Bagatelles

Gabrielle Manglou
Centre de Création contemporaine Olivier Debré, Tours // La Friche la Belle de Mai, Marseille
septembre 2023

Dans le cadre de l’exposition collective Astèr Atèrla réunissant une trentaine d'artistes réunionais·ses au Centre de Création contemporaine Olivier Debré à Tours puis à La Friche la Belle de Mai à Marseille, la commissaire Julie Crenn invite Gabrielle Manglou à présenter une oeuvre.

À travers une installation, l'artiste propose de revisiter le récit de l’histoire réunionnaise par ses manques, ses bagatelles et ses fantômes. Telle une enquêtrice, elle développe depuis 2017 un projet de recherche au très long cours, HOC : Hypothèse de l’objet en creux. Le patrimoine des objets historiques est très fragile et rare à La Réunion. Il reste peu de traces de la vie au quotidien (vie domestique, travail, etc.), peu de traces en lesquelles se projeter et s’identifier.

Intitulée Bagatelles1 et 2 cette installation est une poursuite du projet HOC : Hypothèse de l’objet en creux, à partir de quelques pièces réalisées en 2018 pour deux expositions en parallèle, SIMILI à La Cité des arts de Saint-Denis et PLACEBO aux Archives Départementales de la Réunion (voir la documentation des expositions).
Ici, Gabrielle Manglou réactive des éléments comme ces impressions de mots "autonomie oui" et "autonomie non" ; des livres fait-main titrés Kit de survie en milieu postcolonial ; Petit traité d’Histoire dévorée, entendue, soupçonnée de l’île de La Réunion ; Outre-mer outrée ; L’esclavage vu sous un angle mou ainsi qu'un masque mortuaire.

Vue d'exposition CCC OD, Tours
Photo : Margot Montigny
Gabrielle Manglou, Bagatelles, 2023
Vue d'exposition, CCC OD Tours (du 7 juillet 2023 au 01 janvier 2024)
Photo : Margot Montigny
©Adagp, Paris

RETOUR SUR L'HYPOTHÈSE DE L’OBJET EN CREUX

"En 2017, je prends connaissance du naufrage de Tromelin de 1761. L’Utile, navire de la compagnie des Indes (chargé de victuailles et d’esclaves) échoue sur l’île de sable d’1 km2. L’équipage s’enfuit sur un radeau de fortune et 80 esclaves rescapés restent sur l’île recréant par nécessité un micro village.
Ce récit bouleverse ma pratique artistique : le savoir-faire des exilés, les rapports des fouilles archéologiques, l’imaginaire des archéologues, le rapport au temps... En effet, peu d’objets matérialisent l’Histoire de La Réunion. L’archéologie sur l’île en est à son balbutiement. L’histoire de la Réunion est en creux, remplis par des espaces imaginaires aux mémoires multidirectionnelles dans lesquels s’engouffrent des projections identitaires et des fantasmes généalogiques.
Je décide alors de travailler sur un projet au long cours intitulé Hypothèse de l’objet en creux."

L’INSTALLATION

"Si je réalise des installations, je considère ce que je donne à voir comme une image3 ; il s’agit d’objets souvent positionnés comme sur des partitions.

Pour Bagatelles, le point de départ est un objet en bambou et tissu : deux bandes de couleur saumon avec sérigraphié sur l’une "Indépendance non"4 et sur l’autre "Indépendance oui"5, au bout de chacune d’elle un demi-cercle rouge pour le non et un demi-cercle vert pour le oui (avec cette idée simple du feu rouge : autorisation ou interdiction de passage). Les deux couleurs dominantes choisies pour toute l’installation sont un rose saumon et un vert émeraude, sorte de déclinaison atténuée."

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Pour les livres, j’ai construit des socles singuliers associés à chacun des livres réalisés en 2018, sorte d’écrins piédestaux. Ces livres sont vides. Leur titre est une ouverture à la projection : Kit de survie en milieu postcolonial ; Petit traité d’Histoire dévorée, entendue, soupçonnée de l’île de La Réunion ; Outre-mer outrée et L’esclavage vu sous un angle mou.

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J’ai aussi fabriqué des livres en bois, sans titre, dont la couverture est posée comme le toit d’une maison, et dont les pages sont remplacées par des photographies en noir & blanc de légumes scotchés sur des cannes à sucre ou sur des bananiers.
Ces images sont issues d’un projet intitulé Polycultures spontanées (une critique de la monoculture de la canne qui n’est classée ni comme un fruit ni comme un légume et qui a pour conséquences directes et indirectes le diabète et l’alcoolisme).

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Tout est ici question d’entre-deux, de flou posé par des allusions, d’intermédiaires à l’interprétation forcement instable. Une petite foire d’objets dont la ligne conductrice met en lien des éléments qui pourraient paraitre éloignés :

Sur une grande table serpentine s’intercalent des socles endimanchés aux allures de maquettes, où se côtoient accessoire de magie, banderilles bricolées, fleurs déchirées dans des catalogues, reflets roses, formes géométriques, livres aux titres évocateurs, photographies de champs de cannes ou de bananeraies trafiqués, noix de coco et ses pailles-cocktails, post-it en bois grimés, liasse de faux billets et canne à sucre en bois tourné suspendue par un leste de sable imprimé...

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Derrière la table une ligne de totems-gardiens ou fétiches mous en tissu bicolores, sur lesquels sont cousus par endroit un non et un oui et des signes O et N, sorte de queues de comètes alphabétiques, peintes en noir sur fond blanc à la manière de peintures chinoises, par endroit aussi des motifs "écran de télévision grisé".

Sur la droite, comme un mirage de formes décalées (une structure quadrillées faite en déchets de cannes à sucre, un poteau funéraire suggéré par un masque mortuaire associé à des peintures géométriques).

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Souvent, les questions concernant les territoires d’outre-mer et celles liées à la colonisation de ces territoires sont traitées de manière superficielle, balayées par l’idée de paradis exotique (plage, cocotier, femme lassive, corps bronzés, vacances, coolitude imposée) ou par la caricature d’une certaine aliénation (ex : "À la Réunion, c'est le grand remplacement..." ; "l'argent braguette : allocations familiales").

Vue d'exposition CCC OD, Tours
Photo : Margot Montigny
Vue d'exposition © Margot Montigny

Bagatelles est un buffet froid, orgiaque de formes et de signes contradictoires ; une longue phrase sciemment ponctuée d’indices. Si elle reste superficielle, sa lecture est plutôt séduisante, pourtant en s’y attardant, elle présage une réelle indigestion.



Notes :

1 Bagatelle : objet de peu de valeur, de peu d’utilité, bibelot / acte ou parole de faible importance. Déf. Centre national de ressources textuelles et lexicales.

2 À l’île de la Réunion, Bagatelle est un lieu-dit. Jusqu’à 1980, ces terres étaient uniquement dévolues à la culture de la canne et appartenaient aux Sucreries de Bourbon (la marque grand public des produits des sucreries de l’île de La Réunion). De nombreux ouvriers agricoles souffraient le dos courbé pour couper la canne sous le vent, la pluie et le soleil. De cette façon de travailler, la mentalité est restée avec simplement le sentiment de "se contenter de ce qu’on a". L’essor du quartier remonte aux années 1980, avec les projets de développement du maire Lucet Langenier. Un premier ensemble de logements sociaux a été construit. Par la suite, d’autres bâtiments sont sortis de terre, empiétant inexorablement sur les champs de canne. À partir de 1997, la Zac est devenue un véritable village bis, quartier prioritaire.

Bagatelle est aussi le point de départ de plusieurs chemins menant à des bassins avec de belles cascades.

3 Image : représentation perceptible d’un être ou d’une chose (perceptible dans le sens incomplet, non précis et sujet à interprétation). Déf. Centre national de ressources textuelles et lexicales.

4 et 5 Les années 1960-1970 sont également riches en débats et en confrontations politiques sur la question du statut de l’île (départementalisation ou autonomie) alimentés par deux figures emblématiques : Michel Debré et Paul Vergès. Le premier, ancien Premier ministre, député en 1963, est un défenseur de la départementalisation ; le second, fondateur du Parti communiste réunionnais (P.C.R.) en 1959, est favorable à l’autonomie de l’île.



REMERCIEMENTS

Gabrielle Manglou tient à remercier tout particulièrement Christian et Norbert Bertille des Archives Départementales de la Réunion ainsi que l’EESAB de Lorient et Alexis Baudet de l’atelier bois pour leurs collaborations.

En complément

L'exposition Astèr Atèrla ("Ici et maintenant") invite à une rencontre avec les œuvres d’artistes actifs et actives à La Réunion et au-delà.

Elle a été présentée du 7 juillet 2023 au 7 janvier 2024 au Centre de Création contemporaine Olivier Debré à Tours puis du 3 février au 2 juin 2024 à La Friche la Belle de Mai à Marseille.

Commissariat : Julie Crenn
Co-production : CCC OD, Tours ; FRAC RÉUNION ; La Friche la Belle de Mai, Marseille

Toutes les infos sur : lafriche.org