Christiane Fath
Trajectoires
Pour Christiane Fath, l’ornement n’est certainement pas un crime, il serait même le vecteur par lequel elle parvient à développer une mosaïque complexe dont les formes prennent souvent leur source dans une histoire qui n’est pas forcément linéaire. Il en résulte un ensemble dense et complet où les éléments se répondent les uns les autres, comme autant d’indices imprévisibles, à la croisée de territoires multiples et d’histoires panachées.
Si on devait la situer, la pratique artistique de Christiane Fath serait effectivement à la croisée de différents chemins, tant personnels et biographiques qu’ouvrant vers de nouveaux horizons, sur le monde et ses métissages. De ses années de formation, Christiane Fath a su tirer le meilleur parti pour cultiver et développer sa curiosité envers un monde en constant changement.
L’ornement, donc, Christiane Fath va en chercher la substance même, afin de mieux la questionner et la remettre en perspective. C’est notamment le cas avec la série Moucharabieh qu’elle commence à développer en 2019 : les motifs et lignes géométriques (étoile, rosace, pentagone, hexagone en creux ou en plein…) inhérents à cet élément architectural traditionnel des pays arabes sont redessinés à la mine graphite et à l’acrylique sur différents supports textiles (toile de coton, toile de jute…). En réinterprétant et en rendant saillantes ces arabesques et autres formes géométriques du moucharabieh, elle révèle la part historique et le rôle social de ce motif, qui vont bien au-delà de sa simple lecture ornementale. Quand elle transpose ces moucharabiehs à grande échelle en en découpant les formes dans de grands pans de laine ou de feutre et en les suspendant dans l’espace, elle met en scène « la séparation entre l’intime, le privé, le social, le public, ce qu’il faut préserver, ce que l’on regarde, ce qui est regardé… la place des femmes, les rapports hommes-femmes dans les sociétés méditerranéennes1. »
En outre, le choix du support textile est éminemment précis dans la démarche de Christiane Fath. Il s’agit en partie de tissus qu’elle a récupérés, à l’instar de sacs de café issus des marchés malgaches de Mahajanga ou de draps et autres nappes provenant de malles familiales. Chacun de ces supports est marqué par une histoire, un artisanat, un contexte géographique et économique. Qu’il s’agisse de la série des Toiles mosaïques (2012-2015) ou des Routes (2018), les couleurs les plus vives alternent très souvent avec le ton plus sombre et la surface rugueuse de la toile de jute ou les légers reliefs piqués du damassé. Au-delà de cet aspect purement pictural, le tissu permet à Christiane Fath de proposer une autre compréhension de ces étoffes comme réels marqueurs d’une identité mêlée, intrinsèquement liée au colonialisme et au commerce entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, quand ses interventions picturales s’entremêlent à la répétition sérielle des motifs des indiennes de Provence, l’artiste révèle une dynamique de syncrétisme à la fois formel et culturel, renvoyant à une sédimentation historique où les Indes rencontrent le sud de la France et le pourtour méditerranéen.
Au milieu des années 2000, Christiane Fath se voit léguer par les femmes de sa famille un ensemble de « toiles de ménage » utilisées pour envelopper et protéger des objets de déménagements en déménagements, lors de fuites et persécutions. Rideaux, draps, nappes, torchons, tabliers deviennent alors les supports privilégiés de ses œuvres, qu’elle plie, froisse, découpe et suture afin de renvoyer à une histoire personnelle faite de sauts et soubresauts, similaire à une mémoire malléable et réparable, qui se répercute de génération en génération dans les esprits et les corps, dans les vies sociales et intimes.
Dans la lignée libératrice des artistes de Supports/Surfaces, Christiane Fath s’affranchit de tout carcan imposé par les préceptes dominants en défiant les catégories critiques classiques, et en y adjoignant une dimension singulière. Cette émancipation du format traditionnel de la toile sur châssis lui permet en effet de développer une création incessante et multidirectionnelle, empreinte d’indépendance, de recherche, d’invention, de modernité et de contemporanéité.
Christiane Fath arrange et assemble ces tissus en leur conférant une dimension sacrée – comme dans un rituel profane et cathartique ; elle les trempe par la suite dans une fine couche uniforme de plâtre blanc, qui n’est pas sans rappeler les laits de plâtre qu’utilisait Rodin, si on pense notamment à la robe de chambre qu’il a réalisée en préparation du Balzac. La peinture devient ici un liant sculptural qui génère une masse blanche et informe. En opérant de la sorte, elle annihile la fonction première de ces objets et les recontextualise dans un nouvel environnement formel. Entre peinture et sculpture, Le Meuble à Rideau (2009), par exemple, est une véritable concrétion de temps : les notes et autres documents de travail de la vie professionnelle de l’artiste sont empilés par couches, plâtrés et colorés par de légères traces de peinture, tel un pied de nez à une vie imposée et ordonnée par les méandres parfois kafkaïens de l’administration.
Si l’ancrage autobiographique et familial est souvent bel et bien présent, la pratique de Christiane Fath n’en demeure pas moins en phase avec les tourments que traverse le monde. Non sans humour et ironie. En témoignent ses Gâteaux de Petits Poèmes Visuels (2006), pour lesquels elle n’a pas hésité à agglomérer la masse accumulée de coupures de presse et de magazines rendant compte de l’épidémie de chikungunya qui a sévi dans l’océan Indien en 2005 pour atteindre La Réunion au printemps 2005. Lors de la Nuit d’art de Pleine Lune à Saint-Paul, cette série donne lieu à une performance au cours de laquelle ces empilements de papier imprimé amalgamés par de la peinture déposée avec des douilles, disposés sur une plaque allant au four, sont découpés en parts individuelles et saupoudrés de confettis colorés. Lorsque le gâteau est prêt, les parts posées sur du papier dentelle de pâtisserie sont distribuées au public.
Ce lien avec les publics est primordial dans les performances participatives de Christiane Fath. Si elle part de sa propre situation – si elle parle d’elle-même –, elle s’adresse avant tout aux autres en s’englobant dans une histoire commune. Vos papiers ! est une performance réalisée depuis 2009 dans plusieurs lieux avec différentes typologies de publics : des personnes seules, quelquefois âgées, parfois souffrant de handicap, électrons libres fragilisés par la pression de la société et les conséquences de la migration et de l’errance, sont invitées à prendre crayons, pinceaux et craies pour réinventer leurs papiers sur une feuille blanche. Une sorte d’empowerment qu’insuffle Christiane Fath en leur proposant d’exprimer et de reconstruire à travers le geste artistique ce qui constitue leur identité.
De la Méditerranée à La Réunion, l’impact qu’ont les paysages côtiers, insulaires et maritimes sur l’œuvre de Christiane Fath est indéniable. Avec Océaniques (2015), il s’agit non seulement de voir mais aussi de vivre l’océan et lui redonner corps : Christiane Fath a collecté des déchets issus de filets de pêche et des « bouts » de différentes tailles et de différentes provenances sur les quais de la ville du Port. Dans une démarche qui rappelle certaines sculptures de Cy Twombly, elle redonne à ces rebuts de l’océan toute leur charge symbolique une fois trempés dans un lait de plâtre. Véritables laissés-pour-compte des grands flux migratoires, ces objets anodins, involontairement déplacés par les forces océaniques, deviennent autant de petits fétiches auxquels se rattacher en rappelant l’immensité de laquelle nous dépendons, et symbolisent le lien de La Réunion au reste du monde.
Picturalement, cette influence du paysage et de sa traduction géographique se matérialise par l’utilisation de lignes – rectilignes, courbées ou cassées. Véritables panoramas graphiques, la série des Lignes de crête (2021) qu’elle dessine au Posca sur des formats oblongs de coton retranscrit la vision dont l’artiste fait l’expérience quand elle scrute le paysage de la côte sous le vent, entre la planéité de la mer et les reliefs abrupts du cap La Houssaye. S’il est d’une épure a priori extrême, ce traçage n’est pas moins révélateur du lien étroit que Christiane Fath entretient avec toutes les géographies, qu’elles soient mentales, allégoriques, poétiques ou physiques. Détachées de tout arrière-plan, en flirtant avec une certaine abstraction, ces lignes libres ne déterminent pas un espace délimité et cadré, mais renvoient plutôt à une zone poreuse et indistincte où les différentes trajectoires peuvent s’enchevêtrer. De ligne tracée en fil rouge, de surface houleuse en étendue plane, l’itinéraire que poursuit inlassablement Christiane Fath est à l’image d’un entrelacs de lignes de vie riches de sens et de formes.
Notes :
1 Christiane Fath dans la description de ses œuvres, portfolio, 2022.