subsistance, mêlant les uns aux autres leurs arts de cultiver et de se nourrir. Un jour, quelqu’un au jardin lui donne une graine de haricot d’Espagne, une plante facile à faire pousser. C’est là qu’il se rend compte qu’il « a la main verte », quelque chose qui lui vient comme ça, comme cela pourrait être faire la cuisine ou de la peinture pour d’autres, quelque chose qui lui vient en le faisant. Ce geste de passation du matériau graine sera pour lui comme une transmission de la capacité de passer d’un monde à l’autre. Son premier geste consistera alors à installer des treilles oranges et y faire grimper les haricots (Treillages, juin - septembre 1995)

Treillages, Saint-Étienne, juin - septembre 1995 © Emmanuel Louisgrand

En 2005, l’artiste Jean-Luc Brisson qui officie en tant qu’enseignant en arts plastiques à l’École Nationale du Paysage l’invite à intervenir auprès de ses étudiant·e·s à Versailles en tant qu’artiste-jardinier. Bien que cela fasse déjà une dizaine d’années qu’il œuvre dans et avec le jardin, c’est la première fois qu’il ajoute ce qualificatif à son travail d’artiste. Il a plus souvent fait l’expérience d’être entre deux, toujours trop quelque chose aux yeux de ses interlocuteur·rice·s (« trop art contemporain pour les paysagistes, trop designer pour les artistes, trop paysagiste pour les architectes »), en bref spécialiste de rien. Aujourd’hui, il se définit volontiers comme un praticien, celui qui a la connaissance et l’usage des moyens pratiques. C’est ce qu’il a forgé en installant son atelier au sein de jardins ouvriers du père Volpette où l’apprentissage se fait en travaillant avec les autres. Le faire, le travail, ces notions sont centrales à ses yeux. Elles sont d’abord indissociables du Genius Loci de Saint-Étienne où il a passé la majeure partie de sa vie, de son ambiance industrieuse de ville de labeur et de mine. Un fantasme aussi peut-être, me dit-il, de la figure de l’artiste ouvrier héritée de 1968. Parce que travailler en artiste a bien quelque chose à voir à ses yeux avec un engagement plein du corps, une forme de dépense qui frôle parfois l’épuisement, un « côté performatif ». Le jardin permet de faire cette expérience, lui qui demande effort et assiduité. Quand il pense à celui qu’il a ouvert au sein de l’ESAAA et où il propose à des groupes d’étudiant·e·s de nourrir leurs pratiques naissantes de ce contexte singulier qu’est le jardin, il se pose parfois la question des motivations intrinsèques qui le et les poussent à y aller chaque semaine, alors que le travail est fastidieux, « que la terre est basse », qu’il pleut parfois plusieurs semaines d’affilées.

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Les premières propositions qu’il fait aux Volpette lui valent le surnom de « défenseur des tôles rouillées ». Mais c’est à partir des haricots et de Treillages qu’il va développer son langage plastique à l’opposé de l’esthétique « palette et récup’ » si fréquemment associée aux jardins partagés. Le jardin punk27, pour lequel il suffirait de ne rien faire, devient même, à ses yeux, un contre-modèle. « Un jardin, ça doit se voir », me dira-t-il. Alors dans les jardins d’Emmanuel, il y a d’abord toujours une structure ajourée qui vient délimiter l’espace, le clôturer tout en laissant au regard le loisir et la possibilité d’aller et venir, de fluer entre le dedans et le dehors. Et la couleur orange là-dedans ? C’est un peu comme une sous-couche au tableau, une manière de signifier qu’il y a bien là une intervention artistique, « un signe distinctif et un point de ralliement » comme le dit Martial Déflacieux dans un texte de 201928. À l’intérieur du cadre, l’espace lui aussi est ordonné, cette fois par les circulations, les allées, avant que de n’être composé picturalement par les plantes et le vivant. Emmanuel emprunte parfois aux structures classiques, traditionnelles, celle du jardin à la française par exemple, qu’il vient déjouer. À Istres, les circulations ne servent ainsi pas tant à tendre la perspective et guider le regard, qu’à permettre aux poules de se déplacer et d’accomplir le nettoyage du sol qui leur est dévolu (Allégorie du jardin à la française, 2001-2002).

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Quant à la matière même des pièces, ce sont donc, à la place des pigments ou des objets, les plantes et le vivant. L’art d’Emmanuel consiste alors à marcher sur une crête. D’un côté, entre sculpture et chorégraphie, il s’agit de conduire ce qui se passe au jardin, non seulement en termes de composition, d’agencement, d’équilibre, mais également en termes beaucoup plus prosaïques d’existence : comment, très basiquement, tu fais pousser et vivre les plantes ? De l’autre, donc, ce vivant qui vient peupler les propositions et qui ne saurait être totalement maîtrisé ou contrôlé, impose un lâcher-prise quasi absolu sur l’intention première et ce à quoi elle donnera lieu. Parfois, surprise au jardin, c’est joyeux ! Parfois, caramba, tout part à vau-l’eau, comme à Caen, à la Guérinière, où la pyrale du buis ravage aujourd’hui la pièce qui durait depuis 10 ans. Ce vivant qui échappe, qui déborde, avec ses trajectoires d’existence — la naissance, la vie, la mort puis peut-être, ce serait heureux, la régénération — offre au travail d’Emmanuel sa dimension essentielle : celle du devenir dans la durée. L’œuvre qui s’installe dans cette temporalité longue a donc souvent plusieurs vies. En fonction des saisons d’abord, et puis du soin et de l’attention qu’on lui porte, de la manière dont on se fait son compagnon, sa compagne. À Istres, après une première saison consacrée aux fleurs en mélange et autres chénopodes, la deuxième fut celle du blé et des tulipes. Puis les jardiniers municipaux, qui n’y ont pas regardé de près, tant l’habitude des « espaces verts » est celle du « nettoyage »29, ont tout fauché, rasé, à sec. Il a fallu tout reprendre, depuis le début, recommencer. Cette fois avec des cucurbitacées.

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Dès lors, les projets, tenus par la vie du jardin, l’occupent pendant des années — entre 2003 et 2008 pour L'Îlot d'amaranthes à l’angle de la rue Sébastien Gryphe et de la rue Montesquieu dans le 7e arrondissement de Lyon ; de 2009 à 2013 pour Une pépinière pour la Guérinière à Caen. Il retourne régulièrement sur le lieu de certains pour veiller au grain. Comme à Turin par exemple qui est devenue sa deuxième ville d’adoption, pour La Folie du PAV30, où il ne manque pas, tous les deux mois de revenir, comme on irait chez le coiffeur, pour redonner de la forme, « retrouver la trame ».

Mais « les œuvres ont la vie dure », comme le dit Martial Déflacieux (2019). Elles ont elles aussi besoin, pour faire preuve de cette capacité à surmonter les traumatismes et à perdurer dans le temps — capacité que l’on nomme résilience — d’attention, d’attachement, de soin et de sollicitude. Et pour continuer à être accompagnées, les œuvres ont parfois besoin d’être transmises, d’être léguées. À l’image de L’Arc de triomphe de Patrick Raynaud, installé entre 1986 et 1988 à Givors et embouti par un bus en septembre 2014, et dont Emmanuel a reçu la charge en 2019 de la prolonger, de la réparer en somme, de la faire perdurer. Corollaire de la dimension temporelle des œuvres, celle de leur leg n’a pourtant rien d’évident. Comment tu fais pour « lâcher l’œuvre » ? Afin d’expliciter la question, il évoque le moment quand, parent, tu dois lâcher ton enfant en le laissant chez la nounou ou plus tard à l’école, le pincement que cela provoque. Mais voilà, tu n’as pas le choix, tu dois le·la laisser vivre, partir. Avec les œuvres, les jardins, c’est pareil.

Plus avant, la question du leg est délicate parce qu’elle pose celle de la communauté qui viendra accueillir, prendre soin et prolonger ce qui lui est transmis. Le jardin, particulièrement, a besoin d’être en communauté pour advenir : quand plus personne ne s’en occupe, il s’enfriche, il disparaît, il cesse d’exister. À cet égard, la question du commun dans le travail d’Emmanuel est comme en tension. Il ne se reconnaît d’ailleurs pas dans les démarches « le jardin, une école des communs ». Ceci ne manque pas de nourrir d’interminables discussions avec sa sœur qui, elle, pense au contraire que quelque chose du bien être ensemble se tisse dès lors que l’on partage le soin et la responsabilité d’un jardin, comme c’est le cas au Jardin Jet d’eau qu’Emmanuel a aménagé à Dakar sur l’invitation de l’association Kër Thiossane qu’elle a contribué à fonder. Aucune volonté participative ne préside pourtant à son geste qui est celui, littéralement, d’un créateur, c’est à dire de « celui qui croit en la forme qui va advenir », celui qui va composer, qui va mettre en espace. Et ça, c’est un travail qui s’apprend, qui se pratique, qui se cultive et pour lequel tout un chacun n'a pas nécessairement le goût, les qualités ou les compétences. Il n’y a donc pas, chez Emmanuel, d’injonction, ni à participer, ni à jardiner, ni à faire commun. Ça, c’est finalement le jardin lui-même qui s’en charge. Car, quand on y travaille ensemble, un jardin, c’est comme un chantier pour celles et ceux qui s’y impliquent, ça fabrique du lien ténu, racinaire, du lien par la présence et le corps tout entier, par résonance, par tous les pores et tous les sens. Et c’est sûrement à cet endroit qu’Emmanuel et sa sœur peuvent finalement tomber d’accord.

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Dans le cas de LÎlot d’amaranthes, le commun est une histoire de flux et de reflux, voire de ressac. La première intervention en 2003, à l’invitation de la Galerie Tator, est une serre fermée, pas de commun donc (La serre sur le parking, 2003). En 2004, des parcelles ouvertes aux habitant·e·s du quartier sont adjointes à la serre. Brigitte Costy, une jardinière riveraine témoigne de ce que « (…) l’îlot, signature d’artiste au départ, s’est [alors] ouvert au questionnement collectif par le regroupement progressif de jardiniers amateurs habitants du quartier »31. S’en est suivie une phase au cours de laquelle chacun·e s’est approprié·e une parcelle et a commencé à la cultiver à son goût. Au cours de la seconde phase d’extension en 2006-2007 à la suite de la démolition du dernier immeuble de la parcelle, le jardin cultivable s’est agrandi et a donné lieu à un partenariat avec l’association Brind’Guill en vue de coordonner l’action de jardinage et de cogérer l’espace. Emmanuel a alors œuvré pour (re)donner du cadre à tout cela, sortir de la logique de la parcelle individuelle afin que l’hétérogène trouve des voies de composition, « articulant les genres, les espèces, les volumes, les hauteurs, les couleurs »32 pour que l’idée du tout ne se perde pas dans la dispersion de ses parties. Il proposera ainsi un plan d’ensemble, un panneau d’affichage destiné à rendre visible l’emplacement des un·e·s et des autres, les travaux à réaliser en commun, etc. Et puis le temps a passé et la question, elle, est restée : comment faire perdurer — le commun, l’attention portée ensemble, la présence, le jardin — quand « les nécessités rongeuses du quotidien de tout un chacun reprennent le dessus »33 ? Cette question, à L’Îlot d’amaranthes comme ailleurs, ne se résout pas une fois pour toutes et de manière unilatérale. Comme la pousse des plantes qui dépend avant tout des singularités locales, la manière de transmettre, de léguer, de faire communauté dépend du contexte, du terrain et est à chaque fois remise en jeu de manière endogène.

Voilà, il est déjà 13h et la faim commence à se faire sentir. Emmanuel concocte sur le pouce des Pasta à la tomate façon italienne que nous engloutissons sans attendre. Nous continuons à parler de tout et de rien, de ce que cela fait de vivre vite, des Endimanchés et de la Ferme du Bonheur. Après le repas, on hésite, il me faudra bientôt prendre la route pour retrouver famille et maison et lui a rendez-vous dans trente minutes pour une visite de Greenhouse. Mais allez, trente minutes, c’est serré mais bien assez pour sauter dans ma voiture ; choisir grâce à ses conseils de co-pilote avisé les meilleures trajectoires ; se garer, mal, place du bi-centenaire ; faire l’expérience de Grille monumentale qu’il y a installée avec Marion Darregert en 2015 ; prendre à deux pas le pouls des tilleuls de Sculpture monumentale (2006) ; remonter dans la voiture ; traverser Saint-Étienne en sens inverse ; apercevoir la maison sans escalier d’Étienne Bossu, où il logeait en 1995 et qui lui offrait alors tout le confort du chauffage central ; se garer, à l’arrache, sur un parking en hauteur ; naviguer entre un talus et un tas d’ordures pour apercevoir enfin, là-bas, en face, les jardins du père Volpette. D’où tout part et où tout revient, toujours.


Masahiro Suzuki, 5 juillet, quelque part entre Sergy et Kobe

Lors de nos premiers échanges, je peine à saisir Masahiro, dans tous les sens du terme. À chacune de ses apparitions dans ma boîte mail, il semble évanescent, presque hors-sol. C’est qu’en réalité, Masahiro est ailleurs, près de Kobe au Japon. Il ne reviendra que quelques jours dans le sud de la France où il est habituellement basé, trop peu pour envisager que je rejoigne Miramas. Notre rencontre a donc lieu par les ondes, d’un côté à l’autre du globe, d’un côté à l’autre du 5 juillet. Une lumière différente baigne l’écran auquel nous faisons face. Je comprends vite que ce que j’avais pris pour un hors-sol est au contraire un profond ancrage. Masahiro est au travail, immergé. Pour le projet qu’il mène sur l’île d’Awaji, il a entrepris d’ériger une tour en pisé. Elle aura deux fois sa taille, soit 3m50. Quant à son diamètre, 1m60, il correspond à l’amplitude de ses deux jambes écartées. Six tonnes de terre seront nécessaires à cet édifice, il en portera lui-même 65kg — son propre poids — entre le site d’extraction et le lieu de la construction. Fabriquer ainsi cette tour, seul et à sa propre échelle, n’a ici rien d’une posture moderniste qui voudrait que le corps humain soit la mesure de toute chose. Il s’agit au contraire à ses yeux de rendre perceptible la puissance collective, une manière de dire « si je suis capable de construire cela tout seul, imaginez donc ce que l’on pourrait faire à plusieurs ». Rendre perceptible également le gouffre qui existe entre la démesure de l’urbanisme contemporain qui sert de cadre à nos sociétés individualistes et l’architecture vernaculaire et ses us et coutumes communautaires. Et puis, c’est comme cela qu’il œuvre Masahiro, en engageant son corps tout entier avec la matière, les matériaux. C’est ce dont témoignent les séquences vidéographiques qui documentent les récentes propositions qu’il a faites sur le Domaine de la Motte-Leyrat dans la Creuse, au lieu-dit de La Chave à Saint-Jean-Chambre en Ardèche en collaboration avec la paysagiste Charlotte Némoz ; ou encore au Quesnel-Aubry dans l’Oise : ramper, passer dessus, passer dessous, pelleter, remplir des seaux, transbahuter des brouettes à travers champ, lessiver, monter un mur, tailler la pierre, la concasser, laisser ses bras flotter dans l’air, tourner sur soi-même, tournoyer, modeler, aplanir, etc. Il déploie ainsi tout un répertoire de gestes qui ont à la fois trait à des figures dansées et à des techniques de construction proches du BTP. C’est par cet engagement somatique dans la matérialité qu’il lui est donné de comprendre le monde, de proche en proche, ce monde qui à la fois excède et touche son propre corps.

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Son parcours ressemble à une série de voyages initiatiques, mus par les paysages, un déjà long chemin autour du globe depuis l’Asie. Alors qu’il étudie le graphisme à l’université d'Art de Musashino à Tokyo, c’est à la faveur d’un voyage en Inde et de la rencontre avec un Allemand qui lui fait découvrir le Bauhaus, qu’une fenêtre s’ouvre pour lui vers l’Europe. Il s’installe alors en Allemagne où il commence à étudier le design. À Londres, quelques mois plus tard, la rencontre avec un peintre japonais lui fait comprendre que « les artistes existent et qu’ils vivent avec leur art ». C’est cette visée qui le guidera désormais. Il retourne en Allemagne, entre aux Beaux-Arts où il pratiquera la peinture et la gravure. Il y restera six ans et demi. En 2010, au cours d’un voyage dans la région de Dresde, il est frappé par les paysages à la frontière avec la République Tchèque. Le lien entre ces montagnes et le romantisme allemand lui apparaît soudain clair comme de l’eau de roche. C’est à ce moment-là que la relation entre le geste de création et le milieu devient importante pour lui. À la faveur d’un échange ERASMUS, il débarque à Aix-en-Provence en vélo depuis Berlin. Il ne dira pas combien de temps lui aura pris ce voyage-là, assez certainement pour prendre la mesure du territoire et comprendre en chemin les continuités géologiques et leurs ruptures. Dans le sud de la France, quelque chose change dans sa pratique. Il comprend que sa peinture ne peut plus exister dans le cadre, qu’elle a besoin non seulement d’espace, mais aussi de déplacement (Wanderobjekten Nr. 2 (Objets ambulants N° 2), 2019). Il commence également à récupérer des objets autour de l’atelier et développe une réflexion sur les matériaux car « tout ce qui existe peut faire de la couleur pour la peinture ». Il voit dans ces objets jetés, perdus, inutilisés, dans ces déchets, quelque chose d’une survivance, d’un devenir que viennent réactiver le maniement, puis la composition dans le tableau. Ses pièces se peuplent ainsi d’abord de tout un tas de choses34, objets donnés, objets relationnels. Puis, petit à petit, alors qu’il commence à quitter les espaces urbains — ses « forêts humaines » où il ne se sent plus tout à fait bien —, ce seront des minéraux, des végétaux et autres entités des entours naturels.

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Depuis la fin de son cursus aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence, son travail a déserté les espaces habituels de l’art pour se déployer en contexte, in-situ comme le veulent les expressions consacrées. Il continue donc ses voyages, d’un hameau à un lieu-dit, d’une campagne à une autre, toujours à vélo, lui qui n’a pas le permis de conduire35. Cette manière qu’il a de se déplacer de lieu en lieu m’évoque la figure du nomade-colporteur·euse-migrant·e que propose la sociologue Geneviève Pruvost pour désigner celles et ceux qui font du lien, tracent des lignes entre les maisonnées, entre les mondes, qui arrivent chargés de ce qu’iels ont glané ailleurs et repartiront tout aussi pétri·e·s de ce qu’iels auront attrapé ici. Car outre le temps qu’il passe sur place — et qui n’est à ses yeux jamais assez long —, c’est précisément cette manière (le vélo), et cette lenteur, de se rendre d’un lieu à un autre qui interdit à Masahiro d’être parachuté et à son nomadisme de devenir un hors-sol36. La manière dont on se déplace a en effet quelque chose à voir avec celle dont on a d’habiter le territoire. En vélo, « locomotion ni lente ni rapide assurant un contact avec le sol »37, le paysage s’attrape à la fois dans son ensemble et dans ses détails, depuis la perspective qu’ouvre une route qui soudain passe un col, aux groupes de bleuets qui la bordent et qui annoncent le printemps à venir. À force d’arpenter le territoire, celui-ci se donne à lire singulièrement selon les principes de la toponymie apache qu’il affectionne, celle qui non seulement dit ce qu’est le lieu, mais révèle bien plus encore les multitudes d’attachements qui le sillonnent : la cascade en pierre ; la chute musicale des pousses ; la forêt flutée par les Châtaigniers qui tiennent le sol rocheux de La Chave ; la pierre qui nous contemple, etc.38 La réitération quotidienne du trajet le plonge quant à elle dans les habitudes de celles et ceux qui vivent là, la promenade du matin, celle du soir avec le chien, jusqu’à ce que Masahiro devienne lui aussi une habitude sur leur trajet. Masahiro habite donc véritablement là où il séjourne. Les légendes de ses œuvres témoignent du tissage qu’il opère en voisinant, au cours du travail, avec le lieu et ses habitant·e·s. Je cite ici celle qui vient décrire Objet technique N° 1 : four hybride (2021) :

Torchis avec argile ocre du jardin de chez Apolline Grivelet et Loren Chorley, chutes d’argile récupérées par Marion Richomme, pailles ramassées au bord des rues de Quesnel-Aubry, crottins de cheval donnés par les Écuries de la Brèche, vermiculite expansée (Vermex), ardoise, briques récupérées chez les voisins Arlette et Marcel, baignoire en fonte d’Apolline et Loren, chauffe-eau en inox d’occasion acheté au ferrailleur DELAHOCHE père et fils, couronne cuivre parvenue de Venelles pour l’échangeur thermique à serpentin, chaux NHL 3,5, chaux de Marrakech pour le tadelakt, sables (venant partiellement des débris de l’église du Quesnel-Aubry).

Dans cette légende qui devient véritable texte, c’est non seulement un bout du territoire du Quesnel-Aubry qui se donne à lire (sa géographie, ses activités, son histoire), mais aussi les personnes qui l’habitent et auxquelles Masahiro prête une attention particulière, les nommant chacun·e singulièrement. La légende dévoile ainsi les liens qu’a noué dans son sillage l’œuvre en train de se faire. Elle révèle la dimension profondément endogène, voire endémique, de la pratique de Masahiro. À chaque lieu, les formes qui lui sont propres — ici ou là, telle essence d’arbre, telle plante indigène, telle usage de la technique — et qui induisent la forme de la réponse artistique. Cette manière d’aborder le terrain n’a rien d’un goût pour l’exotisme, le folklore ou l’identité. Il s’agit encore une fois de comprendre ce que produit la relation entre geste créateur et milieu : nous ne sommes pas séparés du monde que l’on habite, nous sommes ce monde. Ainsi, mettant ses pas dans ceux du philosophe japonais Watsuji Tetsurô, qui conceptualise la notion de fûdo, il se fait attentif à la manière dont chacun de ses gestes transforme le micromilieu qu’il fréquente. Des insectes qu’il rencontre, il apprend ainsi que toute création détruit et que toute destruction crée. Des artisans avec qui il s’initie à la teinture végétale, il retient une éthique du faire ou comment fabriquer la couleur à partir de ce que l’on trouve sur place sans excès de récolte. En apprenant à filer le bananier, il comprend soudain le pouvoir hégémonique et destructeur du coton. Tout n’est bien question que d’équilibre précaire.

Si Masahiro voyage, ses œuvres, elles, restent sur place. Parfois, elles s’amalgament au paysage, s’y fondent, le deviennent entièrement, en lui offrant de nouveaux contours, de nouvelles circulations, à l’image du mur entouré d’une flaque d’eau, des escaliers et de la passerelle qu’il a construits à La Chave, ou du four hybride qui émerge désormais du jardin de La Menuiserie au Quesnel-Aubry. À d’autres occasions, c’est par le feu que tout se termine. Masahiro incendie et réduit en cendre les constructions qu’il a édifiées, le plus souvent seul face à la caméra qui documente l’instant, parfois en compagnie d’ami·e·s, de voisin·e·s, à qui il est demandé de respecter le plus grand des silences. Alors, quand l’attention de chacun·e est pleine et entière, ce qu’il considère comme un rituel peut commencer.

Installation incendiée N° 2, 2021 © Masahiro Suzuki

Pour lui, la mise à feu résulte avant tout d’un regard et d’une intention de peintre. Brûler l’œuvre en plein jour, c’est en quelque sorte l’animer, investir sa présence d’un souffle, d’une vibration. C’est faire résonner la couleur. Mais ces mises à feu, comme l’indique le titre de la pièce qu’il a proposée à La Motte-Leyrat, sont surtout des mises en monde. Quand elles font advenir l’objet, elles rejouent les schèmes archaïques que véhiculent jusqu’à nous potier·e·s et artistes travaillant la terre, cette transformation, millénaire, par le feu, de l’humide en sec, du mou en dur39. Quand elles aboutissent à la cendre qui pénétrera dans le sol et contribuera à nourrir ce dernier de matières carbonées, elles participent non pas de la production du monde, mais de sa (ré)génération, rendant au terrain ce que le terrain a donné.

D’un côté et de l’autre de l’écran, petit à petit, la discussion se découd. Masahiro veille sur l’heure qui tourne, il aimerait retourner un peu au chantier avant que la journée ne se termine. Il évoque encore un futur projet, une résidence dans le Jura à l’automne prochain, peut-être une occasion cette fois de se rencontrer. Et puis, après nous être chaleureusement salué·e·s, nous procédons respectivement à la sèche interruption de communication par les ondes, bouton rouge puis silence.



Notes :

1 Cette recherche doctorale a donné lieu à la publication de l’ouvrage Le commun par l’usage. Construire et habiter en artiste aux Éditions MētisPresses (Genève) en mars 2024. Une version gratuite et augmentée du livre est disponible en ligne : https://www.metispresses.ch/en/le-commun-par-l-usage-numerique

2 Seulgi Lee, LES CHANTS TOURNÉS, 2021. Volets. Mélèze et matériaux divers. Réalisation et installation in-situ : De Facto, Oullins (Julien Quartier et Pierre Jeanmougin, assistés de Charles Duval, Guillaume Robert et Maxime Bondu). Une co-production DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, Fondation Bullukian et bermuda.

3 Les Frères Chapuisat, Frontispice, 2020. Pignons. Lames d’aluminium. Installation in-situ : Jörg Bosshard et Annabelle Voisin. Une co-production Fondation des artistes, Fonds cantonal d’art contemporain OCS-DCS Genève et bermuda.

4 Simon Boudvin, Bote-Tchu & Sèllatte, 2020-2022. Mobilier collectif et édition. Matériaux divers. Une co-production Centre National des Arts Plastiques, bermuda, Fonds cantonal d’art contemporain OCS-DCS Genève, Crédac, Villes de Lausanne, de Saint-Imier et de Neuchâtel.

5 Joint de carrelage rose à paillettes réalisé par Simon Bouillaud et Aldo Thomas pour le sauna de La Déviation, 2018.

6 Rituel-action réalisé par Edward Vermeulen à La Déviation entre 2021 et 2024.

7 En tout cas, dès lors que cet art n’est pas spécifiquement désigné comme interactif.

8 BRAHY, R. (2019). S'engager dans un atelier-théâtre. À la recherche du sens de l'expérience, Éditions du Cerisier, Mons, 233 pages.

9 THÉVENOT, L. (2014). « Community-Engaged Art in Practice », in ZEMBILAS, T. (ed.) (2014). Artistic Practices, Routledge, London, pp. 132-150.

10 Taper les mots « exposition » et « habiter » dans un moteur de recherche ouvre sur pléthore d’occurrences qui, depuis le champ des arts visuels, de l’architecture ou de la recherche, témoignent de l’engouement certain dont bénéficie le terme habiter, à tel point que son sens semble parfois se diluer quelque peu. À la suite, une sélection non exhaustive :  Habiter poétiquement le monde (2011) au Musée d’art moderne de Lille Métropole, commissariat : Christophe Boulanger, Savine Faupin et François Piron ; Habiter mieux, habiter plus (2018) une exposition du Pavillon de l’Arsenal ; L’art d’habiter comme on fait son nid (2023), exposition collective à la Bibliothèque Universitaire de Saint Denis à La Réunion ; Habiter la terre (2023), une exposition de Barthélémy Toguo à la HAB Galerie à Nantes ; Habiter le monde (2024) au Château d’Aubenas, commissariat : Victor Secretan, etc.

11 LABAR, M. (2020). « Local et fait maison. Vers de nouveaux vernaculaires », Artpress 479, pp. 60-67. KAPLAN, S. (2020). « Multi-localisme. Interview de Sophie Kaplan à propos du cycle “Lili, la rozell et le marimba (vernaculaire et création contemporaine)” », La Criée, Rennes. Propos recueillis par Morgan Labar. Voir également Habiter en artiste, le troisième numéro de la revue Lili, la rozell et le marimba, publié en 2021 par le centre d’art de La Criée à Rennes. 

12 BULLE, S. (2018). « Formes de vie, milieux de vie. La forme-occupation », Multitudes 2-71, 168-175.

13 ŚWIDZINSKI, J. (1997). L’art comme art contextuel (manifeste). Inter, (68), 46–50.

14 J’emprunte cette expression à Pascal Nicolas-Le Strat. Voir NICOLAS-LE STRAT, P. (2021). Faire recherche en voisinant La Plaine Saint-Denis, campus Condorcet, L’Ours éditions, Paris.

15 Les Apaches occidentaux de Cibecue développent une manière de nommer le territoire tout à fait singulière. Cette dernière est à la fois une description du paysage, mais également une donnée historique, un conseil pratique, une évocation émotionnelle, etc., procédant d’une forme de sagesse du lieu.  

16 VADELORGE, E. (2005). « Mémoire et histoire. Les villes nouvelles françaises », Les Annales de la Recherche Urbaine, 2005-98, pp. 7-14.

17 BARDET, M. & GINOT, I. (2014). « Du changement à la variabilité. L’invention du temps dans la séance Feldenkrais », in BARDET, M. & GINOT, I. (2014). Penser les somatiques avec Feldenkrais. Politiques et esthétiques d’une pratique corporelle, L’Entretemps, collection Lignes de corps, Lavérune.

18 Le DIY ou Do It Yourself, anglicisme pour « faites le vous-mêmes », est à la fois un mouvement qui promeut des activités visant à créer ou à réparer soi-même des objets de la vie courante et une posture politique anticonsumériste, née de la culture punk, qui met en avant des pratiques et des usages visant à s’autonomiser des logiques marchandes.

19 Le lo-fi, abréviation anglaise de low-fidelity (basse-fidélité, en opposition à hi-fi, haute-fidélité), désigne en premier lieu à partir de la fin des années 1980, des musiciens dits underground qui adoptent des méthodes d’enregistrement rudimentaires afin de produire un son volontairement dégradé. Par extension, à l’ère de la technologie numérique, le terme désigne toutes les pratiques et usages qui ont recours à des technologies plus anciennes telles que les technologies analogiques.

20 Diplôme Universitaire Éducation populaire et transformation sociale IUT Carrières Sociales, Université de Rennes 1

21 La permanence architecturale est une notion développée et mise en pratique entre autres par l’architecte Sophie Ricard, qui émerge dans le sillage des travaux de Patrick Bouchain et de l’Université foraine. Elle consiste à imaginer ce qui, au sein d’un projet architectural ou d’aménagement, contribue à tisser du lien entre celles et ceux qui le dessinent, celles et ceux qui le construisent, celles et ceux qui l’habitent ou l’habiteront.

22 “Occuper / Habiter” - Le temporaire et le lieu comme condition de création, EUR CAPS et Université Rennes 2, Rennes

23 Il existe à ce propos une tradition dans la pratique du skateboard consistant à explorer les cours d’école durant le week-end, celles-ci offrant souvent des aires de jeu propices aux praticien·ne·s.

24 Vernaculaire, de Nathan Willerval & Patrick Condouret. Sur une proposition curatoriale d’Emmanuel Louisgrand, Greenhouse (Saint-Étienne) du 20 juin au 20 juillet 2024.

25 Voir à ce propos L’art du décuvage, une vidéo de Rémi Cneude extraite de l’exposition Vendanges, commissionnée par Emmanuel Louisgrand à la Halle des Bouchers à Vienne en novembre 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=qvNNyIhCRWU

26 MAGAND, J. (2005). Histoire des jardins Volpette à Saint-Étienne, Éditions Jardins Volpette.

27 LENOIR, E. (2018). Petit traité du jardin punk : apprendre à désapprendre, Éditions Terre Vivante, Mens.

28 DÉFLACIEUX, M. (2019). L’Arc de triomphe ou Résilience d’une œuvre d’art, auto-édition.

29 In Emmanuel Louisgrand, un texte de Gilles Clément (2011).

30 Le Parco Arte Vivente (PAV) est un lieu d’art contemporain dédié aux arts vivants initié et longtemps dirigé à Turin par l’artiste Piero Gilardi : https://parcoartevivente.it

31 LOUISGRAND, E. (2008). L’îlot d’amaranthes, Édition Roger Tator, p. 34.

32 LOUISGRAND, E., ibid.

33 LOUISGRAND, E., op. cit., p. 36. C’est toujours aujourd’hui l’association l’asso Brind’Guill qui gère les trois jardins de l’îlot Mazagran, dont le jardin historique établi par Emmanuel Louisgrand dit le « jardin amaranthes ».

34 J’entends ici le terme chose au sens latourien de « matter of concern » (sujet de préoccupation), comme ce qui ne va pas de soi, ce qui nécessite que l’on en prenne soin pour que cette entité vivante, matérielle ou immatérielle, continue d’exister. Voir DENIS, J. & PONTILLE, D. (2022). Le soin des choses. Politiques de la maintenance, La Découverte, Paris.

35 PRUVOST, G. (2023). « Pour un écoféminisme de la fabrique collective : géopolitique de la maisonnée », in D'EAUBONNE, F. (2023). Écologie/féminisme. Révolution ou mutation ?, Le passager clandestin, Lorient, pp. 3-56.

36 Alors que la relation au lieu se devait d’être « inextricable et indivisible » aux yeux des premiers artistes qui, à la fin des années 1960, mettaient en œuvre des formes in-situ, il semble que ces pratiques connaissent, depuis les années 1990, des formes de déliaison. Les pratiques site specific peuvent ainsi être aujourd’hui comprises et analysées comme des pratiques à proprement parler nomades dans le sens de sans attaches, de sans attachement. Voir à ce propos KWON, M. (2002). One Place After Another. Site Specific Art and Locational Identity, The MIT Press, Cambridge, London.

37 RIFF, J. (2017). Catalogue : 62e Salon de Montrouge, Édition du Salon de Montrouge.

38 Ref au livre en préparation La Chave

39 METTRA, C. (1996) « Le feu de la forge. », in Le feu brûlant. Voyages initiatiques en arts de feu, Dossier d’argile n°8, Édition ARgile, décembre 1996, pp. 17-61.

In addition

Texte produit par le Réseau documents d'artistes, 2024

Author's biography

Mathilde Chénin est artiste et docteure en sociologie. Dans sa pratique, elle explore les formes créées par l’être ensemble au moyen d’écritures élargies, visuelles et performatives. En 2016, elle co-fonde bermuda, ateliers mutualisés de fabrication, de recherche et de diffusion en arts contemporains (Sergy, FR), aux côtés des artistes Max Bondu et Guillaume Robert, de la commissaire d’exposition Bénédicte Le Pimpec et de Julien Griffit, ingénieur informatique. En 2022, elle soutient une thèse sous la double tutelle de l’EPFL et de la HEAD – Genève (HES-SO), qui s’intéresse aux grammaires du commun par le proche telles qu’elles se composent au sein de lieux collectifs de vie et de travail artistique. Cette thèse a donné lieu à la publication de l’ouvrage Le commun par le proche. Construire et habiter en artiste aux éditions MētisPresses (2024). Aujourd’hui, elle prend part au projet « Nouvelles solidarités alimentaires » (CITE HES-SO Genève), qui accompagne la mise en œuvre d’une politique publique et transversale de l’alimentation sur le territoire du Grand Genève.