Giada Olivotto

résidence d'écriture SCRIPTO, Genève
juillet 2024

En octobre 2023, Documents d’artistes Genève en partenariat avec l’espace de production artistique Picto, a organisé une résidence d’un mois – SCRIPTO – qui a accueilli la curatrice tessinoise Giada Olivotto. Ce texte est le résultat de ce séjour de recherches et de rencontres.

Subito a me il cuore*

Un texte de Giada Olivotto


*Subito a me il cuore si agita nel petto
solo che appena ti veda, e la voce
non esce, e la lingua si spezza.
Un fuoco sottile affiora rapido alla pelle,
e gli occhi più non vedono
e rombano le orecchie.

(Saffo, « Fragment 31 »)1


Giada Olivotto et ses amours / Giada Olivotto e i suoi amori. Photo © Giada Olivotto


Adopter l'éthique de l'amour transforme notre vie, en nous offrant un ensemble différent de valeurs à vivre2. Depuis quelques années, je suis retournée vivre dans la périphérie du sud de la Suisse. Ce choix n'était pas dû à un manque d'appréciation pour la magie et le dynamisme culturel des villes qui m'avaient accueillie jusque-là, mais parce que je sentais que je cherchais quelque chose de différent, de plus proche de ma personnalité dans un contexte de conflits et de contradictions comme celui que nous connaissons aujourd'hui. Je cherchais à me rapprocher de mes besoins émotionnels primaires. J'ai pensé que la périphérie tessinoise pourrait être le lieu où poursuivre cette recherche et trouver de l'espace pour des besoins émotionnels tels que la sécurité, la stabilité, le soin et l'acceptation, l'autonomie, l'expression des émotions, des limites réalistes, la spontanéité et le jeu. En même temps, en rentrant chez moi, j'avais peur de rencontrer divers problèmes insurmontables tels que l'ennui incessant de la périphérie, la laideur incontestable de la spéculation immobilière, et le va-et-vient classique entre les deux bars fréquentés depuis toujours. Étonnamment, ce que j'ai pu retrouver et redécouvrir - mais aussi construire au fil des ans avec l'aide de mes ami-e-x-s, de ma famille et des ami-e-x-s non humain-e-x-s est un microcosme communautaire3 composé de personnes qui ont choisi et choisissent de vivre selon une éthique de l'amour. Une approche joyeuse de la vie qui privilégie le lien émotionnel sur le matériel. Cette approche est d'une importance vitale dans un contexte comme celui du canton du Tessin, où la scène liée à l'art contemporain est très petite et fragmentée. Je me sens très chanceuse et privilégiée. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'être entourée par un réseau de personnes qui se consacrent à leur amour, à l'amour des autres à travers de petits gestes liés aux moments les plus simples du quotidien : apprendre ensemble à reconnaître les champignons comestibles, la cueillette collective de champignons et de fruits, les ateliers de discussion, les déménagements, les promenades en compagnie d'ami-e-x-s non humain-e-x-s, prendre soin des membres de la famille, participer activement à la vie de ceux qui vous entourent, et plus encore. Ce sont des gestes, des moments et des activités qui peuvent également être réalisés dans une ville – peut-être au sein du même immeuble ou d'un quartier – mais qui, dans un contexte de vie plus périphérique, ont pris pour moi des significations différentes, rebattant les cartes. Cette expérience, combinée à une approche et une éthique de la vie avec amour, m'a permis d'apprendre à apprécier, à améliorer et à aimer différemment, d'une nouvelle manière.

Attirée magnétiquement par cette nouvelle lentille à travers laquelle regarder, j'ai pu me laisser aller et vivre mes émotions de manière plus sincère, en tombant amoureuse. Les formes multiples du tomber amoureux et de l’amour sont des formes radicales de mouvement, des actes politiques qui survivent en remettant continuellement en question et en renversant des modèles sociaux préétablis et défaillants. L'amitié nous force à explorer des connexions profondes fondées sur la compréhension mutuelle et la confiance. Le soin et le soutien nous poussent à dépasser les limites de l'égoïsme, nous encourageant à prendre soin des autres et à offrir notre aide dans les moments de besoin. Ces dernières années, j'ai commencé à composer une petite collection liée aux thématiques amoureuses avec l'intention d'explorer autant que possible le concept de l’amour occidental, dans le but de parvenir à un renouveau émotionnel personnel.

Giada Olivotto et ses amours / Giada Olivotto e i suoi amori. Photo © Giada Olivotto

La collection rassemble des exemples de nouvelles perspectives sur les conditions et les caractéristiques des manières d'aimer non oppressives et amélioratrices, une sorte de rébellion contre les schémas préconstiués qui incite à apprendre à aimer. Je suis ainsi tombée dans une forêt d'écrits, de chansons, de films et d'images où j'ai pu connaître et reconnaître diverses déclinaisons de l'amour. De l'amour romantique de la reine du réalisme magique Paola Masino « Je t'aime, je peux te le dire maintenant que nous mourons tous, combien je t'ai toujours aimé, moi servante et toi seigneur. Je veux être avec toi, morte, être ton cercueil. »4. À l'amour anarchiste et bouleversant entre deux prisonniers, comme lorsque Anna Kuliscioff écrit à Filippo Turati « [...] à peine ai-je quitté ma cellule, que j'ai laissée avec mélancolie, où une partie de notre vie, une partie de nous, de notre âme, est restée, j'ai revu la liberté à travers les larmes » 5. À l'amour obscur, sensuel et aux notes futuristes du méta-théâtre imaginé par Milva et Vangelis « [...] Regarde, ce sont des naufragés épuisés et la nuit éteint les feux pour nous aussi, mais je ne voudrais pas, rêve avec moi » 6. À l'amour des fugues nocturnes canines qui empêche de dormir et la pensée obsédante « Reviendra-t-il-elle ? »7. À l'amour d'un révolutionnaire – ou d'un révolutionnaire de l'amour – Ernesto Che Guevara « Au risque de paraître ridicule, je voudrais dire que le véritable révolutionnaire est guidé par un grand sentiment d'amour. Il est impossible de penser à un véritable révolutionnaire dépourvu de cette qualité.8» À l'amour de soi enfermé dans les filtres de Giulia Tofana « Regardez bien : cela ressemble à de l'eau et ne se fera pas remarquer [...]»9.

Le pouvoir de l'amour fait également l’objet d’un intérêt féministe renouvelé et pas uniquement dans les débats théoriques du XXIe siècle. Quelle est cette force, parfois pratiquée de manière à appauvrir et opprimer ? Est-ce une forme de domination ? Ou est-ce une force libératrice et d'empouvoirement dans nos sociétés contemporaines ? L'amour est un sujet contesté dans la production théorique des féminismes : loué et moqué, envié et partagé. De nombreux essais et textes – les Love Studies fleurissent un peu partout – tentent d'analyser la question, dont l'un est Feminism and the Power of Love10, qui cherche à dénouer la contradiction entre l'amour comme lieu crucial des asymétries de pouvoir et de genre, et l'amour comme source vitale d'auto-affirmation humaine dont nous ne pouvons pas nous passer. C'est précisément ce nœud, entre asymétries et auto-affirmations, qui m'a amenée - lorsque j'ai été invitée par Delphine, Sara et Viola à passer un mois à Genève - à commencer une nouvelle collection : une collection de voix et de témoignages sur l'amour et les différentes formes qu'il prend dans la vie de tous les jours.

Giada Olivotto et ses amours / Giada Olivotto e i suoi amori. Photo © Giada Olivotto

Pendant mon séjour, j'ai eu la chance d'être accueillie dans divers contextes de cohabitation collective11, où j'ai pu observer une grande participation des résident-e-x-s à la vie quotidienne collective mais aussi, et surtout, l'inclusion d'autres réalités dans ce quotidien : l'organisation de repas hebdomadaires pour de nombreux enfants à l'heure du déjeuner, la réunion d'un collectif écologiste un mardi soir, le bal du jeudi soir dans la grande cuisine commune, et bien plus encore. J'ai apprécié l'écoute de la pluralité et de la choralité de l'amour dans la cohabitation. De ce contexte de vie, je me suis ensuite déplacée quotidiennement vers Picto, où j'ai pu commencer à travailler pour nourrir ma curiosité. À partir de ce moment-là, j'ai rencontré de nouveau-lle-x-s et ancien-ne-x-s ami-e-x-s et amant-e-x-s, dîné avec de petites personnes pétillantes et leurs parents, visité des ateliers et envoyé des questions via WhatsApp, organisé une escapade amoureuse dans les montagnes, visité en compagnie une architecture auto-construite où l'on vit en collectivité, mangé du poulet au citron sur des balcons ensoleillés, téléphoné bruyamment et joui silencieusement. Pendant tous ces moments, j'ai posé exactement les mêmes questions à mes interlocuteur-trice-x-s : les asymétries et l'affirmation de soi se sont manifestées dans les dialogues que j'ai eus avec tous-te-x-s. Cette série d'entretiens m'a permis de réfléchir et de formaliser certaines réflexions sur l'amour dans le contexte de production et d'exposition de l'art contemporain dans la ville de Genève12.

J'ai eu l'occasion d'observer de près à quel point le lien qui se crée entre les individus pendant leur parcours scolaire est puissant et tangible, un lien qui se reflète souvent et influence diverses dynamiques relationnelles, même dans la vie ultérieure. Une vie, celle après la formation académique, qui est conditionnée par la frénésie de la société capitaliste, où un « vol de temps »13 est mis en œuvre. Ce temps est pris et consommé par le système lui-même, rendant non seulement difficile une stabilité économique, mais aussi émotionnelle. Ce phénomène trouve un écho dans l'histoire même de l'amour occidental, où le sentiment amoureux a historiquement été valorisé et reconnu principalement au sein de la classe bourgeoise. L'amour devient donc un défi à relever : il se manifeste dans des contextes éloignés de l'art et s'installe souvent là où il n'y a pas de liens professionnels, donnant naissance à des couples, des groupes et des duos de personnalités qui viennent de l'extérieur de la scène artistique. Cependant, l'idéologie pratique de l'amour peut nous amener inconsciemment à établir des liens fonctionnels avec le système dominant, où les certitudes sont accrochées et enfoncées inconsciemment dans des relations construites sans examiner profondément leurs dynamiques. À de nombreuses occasions, cela se reflète également dans les amitiés où, comme l'a noté et bien décrit Isabelle Graw dans The Benefits of Friendship, au sein du domaine spécifique de l'art contemporain : « Division, betrayal, and intrigue were all part of the daily agenda; the traditional model of artistic avant-gardes was thus replicated within our network of friends. »14.

Giada Olivotto et ses amours / Giada Olivotto e i suoi amori. Photo © Giada Olivotto

Nous ignorons l'intérêt et la transparence sur lesquels se fondent les amitiés dans le contexte de l'art contemporain. Il existe aussi des petits groupes de personnes qui cultivent des liens, fondés sur l'éthique de l'amour authentique, en s'aimant sans attentes. Ces petites communautés ou ces personnalités plus solitaires se distinguent par leur capacité à partager leurs fragilités sans réserve, en s'engageant dans des relations basées sur la sincérité et la solidarité mutuelle.

En conclusion, l'expérience d'immersion dans l'éthique de l'amour a profondément transformé ma vie et mon regard sur le monde environnant. Vivre dans une communauté qui donne la priorité aux liens émotionnels et à la sollicitude mutuelle a offert un refuge précieux contre la frénésie de la société et a démontré le pouvoir transformateur de l'amour dans la vie quotidienne. À travers de petits gestes de gentillesse, de solidarité et de compréhension mutuelle, j'ai appris à valoriser les relations humaines au-delà des conventions sociales et des attentes imposées par le système dominant. L'amour n'est pas seulement un sentiment romantique ou une émotion éphémère, mais une force puissante et révolutionnaire qui peut nous guider vers une vision plus inclusive, compatissante et solidaire. Ce n'est qu'en embrassant l'éthique de l'amour et en cultivant des relations basées sur la sincérité, la réciprocité et l'empathie que nous pouvons espérer construire autour de nous des contextes plus viables.

Je souhaite dédier ce texte aux amours de ma vie. Cette brève enquête est dédiée à Camilla, Claudia, Marta et Francesca. Ensemble, nous tissons une toile invisible avec laquelle nous pouvons apprendre à protéger, à essuyer les larmes, à réchauffer les cœurs et à secouer nos envies à chaque instant de nos vies. Même lorsque tout semble perdu, nous recherchons l'amour.

Je tiens également à remercier Sara, Delphine, Viola, Marie qui m'ont invitée à participer à cette résidence, le collectif de la Rue Liotard et celui de la Rue Soubeyran pour m'avoir invitée et accueillie au mois d'octobre 2023. Angeles Rodriguez, Ghalas Charara, Giulia Essyad, Caroline Schattling Villeval, Yoan Mudry, Roxanne Bovet, Paul Paillet, Anaïs Wenger, Lou Masduraud et aussi toutes les personnes que j'ai essayé de voir et/ou de contacter sans y parvenir !

Giada Olivotto et ses amours / Giada Olivotto e i suoi amori. Photo © Giada Olivotto

Notes :

1Saffo, « Fragment 31 » in: Liriche e frammenti, édité par Ezio Savino, traduction de Salvatore Quasimodo, Milan: Feltrinelli, 2015, p.45.

2 bell hooks, Tutto sull'amore, Milan: Il Saggiatore, 2022, p.94

3 Je prends pour exemple les personnes qui font partie de mon entourage. Je ne peux pas donner un aperçu intergénérationnel ou régional de la situation au Tessin.

4 Paola Masino, Racconto grosso e altri, (1941), Rina Edizioni, 2021, p.18.
Paola Masino (1908-1989) était écrivain, traductrice et intellectuelle. Elle a vécu dans la Rome du XXe siècle, ville dont elle est restée éloignée jusqu'en 1945 parce que ses œuvres étaient censurées par le régime fasciste.

5 Extrait d'une lettre d’Anna Kuliscioff à Filippo Turati datée du 1er janvier 1899. Anna Kuliscioff, Io in te cerco la vita. Lettere di una donna innamorata della libertà, édité par Elena Vozzi, Rome : L'Orma editore, 2020, p.59.

6 Pseudonyme d'Evangelos Odysseas Papathanassiou, compositeur et multi-instrumentiste qui a créé la bande originale de Blade Runner en 1994. Avec Milva, il a créé l'album singulier « Tra due sogni » au son très américain, dans lequel résonne une mélodie de science-fiction.

7 Je remercie Una et sa fugue qui s'est terminée dans un jardin au-dessus de la gare.

8 Traduction libre de: “At the risk of seeming ridiculous, let me say that the true revolutionary is guided by a great feeling of love. It is impossible to think of a genuine revolutionary lacking this quality.” in Joy James, In Pursuit of Revolutionary Love, Bruxelles / Londres: Divided Publishing, 2022, p.5.

9 Adriana Assini, Giulia Tofana - Gli amori, i veleni, Naples: Scrittura & Scritture, 2017, p.24.
Giulia Tofana (?-1651) fut la plus célèbre inventrice de poisons en Italie, ainsi qu'une courtisane à la cour de Philippe IV d'Espagne et une sorcière. On lui attribue l'invention de l'aqua tafana, un poison insipide, inodore et incolore qui éliminait les victimes en quelques jours. Giulia Tofana a été la porte de sortie de nombreuses femmes victimes de mariages violents.

10 Adriana García-Andrade, Lena Gunnarsson, Anna Jónasdóttir (dir.), Feminism and the Power of Love: Interdisciplinary Interventions, Londres : Routledge, 2018.

11 Merci encore aux cooperatives d’habitation CO2P-L71 de la rue Liotard et Équilibre de la rue Soubeyran pour leur accueil.

12 Il s'agit, cependant, d'un très petit échantillon de personnes, qui ne correspond donc pas à une tendance réelle et/ou à la réalité des faits, mais plutôt à une impression personnelle.

13 Jennifer Guerra, Il capitale amoroso - Manifesto per un eros politico e rivoluzionario, Milan: Bompiani, 2021, p.32.

14 Isabelle Graw, On the Benefits of Friendship, Londres: Sternberg Press, 2023, p.17.

En complément

L’espace de production artistique et artist run space PICTO, situé au sein du quartier de la Servette à Genève, ouvre SCRIPTO une résidence d’écriture d’un mois à un-e auteur-trice-x et/ou curateur-trice-x. La résidence a pour ambition de stimuler la scène artistique en invitant une personne d’une communauté extraterritoriale (cantons non-francophones ou hors de Suisse) à étudier la scène artistique genevoise et/ou des aspects spécifiques liés aux travaux des artistes de Documents d'artistes Genève.
Giada Olivotto est la première résidente de SCRIPTO.

Biographie de l'auteur·e

Giada Olivotto (1990, Locarno) est curatrice indépendante basée au Tessin. Depuis 2017 elle co-dirige l’espace d’art indépendant Sonnenstube. Elle a co-fondé en 2020 l’espace d’exposition sonore CANALE MILVA. Depuis 2021 Giada fait partie du duo curatorial et artistique Fattucchiere. Les projets artistiques et curatoriaux récents de Giada incluent: BAMBINE, A week devoted to the figure of Alice Ceresa (Sonnenstube, Lugano, CH); Switch the witch, avec Fattucchiere, larada (Locarno, CH); Sweet Dreams Foundation, avec Fattucchiere (Nida Art Colony, Nida, LT); La casa ispirata, avec Fattucchiere, Istituto Svizzero (Rome, IT); RACCONTO GROSSO, avec Fattucchiere, Spazio Lateral (Rome, IT); Tamed love, une conversation avec SARA RAVELLI (Galerie Schiavo-Zoppelli, Milan, IT); From Submersion to Subversion (PALAZZINA, Bâle, CH); Plattform21, MASI (Lugano,CH); FOTOROMANZA, Le Commun (Genève, CH); Une histoire d’amour, One gee in fog (Genève, CH); EMO, Schwobhaus (Berne, CH). Giada a co-fondé et co-dirigé le projet Residenza La Fornace (Milan, 2017-2020) et a collaboré à la reconstruction méthodologique de l’exposition Le mammelle della Verità (Monte Verità, 2016). En 2021 elle a été résidente à la Cité des Arts à Paris et en 21/22 membre de l’Institut Suisse de Rome. Cette année Giada participe au programme pré-doctoral Transforming Environments à la ZHdK.