Julie Saclier
Décentrer en pratique.
Au croisement de l’écriture et de la performance, la pratique de Julie Saclier s’inscrit dans le champ de la poésie contemporaine, des actions autour du langage et de l’édition artistique. Si elle a conservé dans ses process des techniques expérimentées quand elle était étudiante dans l’atelier « écrire sans écrire » de Pascal Poyet à l’isdaT de Toulouse, notamment l’encollage, qui consiste à écrire par assemblage à partir d’une matière préexistante de textes, ses créations textuelles sont autant des mises en forme de protocoles que d’expériences d’écriture visuelle et sonore : micro-textes, listes, combinatoires, récoltes, inventaires, objet performatif, écriture à activer. C’est souvent insolite, d’une poétique recomposée simple, profonde ; inattendue.
Entre le degré zéro de l’écriture de Barthes et la mise à distance, voire l’effacement de l’auteur·rice prôné par l’Objectivisme 1, deux manières d’écrire qui pourraient asseoir l’hypothèse d’avoir affaire à textes purement formels et dénués de subjectivité, la voix de l’artiste se devine pourtant en creux. On l’entend dans le choix des textes (les bibliothèques des D’Via sont déjà tout un poème !), elle est perceptible dans les compositions graphiques sur la page (Dévier, Search Poems, …), ou encore dans des montages inédits, le plus surprenant étant sans doute celui de l’objet éditorial Agenda moyen de l'année 2022, réalisé avec Benoît Sanfourche 2. Cet agenda, pensé lors du confinement, chamboule totalement l’agencement d’un calendrier grégorien, en le réorganisant selon le décompte des sept jours dans l’année et non plus dans l’ordre chronologique. L’effet est troublant mais démonte subtilement les schémas imposés dans notre relation au temps.
En prenant les objets, le quotidien, le souvenir et le travail comme terrains d’investigation et de tension, Julie Saclier, interroge notre rapport au langage - ce que l’on en fait - et aux usages - ce qu’ils nous font. Que ce soit dans l’héritage familial ouvrier de la mine, qui sert de point de départ à certaines œuvres (Materia, Maniement de l’élégie, Charbon, amplitude 13) que dans le réemploi des objets du quotidien (le motif Myosotis de l’assiette Arcopal devenu un motif de papier peint, l’installation Formica, variation 1), son travail laisse entrevoir les rapports de domination et d’aliénation. Autour des questions féministes, les performances Autopsie domestique, Variations 1, 2, 3 et A sont des lectures hybrides inspirées de textes de littérature ou d’essais, d’auteurs et d’autrices « en esprits rapprochés », mis en scène dans un décor d’objets de l’univers de la femme à la maison. Ces objets domestiques en Formica ont été transformés, customisés, jusqu’à les rendre inopérants, détournés de leur fonction première. Face à ce dispositif, on songe soudain à une autre femme au foyer, celle incarnée par Delphine Seyrig dans le film de Chantal Ackerman4. Un mince incident dans la répétition des gestes quotidiens la fait basculer un jour de l’autre côté de la normalité. Comme si à un quotidien tout à la fois épuisant et inépuisable, il fallait mettre un « terme », mot dont la polysémie prend tout son sens ici : énoncer et terminer. Tout comme celui de « moyen ». S’il est ce qui sert pour arriver à une fin, il est aussi ce qui se trouve entre deux choses et permet d’être au milieu, à l’image du signe typographique, le slash, que l’artiste aime particulièrement. Dans les formes poétiques et performatives de Julie Saclier, le « moyen » échappe à la règle et trouve un/son espace de transgression.
Note :
1 L’Objectivisme courant de recherche poétique contemporaine né dans les années 30 aux Etats-Unis,
2 Julie Saclier et le performeur Benoît Sanfourche ont co-fondé le duo de performance Fo[…]nd Vo[…]x en 2018.
3 Œuvre présentée dans l’exposition A l'ombre de nos sommeils au Musée-Mine départemental de Cagnac-les-Mines, sur une proposition du Centre d'Art Le Lait de Albi, 17 mai – 5 dec 2024
4 Jeanne Dielman 23 quai du Commerce 1080 Bruxelles, film de Chantal Akerman (1976)