Sharon Kivland
ARTISTE ET ANALYSTE DE NOTRE SOCIÉTÉ
Gare de Dol de Bretagne un samedi matin. L’air est frais mais le soleil brille. Soudain, surgit du fond du parking une Quatrelle blanche. Mais quelle est donc cette artiste anglaise au volant d’une voiture symboliquement tellement française ! Nous voilà parties sur les petites routes de campagne direction son lieu de vie et son atelier, car le paysage y est bien plus beau que sur les deux fois deux voies. Un stop s’improvise pour admirer les magnifiques fresques peintes dans une église datant du XVe siècle. Conscience du patrimoine et de son héritage iconographique. Arrivées à destination, nous sommes accueillies par des chiens, des chats. Une charmante longère rénovée à la façon de l’époque est à la fois son lieu de vie et son lieu de travail. Nous avons un sentiment d’antan avec tout le confort moderne. Cette rencontre avec l’environnement de Sharon est l'une des introductions possibles, plus intime, à ses réflexions et à son travail.
Sharon Kivland est une artiste qui déploie sa pensée à travers plusieurs mediums : l’écriture, le dessin, les installations, la vidéo, la broderie, etc. Le livre est un outil de réflexion très important, elle a donc créé sa propre maison d’édition qui s’appelle Ma bibliothèque. Car il s’agit avant tout de s’inventer les moyens de ses intentions. Etudiante, elle avait une idée de l’art et un engagement certain avec ses idéaux. Elle a étudié la photographie au London College of Printing. Son outil : l’instamatic. Elle connaît rapidement un certain succès mais se sent prisonnière de la rigidité de l’image. Ce qui l’intéresse, ce sont les assemblages d’objets afin de proposer l’idée d’une narration. Elle entreprend alors un master d’histoire de l’art et en parallèle des études en psychanalyse. Elle intègre le groupe de recherche Lacanien dans l’analyse de « la langue et la parole du désir et du manque ». Elle réalise ensuite un doctorat en histoire de l’art, afin de comprendre si l’œuvre d’art pourrait remplacer le psychanalyste dans l’idée de transfert. Comment un objet muet provoque-t-il la parole ?
Artiste engagée et insoumise, les questions de sociétés, et plus précisément celles de l’éducation et de l’éducation de la femme, l’intéressent. Des petits livrets composés d’images de mode des années 1950 à 1970 dénoncent les stéréotypes des jeunes hommes blancs en devenir et la perversité cachée de ces scènes. Elle porte en évidence les conventions malsaines qui construiront la société de demain. Elle dénonce également les dictâtes de la société envers la femme, une féminité idéale hantée par son double, entre l’image imposée par la représentation et son être profond. Sharon Kivland s’appuie sur la pensée de Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient »1. Pour l’artiste, le changement, la liberté collective et individuelle, sont les éléments indispensables pour construire une société plus égalitaire. Et un événement important de l’histoire incarne, selon elle, toutes ces valeurs : la Révolution française. De son point de vue, cet événement historique permet de nous confronter au présent. Elle évoque la notion « d’après-coup » utilisée en psychanalyse. La distance permet une meilleure analyse car « sans histoire, on ne peut pas exister »2.
L’œuvre d’art devient donc un point de départ pour une réflexion. Son vocabulaire plastique propose des objets, des images, qui véhiculent une signification très précise. Il est le vecteur d’une intention. L’artiste a un goût prononcé pour la symbolique. Les formes et objets qu’elle utilise sont très singuliers et proviennent pour certains d’un autre temps. On retrouve plastiquement cette distance nécessaire à l’artiste. Ces choix formels, qui au premier abord peuvent nous dérouter, deviennent évidents quand on en comprend toutes les significations. En effet, dans les installations de Sharon Kivland sont toujours présents des animaux taxidermisés (renards, oiseaux, etc.), habillés de redingotes et de bonnets phrygiens ; des tissus brodés par l’artiste ou par une dentellière selon une technique traditionnelle ancestrale... Cette mise en scène atypique ne correspond guère aux codes de représentation et de monstration habituels de l’art contemporain. Cela peut perturber notre compréhension. Mais là encore, l’artiste nous expose une société à changer. Les animaux naturalisés représentent plus que la nature elle-même, puisqu’ils sont encore présents malgré la mort. Un jeu de sens se dégage : « être naturalisé » signifie devenir citoyen, avoir le droit d’exister. Ces animaux, dans la symbolique, deviennent des agents.
Le travail de Sharon Kivland formalise le « comment vivre ensemble » à travers des références historiques, des images d’archives. Cette conscience d’agir pour un monde meilleur, l’artiste l’a exprimée très tôt puisqu'avant de commencer des études d’art, de psychanalyse et de photographie, elle était membre d’un collectif qui organisait des « squattings » dans les années 1980. Ils investissaient les maisons vides londoniennes et les ouvraient à ceux qui avaient besoin d’un logement. On comprend donc son engagement profond pour « le sens du bien commun ». Elle évoque aujourd’hui l’esprit du « zadisme » et mentionne la notion de « force affective » énoncée par Sophie Wahnich.3
Dans les réflexions actuelles en art contemporain, émerge cette idée que l’art peut aussi participer à un acte d’hospitalité. Comment l’œuvre peut-elle être vecteur d’un échange, créer un rapport sincère et direct avec le visiteur ? L’accueillir, le faire participer, et non plus le laisser dans un rapport passif ? Ma visite d’atelier a été placée sous le joug de ce concept. J’ai été accueillie par Sharon Kivland dans son environnement, où idées et vie quotidienne se côtoient, à l’instar de son travail qui nous invite à réfléchir sur nos engagements et notre société.
Fabienne Bideaud, 2018
Texte écrit dans le cadre du projet de recherche SET UP, initié et coproduit par le Réseau DDA et C-E-A.
Notes :
1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949
2. Propos recueillis auprès de Sharon Kivland lors de la visite d’atelier du 24 février 2018
3. Historienne française, elle est directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la Révolution
Sharon Kivland, née en 1955 en Allemagne, vit et travaille Plouer-sur-Rance et à Londres.
Représentée par la Galerie Bugdahn und Kaimer GMBH, Düsseldorf.
Sharon Kivland est une artiste, écrivain et éditeur, dont le travail considère les enjeux soulevés en art, en politique et en psychanalyse. Ses œuvres récentes ont retranscrit le mouvement de la Révolution française, repris les codes de la mode et de l’éducation, et inclus la réécriture des notes de bas de page du Capital de Marx et du roman Nana d’Emile Zola. Les lectures et enjeux politiques sont évoqués et féminisés. Expositions et projets récents : Entreprise de séduction (Espace d’art contemporain HEC, Jouy-en-Josas, avec le Musée de la toile de Jouy, 2018) ; The Natural Forms, Part II (HGB, Leipzig, 2016 ; Kunstverein-Tiergarten Berlin, 2015-16) ; Natürliche Formen – Von Frauen, Füchsen und Lesern (Dieselkraftwerkmuseum, Cottbus, 2015) ; Folles de leur corps / Crazy about their bodies (after a footnote in Marx’s Capital) (CGP, London, 2014), etc. Sharon Kivland est également rédacteur et éditeur de MA BIBLIOTHÈQUE, une petite maison d’édition qui se concentre sur la lecture.