Driss Aroussi

par Jeanne Mercier
mai 2023

Driss Aroussi est un artiste basé à Marseille. C’est avant tout son goût pour l’expérimentation qui dirige ses projets, comme il l’explique, il s'agit pour lui de « comprendre les appareils , d'essayer de sortir du programme (de la machine) et de découvrir des nouveaux endroits de proposition de formes artistiques». Travaillant entre Marseille et le sud du Maroc, Driss Aroussi a éprouvé depuis une quinzaine d'années différentes techniques argentique, numérique, post-production, vidéos. À travers chacun de ces médiums, son approche à la lisière du documentaire-fiction joue avec le temps, une lenteur revendiquée, celle du monde réel, pour basculer vers la magie de l'apparition.

Dès 2003, ses œuvres s'articulent autour de la notion de travail, thème qu'il explore jusqu'à aujourd'hui. Dans la tradition de la photographie sociale, l'auteur oscille entre documentaire, travail d'enquête pour livrer des premiers corpus très politiques. Sa volonté est alors de s'inscrire dans le prolongement d'une histoire de la photographie, qui rend hommage, en même temps qu'elle rend visible « ces contextes et ces lieux du labeur et ces humains qui y œuvrent."

Avec En chantier dès 2005, un travail au long cours sur les chantiers de construction constitue une collection d'images répertoriant la typologie des divers éléments des chantiers de construction et des corps de métier qui le composent : maçons, carreleurs, plaquistes, électriciens…

Entre 2010 et 2011, il réalise Edificios Parados en Espagne, une série dans laquelle l'on découvre des bâtiments dont la construction a été arrêtée à cause de la crise immobilière. Il présente le chantier comme exemple de sociétés contemporaines : un lieu de travail manuel et de l'exploitation du capitalisme.

En parallèle de ces enquêtes, il réalise plusieurs œuvres qui interrogent le processus même de l’image et de la fabrique du sensible avec différentes pratiques expérimentales «  Le bricolage et l’expérimentation sont venus par défaut, c’est-à-dire que mes outils étaient obsolètes, périmés, d’occasion. Ces dernières années le processus qui génère l’image devient plus présent dans ma pratique artistique ».

Dès 2006, il s'appuie intellectuellement sur le livre Pour une philosophie de la photographie de Vilém Flusser. Il démarre alors un travail toujours en cours mêlant et combinant photographie analogique et numérique. Il fabrique des dispositifs où se mélangent : le sel d’argent et le pixel soulevant la question de l’appareil et des images qui en résultent. 
C'est le cas par exemple de la Visionneuse, une installation qui associe plusieurs appareils (un scanner à plat, un cadre numérique, un raspberry/ micro-ordinateur et une télévision). À l'écran, le spectateur visualise des « photo-collages » inattendus aléatoirement générés par des flux combinant deux à trois images d'un diaporama issu d'une collection de photographies de l'artiste et d'archives.

La question du labeur croise alors la notion de temps - de latence. Dès lors, dans le travail de Driss Aroussi les deux deviennent indissociables. En témoigne, la vidéo Les cailloux de l'oued, 2009, réalisée dans le village familial au sud du Maroc, une zone semi-désertique.

Durant 7 minutes, sur ce film muet, deux hommes creusent et remplissent un camion de sable et cailloux. Ici sans fioriture, le spectateur ressent la durée de cette action et son âpreté. Cette première vidéo préfigure Sisyphe qu'il réalise en 2017.

La vidéo devient alors un élément de langage fort dans la démarche de Driss Aroussi. Elle n'est pas simplement documentaire mais joue avec les codes de la fiction. Il s'entoure d'une équipe réduite de professionnels de cinéma, un chef opérateur, un ingénieur du son et une monteuse pendant que lui assure l'écriture et la réalisation. Tournée dans le village familial au sud du Maroc, Sisyphe, raconte l’histoire d’un homme qui casse la masse rocheuse dans une carrière à ciel ouvert, pour en extraire de la pierre qui sera utilisée pour la construction. Dans son labeur quotidien, il médite sur la vie et la mort…Réalisée comme une fable mythologique, la vidéo relève tout autant de l’humain, du rapport au vivant et aux éléments. Le corps du personnage principal apparaît dans sa fragilité face à cette masse minérale. Tel un esclave des temps moderne, il mène un travail titanesque et anachronique.

Cette réflexion se poursuit et l'aspect fabuleux se renforce avec le film Borj el mechkouk. Comme lors de son précédent film, l'histoire est ancrée dans le réel, la raréfaction de l'eau dans l'oasis de Fezna. Aroussi y amène la fiction pour imaginer une fable cinématographique.

Borj el mechkouk nous emmène sur les traces d’un homme envoyé par le village avec son ânesse afin d’observer et éventuellement dé-sabler un système de galeries d’eau souterraines appelée Khettaras1. Une technique utilisée depuis des siècles par les villageois pour irriguer les terres agricoles. Sans jamais sombrer dans le pathos, ce film qui traite d'un sujet écologique d'actualité prend la forme d'une enquête. À travers différentes scénettes et accumulation d'évènements se déroulant plusieurs jours durant, le spectateur suit un homme à la recherche d'eau dans le désert.

Au-delà du récit poétique, la production artistique de Driss Aroussi porte ici, comme ailleurs, la question du politique. Elle met la lumière sur une situation complexe de la condition humaine. Par ses choix de narration, le réalisateur réussi à faire d'un récit circonscrit à un contexte spécifique, un sujet universel qui rend tangible les conséquences du changement climatique sur les populations locales. La chute du film dépasse alors cette quête pour interroger notre vision et nous livrer un pur moment d’émerveillement.

Borj el mechkouk est une œuvre essentielle pour comprendre la pratique de Driss Aroussi. Elle rassemble tout autant son engagement personnel autour de la notion du labeur, du temps dans un contexte contemporain que la nature magique de l'image.



Notes :

1. Au Maroc, les Khettaras sont considérées comme l'un des plus vieux systèmes de gestion des eaux de culture créés par les hommes qui permettent de mobiliser les eaux souterraines des nappes de manière continue.

Biographie de l'auteur·e

Co-fondatrice de la plateforme Afrique in visu, Jeanne Mercier est commissaire et critique depuis 2006, basée entre l’Europe et l’Afrique.
Depuis 15 ans, elle s'attache à l'évolution de la pratique de l'image élargies, photographies, vidéos, installation. Elle s'intéresse particulièrement aux œuvres qui véhiculent des contre-récits, créent de nouveaux imaginaires émancipés des schémas imposés, des cultures et iconographies dominantes. Ses derniers projets d'expositions, entremêlaient Histoire, généalogies personnelles, traditions familiales, résistances et luttes à toutes formes de pouvoir et d'oppression.
A travers des commissariats personnels et collectifs, elle a récemment collaboré avec de nombreux artistes et plusieurs festivals et institutions en France comme à l'étranger : Jeu de Paume Lab, l'ENSAD Paris, le 18 à Marrakech, l'Institut des Cultures d'Islam (ICI) à Paris, le Fotofestiwal à Lodz, la Fondation Zinsou à Cotonou, le Festival Kerkennah en Tunisie, le MACAAL à Marrakech.
Elle écrit régulièrement pour la presse artistique et différentes ouvrages, comme dernièrement, Une Histoire Mondiale des Femmes Photographes (Ed. Textuel, 2020) et Le métier de photographe en Afrique, 10 ans d'Afrique in visu (Ed. Clémentine de la Féronnière, 2017).

Sans titre, 2006
Photographie argentique, 45 x 30 cm
Sans titre, 2006
Photographie argentique, 30 x 45 cm
Edificios parados, 2010-2012
Photographies argentiques, dimensions variables
Edificios parados, 2010-2012
Photographies argentiques, dimensions variables
Visionneuse, 2016-2017
Scanner à plat, Raspberry, cadre numérique, écran TV
Installation réalisée avec le soutien de Lab Gamerz M2F-création et Grégoire Lauvin
Visionneuse, 2016-2017
Scanner à plat, Raspberry, cadre numérique, écran TV
Installation réalisée avec le soutien de Lab Gamerz M2F-création et Grégoire Lauvin
Visionneuse, 2016-2017
Scanner à plat, Raspberry, cadre numérique, écran TV
Installation réalisée avec le soutien de Lab Gamerz M2F-création et Grégoire Lauvin