Ibai Hernandorena
Palais des mémoires
D’une conversation qui se poursuit en marchant, quels souvenirs garde-t-on ?
Peut-être le terme d’itinéraire permet-il une première approche du processus de travail d’Ibai Hernandorena, de l’histoire dans laquelle il s’inscrit et de la fluidité avec laquelle il s’empare des médiums.
Il faudrait commencer par dire qu’Ibai Hernandorena, originaire du pays basque et post-diplômé de la Villa Arson à Nice, a dans son atelier parisien une moto, et dans son atelier à Anglet une maison-bulle qui a voyagé à Royan, à Piacé-le-Radieux et bientôt sans doute dans les calanques de Luminy à Marseille.
Que son prénom signifie rivière et qu’il collectionne les cartes postales de bâtiments de béton brut.
Que ses châteaux de cartes empilent des châssis de fenêtres de Jean Prouvé et que les observatoires de la Côte d’Azur lui ont donné une double vue sur les étoiles et sur la mer.
Reprenons le travelling au début du plan séquence.
Le pays basque. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’une origine, au sens d’une marque de fabrique : nulle part le pittoresque, le vernaculaire ou le folklore n’interviennent de façon littérale dans le travail de l’artiste. Bien plutôt, il faudrait parler de filiations.
Les membres de l’Equipo 57 en particulier constituent un référentiel important pour Ibai Hernandorena.
D’Agustin Ibarrola reste l’obsession de faire jouer la peinture avec les surfaces, la matière picturale créant, ouvrant même, de nouveaux espaces, déployant par des gestes amples un vocabulaire formel empruntant volontiers à l’abstraction, selon une colorimétrie généreuse ; le Bosque de Oma, à quelques kilomètres de Guernica, en Biscaye, offre, sur les troncs d’arbres ou sur les rondeurs granitiques des falaises, un exemple typique de la synthèse entre art moderne et environnement proposée par Ibarrola.
A Angel Duarte, réfugié en Suisse après avoir fui le franquisme, on peut reconnaître une fascination pour les mathématiques, mais aussi la volonté tenace de partager la fonction sociale de l’art : des premières expositions « al aire libre » à la connivence avec l’architecture suisse, sa conception de l’interactivité de l’espace plastique et sa capacité à rassembler tout en générant une diversité de points de vue en ont fait un pivot entre les théories de Jorge Oteiza sur l’occupation active de l’espace et l’art de l’environnement cher au mouvement tropicaliste fondé par Hélio Oiticica ou à l’école vénézuélienne (Gego, Cruz-Diez, Soto...).
Evoquons enfin, last but not least, la sculpture monumentale d’Eduardo Chillida, le forgeron de ferrailles tordues et érodées, suspendues entre l’iode et le vent, le graveur aussi, tout en aplats étalés taraudés de sillons blancs.
Caractérisées par des volumes creusés de vides délimitant, par des sinuosités, des zones de fragilité et de réconciliation, les œuvres de Chillida cherchent des failles, des chemins, où se rejoignent plein et vide, densité et dépeuplement.
Ibai Hernandorena est basque donc, puisque ce sont des artistes basques qui ont révélé et fait fructifier en lui l’apport d’un style international qui relierait par-delà l’océan Sir Anthony Caro au Corbusier.
Héritier de ce qu’il convient d’appeler un modernisme basque accordant peu de crédit aux frontières mais beaucoup aux éléments naturels qui fondent et identifient un paysage, son parcours révèle une cohérence peu commune, en particulier dans la recherche d’une actualisation des liaisons existant entre la peinture, la sculpture et l’architecture.
Résident du programme de recherche doctorale de la Villa Arson, dans les murs mêmes qui furent inspirés à Michel Marot par les enseignements de Gropius et Breuer à Harvard, il entreprend un inventaire des vues de grands ensembles de la période de reconstruction d’après-Guerre.
Symboles tout à la fois de l’extension à l’ensemble du vocabulaire architectural de la rationalisation industrielle érigée en principe dès le Bauhaus et d’une utopie du bien vivre ensemble, Ibai Hernandorena entreprend de les soumettre au feu (on se souvient des peintures au feu d’Yves Klein, figure niçoise) : irradiées, surexposées, jaunies, les images ne semblent plus témoigner que d’une époque révolue, dont les pierres portent à peine encore la trace.
Qu’est-il arrivé à ce fabuleux projet de réunir grâce au béton des populations venues des quatre coins du monde ?
Pas tout à fait détruites, tout comme le rêve humaniste qui les a suscitées, les images errent dans un passé incertain.
Le sépia conféré par la flamme ajoute encore à la nostalgie d’album de famille désunie, tordue par le retournement des illusions. Les bâtiments perdurent, malgré l’incrédulité qui grise leurs fonctions.
Réduites à un référentiel formel dans lequel on peut puiser, voire piller, elles deviennent le réservoir de matériaux dont l’artiste s’empare ; ainsi des châssis de fenêtres de Jean Prouvé, dont le gabarit demeure, parfois dans son aluminium et son verre d’origine, parfois simplement englué dans une résine monochrome.
Si Prouvé avait anticipé que ses pavillons puissent être montés et démontés selon un principe de catalogue, l’usage qu’en fait Ibai Hernandorena atteste à quel point l’idéal moderniste est aujourd’hui désossé.
En rêvant que l’on pouvait couler l’utopie dans des modules préfabriqués, le modernisme a fait fausse route.
Chercher alors la source, le point de bifurcation qui a désuni fond et forme, progrès social et progrès technique, avant-garde artistique et utopie politique.
Prendre la route.
Le déplacement, la vitesse de déplacement, permettent de balayer le paysage, d’unifier sa couleur : dans le coin de l’œil, sur le bord du casque, les dégradés glissent du vert des arbres au bleu du ciel, du rose de l’aube au jaune du soleil.
Gerhard Richter avait fait de cette expérience du glissement déjà le sujet de sa peinture ; se rendant (à moto) à Cosenza, Ibai Hernandorena prend le temps de sa résidence à BocS Art pour restituer dans un jeu de miroirs cette immersion floutée dans le bleu cobalt de Giotto.
L’évidence : le mouvement peut être un antidote au figement, au vieillissement et au dépassement des grands récits modernistes.
Le mouvement d’abord des architectures modulaires – à la faveur d’une exposition à Royan, Ibai Hernandorena fait l’acquisition d’une des maisons-bulles à six coques de Jean- Benjamin Maneval.
Pendants des habitats de béton de la ville nouvelle de Mourenx, à la construction de laquelle Maneval a contribué à la fin des années 1950 (Mourenx, sortie de nulle part, est la ville ouvrière des employés d’Elf Aquitaine), les maisons-bulles, toutes de plastique, ont vocation à devenir des villégiatures mobiles.
On peut assembler, en famille, leurs pétales distribués autour d’une embase centrale montée sur un socle surélevant l’ensemble comme sur pilotis.
Les larges baies vitrées peuvent offrir des vues généreuses sur la chaîne des Pyrénées, la mer, les vallées ou les champs – les maisons-bulles sont les caravanes du flower power, elles échappent à l’emprise de toute logique immobilière.
Pour redonner vie à ce voyage terrestre né d’un architecte révolutionnaire, Ibai Hernandorena propose d’y activer la Dreamachine de Brion Gysin : autour de la table en formica, le halo de lumière blanche tourbillonnante aspire les âmes pour un voyage astral psychédélique.
L’expérience partagée par le récit : voilà sans doute la forme ultime grâce à laquelle le modernisme peut se survivre à lui- même : débarrassé de ses fondations et des gangues de son béton armé, allégé même de ses formes les moins enracinées, la parole qui circule, la rumeur, au sens d’un bourdonnement partagé par une population entière, semblent être à même de remettre en partage la fonction sociale de l’art et de l’architecture.
La plupart des œuvres conçues par Ibai Hernandorena pour l’espace public peuvent accepter cette lecture : la création d’espaces de parole, d’espaces de réunion – non pas au sens où la parole ou la réunion y sont possibles, mais plutôt en ce que les œuvres mêmes les activent, les suscitent, leur ouvrent un espace comme dédié.
Elles en sont pour ainsi dire les maisons, les foyers vifs, où il peut y avoir de l’autre.
Du reste, l’une des réalisations les plus emblématiques, un yéti hirsute de plusieurs mètres de haut (à taille réelle donc, dans la mesure où le domaine de réalité d’un yéti n’a de plan qu’imaginaire) planté dans la cour d’une école et y veillant d’un sourire béat sur la marmaille en plein jeu – ce yéti prend pour titre L’Autre.
Par sa présence étonnante, l’oeuvre génère et amorce des histoires incertaines, des conjectures sur sa provenance – il ne fait rien, mais déjà il fait parler, il est là - pas comme un intrus mais comme un ami imaginaire, une compagnie toute en douceur.
Peut-on caresser l’espace ? Si on le caresse, s’adoucit-il ? Un espace peut-il être doux ?
D’abord il faut le dégrader – entendez : casser son blanc, arrondir ses angles, faire pivoter sa masse. Lui conférer une impermanence qui vienne émousser son autorité, la flouter.
L’aquarelle, le blanc de Meudon, le dégradé, voire le glissando, se retrouvent ainsi régulièrement dans le travail d’Ibai Hernandorena.
Autant que de puissants rappels du bras de fer entre le mur pignon où l’on se cogne et sa représentation – entre le réel et la peinture en somme -, il s’agit là d’une figuration de l’érosion même du pouvoir octroyé à l’architecture, cet art politique par excellence.
Memento mori, faber : toi aussi tu mourras, l’architecte. Prends exemple sur l’humilité du peintre.
En peintre, en peintre d’aujourd’hui nourri d’un passé millénaire et d’un goût pour l’observation des phénomènes de la nature, Ibai Hernandorena prélève la couleur dans l’environnement direct du bâtiment, comme sur le campus de la faculté de Médecine de Marseille, pour l’appliquer sur une façade jusqu’alors aveugle à son contexte, à la primitivité de l’azur et du soleil irradiant la garrigue, ou comme sur la baie vitrée ouvrant sur le ciel moutonneux et la mer cyan de la pointe bretonne.
Pointant du doigt le sublime changeant des éléments, sa peinture donne à voir le voir lui-même à l’occasion d’une fusion de l’espace pictural et de son ineffable encadrement.
Partager le sensible, accueillir l’altérité, changer le regard, anatomiser les représentations, mettre en question les formes avec lesquelles le quotidien met notre corps en contact, figurent parmi les éminentes préoccupations politiques de l’artiste.
Et ne pas oublier en route que chacune des situations rencontrées met aux prises le ressenti et la culture, la chair et la mémoire, la poésie et le pouvoir, le ciel et les palais.