Pascale Triol
À contre-pied des engouements collectifs, Pascale Triol s'implique depuis près de quarante ans auprès d'artistes qu'elle accompagne avec une fidélité sans fin. Philosophe de formation, elle creuse le lien entre existence et art dans leur pari d'ouvrir le rien, de repartir à zéro sans cesse. En tant que collectionneuse, elle se considère comme une dépositaire provisoire et s'attache dès lors à faire vivre sa collection. Par ailleurs, elle s'est engagée depuis 2012 dans une entreprise de « dessaisissement » en faisant don d'une partie de sa collection à des institutions publiques.
Quand elle évoque sa relation à l'art et aux artistes, Pascale Triol parle de passion et de raison, de persévérance, de l'existence, du presque rien, de l'expérience du tête à tête et de confiance. Autant de notions qui dessinent une position singulière, une manière d'être et de vivre. Pour l'exposition « Le temps de l'audace et de l'engagement » à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, elle a choisi de produire une pièce d'Isa Barbier. L'occasion pour le Réseau documents d'artistes de l'interroger sur son engagement auprès des artistes et plus particulièrement auprès d'Isa Barbier.
Qu'est-ce qui vous a déterminé à devenir collectionneuse ?
Pascale Triol : Je ne suis pas une ligne, le monde est trop riche et trop complexe pour la ligne droite, je préfère les chemins d'aventure. Mon existence est attachée à la pensée et au questionnement philosophique autour de thèmes de recherche : l'existence, le regard, l'apparition, la disparition, la reconnaissance, le rien, qui peuvent se réunir dans ce qui est tout à la fois une quête et une mise en demeure : « ouvrir le rien », en référence et en reconnaissance à la pensée de Henri Maldiney et au titre de son livre « Ouvrir le rien. L'art nu ».
Je suis collectionneuse par hasard, la collection est née avec les visites d'ateliers, au temps des études en esthétique à la faculté de philosophie. Mon rapport à la collection est lié à l'importance de vivre en présence d'une œuvre d'art pour poursuivre un dialogue avec elle et avec l'artiste qui l'a créée.
La présence d'une œuvre d'art est une des modalités de dialogue avec l'existence, avec la condition humaine et sa capacité à créer un sens autonome hors de soi ; elle concentre mon questionnement philosophique. Elle donne sens à ma vie par le sens qui est en elle développé à l'infini.
Etre dans l'ombre, au cœur de l'essentiel, entre le proche et le lointain, c'est une posture qui me convient. Je n'ai pas d'intérêt pour le champ de la représentation sociale, il m'ennuie, c'est pour moi le lieu de l'absence.
Comment définiriez vous votre rôle en tant que collectionneuse ?
P.T. : Je n'ai pas de rôle. Je suis présente.
L'art n'est pas affaire de représentation ou de reconnaissance, même si cette confusion est commune. J'essaie juste d'être présente et fiable avec de multiples modalités, dans une approche non-spectaculaire.
Je suis une collectionneuse engagée dans mon attention aux œuvres et aux artistes qui les créent, mais mon économie est modeste. Je m’attache donc aux artistes pour lesquels cette économie modeste est un vrai « plus ». Les rencontres naissent du hasard placé sous des auspices amicaux. L’important est le chemin à construire ensemble, chacun respectueux de l’exigence de l’autre, de la spécificité de ses compétences ou de ses talents, et attentif à ses failles.
J’ai découvert l’œuvre d’Isa Barbier en 2007 avec deux installations in situ, « Vestiaire » et « Spirale » et ce fut un événement ; par bonheur, la personne s’est révélée aussi intense que l’œuvre, alors le chemin était ouvert, il se poursuit. Cette rencontre avec l’œuvre a d’abord été toute en évidence avant de faire l'épreuve de sa complexité ; pour l'artiste ce fut l'inverse, d'abord la résistance avant la complicité.
L'aventure de l'art, en haut vol, est une aventure risquée sur les sommets. Prendre le temps d'être un peu à la hauteur de la confiance qui vous est donnée, c’est une façon de bâtir une collection que j’aimerais pouvoir revendiquer.
Rien n’est jamais d’acquis, tout est toujours en péril d’inattention.
Vous avez fait don d'une partie de votre collection au Musée Réattu à Arles (2013) à la ville de Vénissieux (2014 et 2015), à l'IAC (2012 et 2014), et au Frac Paca (2015). Il y a dans ce que vous nommez ce « dessaisissement » une forme d'engagement citoyen. Pourquoi avoir choisi de faire don de votre collection à ces institutions publiques ?
P.T. : Je dois ce mot « dessaisissement » à Isa Barbier, qui m'a autorisée à le reprendre. C'est le titre du livre qui a été consacré à sa double exposition au Musée Gassendi et au Cairn à Digne-les-Bains en 2007.
La notion de collection a les axes de mon approche philosophique : nous ne sommes propriétaires de rien. Le plus essentiel de ce que nous pouvons donner est ce que nous n'avons pas : de l'attention et du temps. Tout au plus pouvons-nous être des éveilleurs, des passeurs de découvertes, et c'est déjà un bel engagement pour une vie d'homme.
La collection doit circuler dans les lieux publics et contribuer à l'éducation artistique des jeunes générations : ne pas momifier les œuvres, ne pas les annexer dans les bureaux, les partager. Les rendre accessibles au plus grand nombre au risque de leur dégradation, au risque de leur disparition, c'est leur donner une chance d'être regardées, d'être comprises et d'être respectées.
« Passage de témoin » est une belle expression pour une donation. C'est ma nécessité d'aujourd'hui, et elle fonde la liberté que je prends : il faut vivre en présence et au présent, demain est le mot de la disparition.
Pour l'exposition à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, vous produisez l'œuvre « Cône » d'Isa Barbier. Comment s'est opéré ce glissement entre l'acte d'achat et celui de la commande à l'artiste ?
P.T. : « Acte d'achat » et « commande » ne définissent pas mon mode de présence ni aux artistes ni aux œuvres, d'abord parce que je ne fais pas de l'argent un pouvoir ; l'argent est un moyen conventionnel, un régulateur social d'activité, sans plus. Lorsque je m'engage, je fais acte de reconnaissance, j'honore ma parole et, pour l'accessoire, je règle l'œuvre sans délai pour sortir cette question de l'horizon de la rencontre.
Je n'achète pas à crédit... La relation de don et de partage fait mauvais ménage avec la dette financière. Elle crée une relation de pouvoir avec l'artiste et trop de collectionneurs en usent avec une désinvolture détestable.
La liberté d'une œuvre d'art est irréductible au pourvoir et à l'avoir. Rencontrer une œuvre d'art, rencontrer une personne requièrent d'être désarmés, au-delà de nos connaissances pré-établies, attentifs dans l'ouvert. Il n'est guère surprenant que les fanatismes s'emploient à détruire les œuvres d'art, à museler la culture sous la contrainte.
Comment pourrais-je commettre la même erreur de jugement, la même faute morale.
Il ne s'agit pas d'un choix ni d'un glissement mais d'un compagnonnage à facettes multiples lié aux circonstances et aux opportunités dont le commun dénominateur est l'engagement réciproque.
Je dirais plutôt que le choix d'une œuvre est un acte d'élection partagée, un moment inouï, improbable.
Comment s'est opéré le choix du travail d'Isa Barbier pour cette exposition ?
P.T. : Comme vous le savez, je suis membre du CA et du bureau de l’IAC. L’ADIAF organise une exposition triennale sous l’intitulé « De leur temps » qui s’adresse en principe exclusivement aux membres de l’ADIAF dont je ne fais pas partie et concerne des œuvres acquises les trois dernières années.
Or, pour cette édition 2016 qui aura lieu à Villeurbanne sous l’intitulé « Le temps de l’audace et de l’engagement – De leur temps (5) – Collections privées françaises », Nathalie Ergino, directrice de l’IAC, souhaitait que l’IAC, qui met son espace et sa logistique au service de cette exposition, bénéficie de productions inédites sur financements privés.
Avec l’accord du Comité de sélection réunissant des membres de l’ADIAF et Nathalie Ergino, elle a sollicité les membres du nouveau bureau de l’IAC élu en 2015 sous la Présidence de Jean-Patrice Bernard, sachant que l’engagement et l’audace sont des valeurs importantes à l’IAC de Villeurbanne, notre centre d’art étant aussi un lieu d’expérimentation.
La nature même des installations in situ de plumes d'Isa Barbier, qui disparaissent à la fin de l’exposition, répondait tout particulièrement à ces critères d’engagement et d’audace. Qu’un collectionneur soutienne la production d’une œuvre qui va disparaître répondait à ces critères et correspond par ailleurs à la question du « dessaisissement » qui m’anime.
« Cône » ne peut pas faire partie de ma collection, c’est impossible, l’installation échappe dès son origine à toute emprise. Il reste ensuite à éprouver et à penser que l'existence d’une œuvre d’art dépasse son incarnation provisoire, un beau sujet de réflexion et de méditation.
Isa Barbier a-t-elle eu carte blanche ou avez-vous donné des orientations relatives à la mise en place de cette installation ? Comment a été pensé « Cône » dans le contexte particulier de cette exposition ?
P.T. : Je ne m’aventure pas beaucoup en vous disant que la notion même de « commande » est peu compatible avec la personne et avec l’œuvre de Isa Barbier.
Il faut aimer les artistes libres, et nul espoir de voir naître une œuvre d’art en milieu contraint, c’est antinomique avec la création. C’est difficile, parfois inconfortable, qu’importe : « Pour toute la beauté du monde, jamais je ne me perdrai, sauf pour un je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure » St Jean de la Croix. Donc, oui bien sûr, Isa Barbier a carte blanche. Elle est venue voir les espaces de l’IAC pour identifier ceux qui lui paraissaient pertinents. Elle a proposé à Nathalie Ergino et au comité de sélection de l’ADIAF le choix entre deux projets d’installation pour deux espaces déterminés. Le projet de « Cône », le plus difficile, a été retenu.
Pour la nature même de l’œuvre « Cône », seule Isa peut répondre à ce jour, alors que l’installation n’existe pas encore, à supposer qu’elle le veuille ou qu’elle le puisse. En ce qui me concerne, j’aurai une réponse à votre question lorsque je serai en présence de l’œuvre in situ, pas avant.
Je sais néanmoins qu’au-delà de toutes les préparations dont j’ai connaissance, « Cône » va me mettre en présence de quelque chose que je n’attends pas, qui dépasse toutes mes tentations ou tentatives de la circonscrire, et c’est ce que nous pouvons espérer de la rencontre d’une œuvre d’art. Qu’elle soit au-delà de nos pouvoirs et de nos avoirs, en voie d’elle-même. Les œuvres d’Isa Barbier répondent à cette transpossibilité.