Juliette Liautaud
Moire vivante
Les gestes du montage traversent la pratique de Juliette Liautaud : coller, monter, faire apparaître/disparaître, converser, composer, disposer, juxtaposer, superposer. L’espace de présentation, qu’il soit virtuel ou d’exposition1, est aussi pensé comme une table de montage, c’est-à-dire comme « le support d’un travail toujours à reprendre, à modifier si ce n’est à recommencer2 », un plateau « à l’ouverture toujours reconduite de nouvelles possibilités, de nouvelles rencontres, de nouvelles multiplicités, de nouvelles configurations3 ». Différents médiums s’y agencent en ensembles : photographie, vidéo, film, texte, composition sonore. Chaque ensemble se déploie dans cet esprit de transmédialité qui joue de hybridation ou de la résonnance des fragments visuels, sonores et textuels les uns avec les autres dans un jeu de contrepoint. Différents formats et supports invitent aussi à découvrir des « zones interstitielles d’exploration, des intervalles heuristiques4 » sur la table, le sol, les murs ou encore la page virtuelle. Dans les films, les écarts se logent entre les couches d’images, dans la surimpression, ou entre les plans, dans les noirs devenus espaces de vibration des images comme des sons (Chaleur vacante (ou le soleil), 2019).
La « politique de la relation ne rapporte pas ceci à cela, mais le tout au tout (…) et ainsi accomplit le divers5. » La table de travail n’est pas une surface classificatoire, d’ailleurs les œuvres elles-mêmes interrogent les catégories de pensée (nature, culture, urbain, sauvage, vivant, non vivant) en nous invitant à la pensée du tremblement qui « nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée6 ». Les formes témoignent directement de cette interrogation comme avec l’ambiguïté du noir-et-blanc et l’étrangement de l’obscurité de la caverne (Ensemble II, 2015) ou de la nuit (Kapr, 2014, Ensemble 1 (Hypnagogia), 2015) ou l’exploration de l’haptique, d’un œil si proche de l’objet filmé qu’il semble le toucher (Dawn Chorus, 2020). Juliette Liautaud est aussi à l’écoute de l’indécision des apparitions, devant la fugitivité des formes (sous le faisceau des phares d’une voiture, d’une lampe de poche, d’un gyrophare, d’un flash7) ou dans le fondu d’une image superposée à une autre, forme intensive de l’alternance du montage. Bien sûr l’hybridité de la matière imageante participe à ce tremblement dans la représentation : les qualités de l’argentique et du numérique se conjuguent comme, pour Recuerdo de mi santuario (2015) et Sunshade (2018), l’entrelacement entre les fragments d’un film super 8 et la vidéo. De ce tissu complexe naissent des images vibrantes, des effets d’ondulation, de chatoiement, de moire. L’effet est très prégnant dans le scintillement de Sunshade avec la présence d’une trame verticale ou horizontale (des planches de palissades par exemple) ou de série de motifs triangulaires intégrés aux superpositions de plans en plongée sur des reflets d’eau et en contre-plongée vers le ciel filtré par les feuillages. Cette palpitation des images rejouent celle de la canopée mais ne s’agit-il pas aussi de « faire des choses qui [...] aient une présence vivante8 » ? comme le disait Paul Sharits. Les effets de flicker9 renvoient bien sûr au tremblement de nos paupières mais peuvent aussi naître d’une autre cadence organique, comme dans Dawn Chorus, la marche avec une caméra portée le long du corps filant devant la végétation, captant leur dessins fugitifs, entre prise et déprise. La métaphore de la vision est encore présente dans l’effet de voile (comme dans certaines photographies de l’ensemble Prélude) qui rappelle l’osmose de l’artiste observateur avec le milieu comme le notait Jonathan Crary : au voile naturel, à la neige, au brouillard, aux vapeurs et aux nuages, répond le voile de l’œil. Il ajoutait que la « perception est un acte éminemment temporel et cinétique (…) La vision est toujours multiple, elle jouxte et chevauche d’autres objets, d’autres désirs, d’autres vecteurs.10 » Dans les ensembles de Juliette Liautaud, la vision partagée (la sienne et la nôtre) s’abandonne au temps, à la fluidité, l’impermanence, la moire du réel.
Notes :
1 Déjà avec Des précipités de rêves (2015), J. Liautaud disposait ses œuvres sur une longue table et sur les murs. Sur son site ou dans l’espace qui lui est consacré dans Documents d’artistes, on retrouve le même principe de disposition.
2 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Minuit, Paris, 2011, p. 22.
3 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Minuit, Paris, 1980, p. 20
4 G. didi-Huberman, op. cit., p. 14.
5 Edouard Glissant, Traité du Tout-monde, Gallimard, Paris, 1997, p. 37.
6 E. Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990, p. 12.
7 Films, vidéos et photographies de Kapr, Prelude, Sunshade, Dawn Chorus, Ensemble II.
8 « Jean-Claude Lebensztejn et Paul Sharits, entretien » [1995], in Y. Beauvais (dir.), Paul Sharits, Les Presses du réel, Dijon, 2008, p. 89.
9 Le flicker est souvent défini par le clignotement d’un montage photogrammatique.
10 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXème siècle, (1990), trad. fr. F. Maurin, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994, p. 45.