La vie avariée
À l’occasion d’un déménagement, Alexandra Guillot découvre des manuscrits qu’elle avait écrits entre ses 18 et 25 ans, soit une vingtaine d'années plus tôt. D’un tas informe de feuilles volantes, elle a tenté de reconstituer un puzzle dont elle ignorait au début la finalité. Mais plutôt que de s’imposer un autoportrait de l’artiste en jeune femme, elle a choisi d’extraire de ses paroles de jeunesse « l’image d’une façon de penser, d’être au monde ». « J’ai donc, dit-elle, commencé à dérusher, à établir des catégories, à monter, élaborer des plans à l’ensemble puis j’ai étalonné tous ces textes durant une bonne année. Chaque texte, chaque fragment, chaque pièce de ce puzzle se montre comme un type de lien possible à ce qui nous entoure, aucun n’excluant l’autre, préférant s’emboiter, se compléter, dans le but d’imaginer ce que serait un tout. » Le titre du texte, La vie avariée, fonctionne comme un oxymore. « Il faut aussi y entendre son homophonie : la vie est l’impermanence même, elle ne fait que varier d’apogées en déclins et de déclins en apogées.»1
Ce projet a donné lieu à une édition, puis des podcasts et des performances, ainsi qu'un entretien avec Éric Mangion et Luc Clément, à (re)découvrir au sein de ce focus.
« La réification des styles littéraires me permet d’utiliser tel ou tel ton, telle ou telle forme selon ce que j’exprime. Et quoi de mieux, à mon sens, que la liberté de forme pour tenter d’exprimer nos possibilités de liberté, si ténues soient-elles. »2
Alexandra Guillot
EDITION
« Une vie, c’est l’expérience de l’échec du bonheur dans la fatalité menaçante de ce qui arrive : tel est l’horizon, mi-désespéré, mi-consolateur, à l’intérieur duquel il nous serait donné de vivre. A cet écartèlement, toutefois, manque une dimension essentielle. Cette dimension, c’est celle de la prise en considération de ce qui se produit lorsqu’en effet un accident survient – lorsque quelque chose se passe. Car ce qui se produit dans un tel cas possède un nom : « avarie ». Au contraire de ce que colportent les dictionnaires, une avarie n’est pas un dégât ou un dysfonctionnement. Une avarie est une réparation. (…) Est avarié non pas ce qui est cassé, mais ce qui est compensé – ce qui est remplacé par autre chose qui, s’il est différent, en tient lieu et place. »
— Laurent de Sutter, préface de La Vie avariée (extrait).
PODCAST
L’artiste italo-suisse Massimiliano Baldassari est complètement « happé » par le texte La vie avarié.
« Alexandra m’avait envoyé une première version en me demandant mon ressenti et mon avis. J’ai donc pris le temps de le lire et j’ai tout de suite eu envie d’en faire une lecture à haute voix. C’était un simple processus qui me permettait de me focaliser sur le texte lui-même ; sa ponctuation, sa structure, son rythme et sa compréhension. Puis, j’ai réalisé un premier enregistrement et les choses se sont enchaînées simplement. »3 De là sont nés 7 podcasts d’environ 20 minutes chacun.
Ces podcasts sont des lectures de l'édition La vie avariée.
Chapitre 2: Moi contre moi-même. (24’52)
Chapitre 3: Sentiment océanique. (18’00)
Chapitre 4 (1/3) : Un composé de choses. (19’08)
Chapitre 4 (2/3): Un composé de choses. (24’17)
– Conception, mise en voix et en musique : Massimiliano Baldassarri
– Mixage et mastering : Jonathan Burki (Extrastunden)
– Ce projet a été réalisé avec le soutien du Service de la culture et des bibliothèques de la Ville de Neuchâtel et l’association CarpeLocum.
PERFORMANCE
Sentiment océanique est la forme performative de La vie avarié.
C'est une porte ouverte, un passage vers un espace mental introspectif, entre intérieur et extérieur, réveil et sommeil, réalité et fiction, entre ce qui est singulier, intime et ce qui est commun.
Cette lecture performance nous permet de plonger au cœur d’une matrice poétique où le flux et le reflux des mots organisent une pensée à la fois ouverte sur l’intime et l’altérité.
La musique, le chant, la voix, le corps sont ici les véhicules des mots, des sons, des émotions, des idées. Les performeur·euses nous livrent une restitution minutieuse du texte et de sa structure, donnant vie aux mots sans artifices. Iels nous transportent dans un voyage poétique et méditatif appuyé par les sonorités hypnotiques d’une harpe électrique et la composition d’une partition sonore minimaliste, influencée par les musiques répétitives, dans une mise en son et en espace aussi sobre qu’épurée.
La scénographie propose un espace scénique intégrant le spectateur dans son dispositif. Celui-ci intègre également la création lumière (disposition au sol et sur pied), mobilisant et mettant en jeu de manière physique acteurs et spectateurs.
– Mise en voix et en musique : Massimiliano Baldassarri (artiste multidisciplinaire), Aurélia Ikor (musicienne et poétesse) tous deux basé.es à Neuchâtel.
– Sons additionnels, mixage et enregistrement : Jonathan Bürki (La Neuveville, BE). – Dispositif, scénographie et lumière : Jonas Bühler (NE).
– Regard extérieur pour la mise en scène, en voix et en musique : Stéphanie E. Köhler (comédienne, autrice et metteuse en scène), Alexandra Guillot (artiste et autrice)
– Direction artistique : Massimiliano Baldassarri
– co-production : NexusFabulae / CAN – Centre d’art Neuchâtel
ENTRETIEN
▸ Éric Mangion et Luc Clément : Le texte est très poétique. Vous le définissez également comme théorique. C’est étrange car on ressent au contraire une écriture très sensible, très personnelle. Où se situe donc la théorie ?
▸ Alexandra Guillot : Il s’agit d’une tentative pointilliste composée de styles différents pour essayer de penser cette question si ancienne : qu’est-ce qu’être un être humain en vie. Je l’ai fait avec la volonté d’esquisser une silhouette à l’universalité, de chercher un dénominateur commun entre nous, humains. Si je m’intéresse à mon nombril ce n’est pas parce que c’est le mien mais parce que nous en avons tous un. L’écriture y est sensible peut-être parce que la réalité, l’événement, l’accident ne le sont pas. Je cherche une disposition intérieure, sensible, de vivre cette condition humaine faite de contingences insensibles et le poétique peut aider dans cette quête, de par le fait qu’il ouvre le propos et ne l’enclot pas. Par ailleurs, je n’ai pas envie de cantonner ce qui relève de la théorie, de la philosophie à des formes codifiées. La réification des styles littéraires me permet d’utiliser tel ou tel ton, telle ou telle forme selon ce que j’exprime. Et quoi de mieux, à mon sens, que la liberté de forme pour tenter d’exprimer nos possibilités de liberté, si ténues soient-elles.
▸EM et LC : Vous êtes connue pour être artiste plasticienne. Doit-on considérer que La vie avariée est une œuvre distincte ou une pièce du même « puzzle » qui vous constitue en tant qu’artiste et personne ?
▸AG : C’est une pièce du puzzle qui me constitue comme personne, au même titre que mon travail plastique. Comme artiste plasticienne ce n’est pas la même chose. Ce sont deux puzzles qui se superposent, disant sensiblement la même la chose mais avec un tout autre vocabulaire, donc avec des entrées différentes. Je distingue vraiment ces deux pratiques chez moi : travailler l’écrit m’est impossible si je suis occupée par un projet plastique et inversement. Les biais cognitifs sont trop différents. Il y a aussi celui de mes actes dans la vie, actes que je ne considère pas comme artistiques. Alors j’imagine qu’il y a certainement plusieurs puzzles qui forment un autre puzzle qui forme possiblement d’autres puzzles s’imbriquant ailleurs, grâce à des pièces-atomes crochus.
▸EM et LC : Enfin, dans sa préface pour La vie avariée, Laurent de Sutter écrit que la vie n’est « qu’une somme d’accidents. Comprise comme telle, elle peut ressembler à une menace ». La formule est très belle. Mais pour vous, que veut dire « menace » quand on évoque la vie ?
▸AG : Certaines plantes d’extérieurs, si on les prive de vent, pousseront en rampant sur le sol. La résistance que la confrontation au vent les oblige à développer leur permet de croître en direction de la nécessaire lumière du soleil. Dans la vie, je vois la menace comme un vent de face qui, paradoxalement, nous maintient debout car il nous oblige à nous opposer à lui, à produire une force contraire. C’est également ce qui nous pousse à garder les yeux ouverts, ce qui nous rend vigilants et attentifs à ce qui nous entoure. Et, quoi qu’il en soit, nous sommes vivants et bientôt nous ne le serons plus : à la naissance nous sont offertes la vie et la menace toujours imminente de sa fin. Concrètement, fuir la menace c’est fuir la vie.
— Extrait de l'entretien réalisé par Eric Mangion et Luc Clément pour Sitaudis.fr,avril 2024
Notes :