Mètis & Metiista

Bettina Samson
En collaboration avec Stéphane Lefèvre. Recherche artistique soutenue par le CNAP, 2013
February 2014
Mètis & Metiista I, 2013
Verre borosilicate, 17 x 28 x 17 cm

Le titre du projet renvoie au concept antique de la ruse (mètis chez les grecs) et à la pratique de l’artisanat (metiista en langue esperanto), la mètis pouvant s’appliquer aux métamorphoses en oeuvre dans les sculptures et à l’ingéniosité de l’artisan.
La découverte préliminaire qui a débouché sur ma candidature à un Soutien pour le développement d’une recherche artistique du Cnap s’est faite à en visitant le musée des Sciences de Londres (fin 2011), sous la forme mathématique de la «bouteille de Klein».

En mathématique (en topologie), la «bouteille de Klein» est une surface fermée, sans bord et non-orientable, c’est-à-dire une surface pour laquelle il n’est pas possible de définir un «intérieur» et un «extérieur». Elle a été décrite en 1882 par le mathématicien allemand Felix Klein. Etroitement liée au ruban de Möbius, elle n’a également qu’une seule face : une bouteille de Klein est une surface qui peut s’obtenir en recollant deux bandes de Moëbius le long de leurs bords. Théoriquement, un tel recollement ne peut être réalisé que dans un espace à quatre dimensions. C’est un mouvement de la surface qui serait impossible dans notre dimension, lui permettant de s’interpénétrer elle-même. En réalité, des représentations 3D du principe ont été faites, il est assez simple: la surface extérieure pénètre à l’intérieur d’elle-même pour ressortir dans une boucle continue en tant qu’intérieur, qui redevient par la suite extérieur. C’est donc une forme paradoxale, qui s’auto-pénètre. L’intérieur est l’extérieur et vice-versa.
Le Musée des sciences de Londres montre une variation étonnante de bouteilles de Klein réalisées en verre par Alan Bennett en 1995, un scientifique qui est à la fois... souffleur de verre.

Un modèle de bouteille de Klein réalisé en verre soufflé en 1995 par Alan Bennet, scientifique et souffleur de verre, pour le Musée des Sciences de Londres.

Par la suite, j’ai découvert que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss avait repris le modèle dans l’un de ses livres: un chapitre de La potière jalouse (1985) explique la manière dont les mythes d’Amérique du Sud, - il décrit en particulier des mythes mohave et cahuilla, ainsi que le mythe amazonien de Poronominaré - sont structurés en bouteille de Klein, dans les conceptions du corps et leurs fonctions spatiales : l’interne et l’externe du corps sont mis en continuité et mettent en scène des voyages dans des tunnels, sarbacanes, pipes, corps humains ou corps de créatures mythologiques.

Extrait du texte de Claude Levi-Strauss, La Potière jalouse, Plon, 1985

Mon projet consistait à créer avec l’aide de verriers une série de formes de 20 à 30 cm environ en verre transparent déformé et soufflé, représentant une variation de «bouteilles de Klein», concrétisations d’une forme mathématique continue, inspirées aussi par les descriptions de mythes amazoniens par Claude Levi-Strauss.
J’étais déjà en relation avec Glass-fabrik, un atelier artisanal de maîtres-verriers basé à Nantes, auquel j’ai demandé une première étude de faisabilité. Parallèlement, je faisais une demande de résidence au Cirva, Centre International de Recherche sur le Verre à Marseille.
Rapidement, il s’est révélé que ce type de forme était impossible à réaliser par soufflage de verre selon les techniques artisanales classiques. Il fallait du verre résistant aux chocs thermiques nécessaires pour former une extrémité de la forme tout en gardant intacte le reste de celle-ci.
Le Cirva n’était donc pas en mesure d’accepter ma candidature, et Glass-fabrik m’a réorientée vers Stéphane Lefèvre, verrier de laboratoire et «meilleur ouvrier de France», travaillant au tour le verre borosilicate. 
Le verre borosilicate (connu sous la marque Pyrex, ou verre de laboratoire), verre transparent résistant aux chocs thermiques, est le seul matériau permettant de créer ces formes paradoxales tout en rendant visible toutes les interpénétrations.
La technique la plus appropriée était celle du tour, me disait Stéphane.

Fabrication par tournage au chalumeau par Stéphane Lefèvre
Fabrication par tournage au chalumeau par Stéphane Lefèvre

Sa spécificité est l’utilisation de tubes en verre borosilicate pour former les pièces. Le tube ouvert à ses deux extremités peut être refermé d’un côté pour créer un contenant de grand diamètre. Il peut alors être soufflé et façonné. Des gabarits en métal permettent d’amener la pièce aux cotations désirées. L’avantage du borosilicate est sa résistance au choc thermique donc la possibilité de le chauffer localement (contrairement au verre sodo-calcique utilisé par les souffleurs de verre à la canne) et de former une zone de l’objet sans déformer le reste de la pièce, plus froide. Elle permet aussi de souder plusieurs pièces en verre les unes aux autres en chauffant les zones de chaque pièce à souder ensembles. Le tour permet de tenir d’un coté le cylindre qui permettra de former la pièce, et de la mettre en rotation pour la chauffer intégralement ou localement. En stoppant la rotation, le technicien pose la flamme à l’endroit précis qu’il veut travailler. En soudant des tubes de verre sur les zones chaudes ou en utilisant des outils (comme des couteaux ou des palettes en inox), il peut les étirer, les déformer, les souffler, etc...
La réalisation de formes en bouteilles de Klein représentait un défi technique que Stéphane Lefèvre était enthousiaste de relever, car elle s’écartait des objets de laboratoire tout en requérant des techniques analogues mais poussées à leurs limites.
De mon côté, je faisais mes recherches sous forme de croquis, études et maquettes à partir de la forme de la bouteille de Klein et du texte de Claude Levi-Strauss, formes que je soumettais à Stéphane et retravaillais en fonction des éventuelles contraintes.

Maquette d'une recherche (projet de sculpture en verre non réalisé)
Recherche de formes pour les sculptures en pyrex soufflé transparent dérivées de la bouteille de Klein, 2012

Je décidais de lancer la fabrication de 5 pièces (2 ayant été ajournées en raison de leur complexité).
Je trouve passionnant qu’un modèle théorique intégrant la quatrième dimension aie pu, d’une part, être fabriqué et exploité dans toutes ses possibilités dans notre espace réel par Alan Bennett à Londres, d’autre part être utilisé pour expliquer très concrètement les représentations mythologiques du corps chez certains peuples.
Synthèse d’une forme mathématique, des possibilités ouvertes par Alan bennett et de cette étude anthropologique menée par Lévi-Strauss, mon projet était de réaliser une série de bouteilles de Klein en verre transparent possédant, du fait de ses extensions, anses, tubes, renflements, introversions, des caractères anthropomorphiques ou zoomorphes simples (bras, jambes, pattes, ventre), ou qui réduisent le corps à ses fonctions digestives ou sexuelles.
Par là, le projet est d’aborder la notion de «grotesque» en mettant en oeuvre, dans la forme finale et dans le processus de réalisation par déformation, ramollissement et étirement du verre, des principes de métamorphose.
Pour l’heure, j’ai donc fait réaliser 5 sculptures dans le cadre de ce projet. Mon but est d’en réaliser davantage, certains des formes dessinées ayant été ajournées en raison de leur complexité. J’aimerai aussi revenir à des formes plus simples...


Mètis & Metiista a été soutenu par le CNAP, Centre National des Arts Plastiques dans le cadre d’une aide au développement d’une recherche artistique.
Novembre 2013

Mètis & Metiista IV, 2013, Verre borosilicate, 22 x 33 x 9 cm
Mètis & Metiista I, 2013, Verre borosilicate, 17 x 28 x 17 cm
Mètis & Metiista III, 2013, verre borosilicate, 22 x 33 x 9 cm
Mètis & Metiista V, 2013, Verre borosilicate, 42 x 22 x 22 cm