Gaëlle Foray
Invitée par le 19, Centre régional d’art contemporain labellisé d’Intérêt National de Montbéliard, Gaëlle Foray a passé 3 semaines dans les classes de CAP et BMA “bijouterie-polissage” du Lycée professionnel Les Huisselets en 2024.
Adeline Lépine est directrice du 19, Crac depuis octobre 2022. Elle a déjà collaboré avec Gaëlle Foray en 2022 dans le cadre de la plateforme Veduta de la Biennale de Lyon dont elle assurait alors la direction. Elles s'entretiennent avec Jade Ronat-Mallié, chargée d'édition à Documents d'artistes Auvergne-Rhône-Alpes.
— Jade Ronat-Mallié : Adeline, peux-tu contextualiser les résidences "Excellence Métiers d’Art". En quoi consistent-elles ? Comment choisis-tu les artistes en fonction des sections du lycée ?
— Adeline Lépine : "Excellence Métiers d’Art" est un label qui a été créé en 2009 dans l’Académie de Dijon puis étendu en 2020 à l’Académie de Besançon. Il a pour vocation de valoriser les lycées professionnels et polyvalents spécialisés dans les domaines des métiers d’art. L’une des spécificités de ce label, qui concerne donc des établissements basés en Bourgogne-Franche-Comté, est que ces derniers bénéficient d’une résidence d’artiste financée par la DRAC. Il s’agit d’une résidence de production permettant de créer une rencontre entre des artistes et des lycéen·nes selon des procédés horizontaux. L’artiste invité·e présente sa pratique, fait part de ses recherches et de ses idées de production ; les lycéen·nes partagent leurs savoir-faire techniques particulièrement pointus et contribuent à la réflexion autour de la production de l'œuvre.
Le 19, Crac a fait le choix de proposer chaque année trois artistes aux enseignant·es du Lycée Les Huisselets, mais de leur laisser la sélection finale. Les deux artistes non retenu·es perçoivent une compensation financière pour leur travail.
Dans notre sélection 2024 de trois artistes, nous avons donc retenu Gaëlle Foray pour plusieurs raisons. D’abord, j’avais eu la chance de collaborer avec elle dans le cadre de l’ancien dispositif "Veduta" de la Biennale de Lyon. Le contexte dans lequel nous avions travaillé - un établissement de santé pour adolescent·es basé à Chanay (Ain) - était particulièrement passionnant et dans le même temps très complexe. Je connaissais ainsi les capacités de flexibilité de Gaëlle et sa résilience à des milieux, comme dirait Foucault, "coercitifs" (l’école, l’hôpital, l’usine, la prison, etc.). Par ailleurs, Montbéliard est une petite commune, entourée par des territoires ruraux et de montagnes. Un contexte géographique particulier donc, que Gaëlle connaît bien - qualifié d’ailleurs de "périurbain" dans un article de Philippe Dagen à son sujet - et qui me semblait propice à la poursuite de sa pratique en général, basée sur des processus d’investigations et reposant sur des principes de collecte ou de trouvaille. Je me souvenais enfin d’un grand collier composé de boîtes tupperwares qu’elle avait présenté au Centre d’art de Lacoux. Je me suis dit qu’elle serait peut-être amusée de reprendre cette exploration de la forme bijou et elle nous a répondu avec enthousiasme à propos des fossiles qu’elle récupérait alors dans la montagne.
— Jade : À quoi forment les CAP et BMA "bijouterie-polissage" ?
— Adeline : La question est intéressante car l’intitulé n’est pas évident. L’équipe du 19, Crac et Gaëlle ont pensé au départ qu’il s’agissait d’une formation en polissage de pierres. En l’occurrence, il s’agit exclusivement de polir avec "excellence" des métaux.
— Gaëlle Foray : J’avais apporté trois sortes de pierres sans savoir ce qu’il allait être possible de faire : des calcédoines, des calcites et des rostres de bélemnite fossilisés. Plusieurs élèves se sont très vite emparé·es de cette question technique et ont fait tous les essais possibles et imaginables pour adapter leurs machines et savoir-faire à mes pierres. Ces tentatives étaient assez jubilatoires, je les voyais passer mes pierres dans des bains, dans des machines à ultrasons, sous des dremels et des tours à polir. Ils et elles sont formé·es pour polir du métal 8h par jour dans des usines de bijoux, de montres ou de casseroles. Ils et elles ne doivent pas particulièrement faire preuve de créativité mais principalement polir parfaitement. Leur patience dès le CAP m’a beaucoup impressionnée.
Finalement, seuls les rostres étaient travaillables avec du matériel pour métaux. Les lycéen·nes ont peaufiné une méthode pour que je puisse les tailler et les polir en forme de tesselles brillantes.
En bijouterie, le travail de polissage doit être parfait même sous une loupe ! C’est vraiment agréable de travailler avec des jeunes qui ont ce niveau d’exigence.
— Jade : Gaëlle, je crois savoir que tu es habituée à intervenir en milieu scolaire, hospitalier (comme pour Veduta ou à Beaujeu). En quoi cette résidence était-elle différente ?
— Gaëlle : Pour toute intervention, j’essaie de prendre en compte ce qui est là, les personnes, les lieux, etc. Avec cette forme de résidence c’est encore plus évident, c’est vraiment un échange horizontal de connaissances, je faisais presque partie de l’atelier. La première semaine je leur ai présenté mon travail, j’avais apporté des livres mais aussi quelques pièces "en vrai" que j’avais installées sur une table au milieu de l’atelier. En retour, j’ai eu une initiation intensive de quelques jours où j’ai réalisé un exercice de CAP. C’était non seulement intéressant de se prêter au jeu pour découvrir leurs techniques, leurs outils, leurs machines, leurs gestes, mais en plus ça leur plaisait de me voir me confronter aux difficultés de leur métier. C’était un bon moyen pour me faire adopter !
— Jade : Tu parles ici "d’atelier" ; pourquoi as-tu décidé de sortir du tien pour travailler dans un nouvel environnement ? Est-ce courant dans ta pratique artistique ?
— Gaëlle : J’avais commencé à tailler et polir des rostres dans mon atelier mais je ne savais pas faire, je ne savais même pas quel matériel utiliser pour être efficace. Cette résidence était une aubaine, pour une part je l’ai envisagée comme une formation.
— Jade : Comment ces échanges nourrissent-ils ton travail ?
— Gaëlle : Il y a évidemment les conseils techniques, même les 1ère année de CAP pouvaient répondre à mes questions de novice quand j’étais aux machines. Plus largement, j’ai beaucoup discuté avec elles et eux de leurs motivations pour ce métier, de leurs conditions de travail (ils et elles sont tou·tes en alternance dans des usines). C'était une occasion de plonger dans l’univers d’un lycée pro aujourd’hui, les problématiques de recrutement des profs, de gestion économique, de comprendre aussi les univers psychologiques et politiques de ces jeunes. Mon travail se nourrit de l’envers du décor et de l'immersion dans des milieux sociaux, professionnels, associatifs très différents, cela agit comme un détonateur.
— Jade : Comment les élèves ont accueilli ta présence ?
— Gaëlle : J’ai très vite pu prendre mes marques. J’ai été initiée et les élèves étaient curieux·euses de ce que je faisais et ravi·es de me conseiller ou de réfléchir avec moi. On a eu un très bon démarrage. Puis l’enseignante m’a demandé de travailler avec les BMA 2 (2e année brevet métier d’art) dans la classe d'à côté. C’était un groupe qui avait passé son CAP pendant le covid, il ne restait plus que 4 élèves sur 12. En d’autres termes, ce groupe avait besoin de trouver un nouvel élan. Malheureusement ma présence ne pouvait pas pallier cette problématique, ni même d’autres complexités qui se déroulaient alors au sein de l’établissement. La production a pâti de problèmes structurels, probablement et malheureusement une situation que connaissent de nombreux établissements. Un ensemble de défections nous ont finalement conduit·es à mettre un terme prématuré au projet car les conditions n'étaient pas réunies pour que l'expérience horizontale et co-construite souhaitée au départ puisse avoir lieu.
Deux des trois pièces que nous avions imaginées n’ont pas pu être réalisées. Une sortie avec les élèves dans une grande entreprise de recyclage de métaux et l’exposition de restitution de la résidence au Musée Beurnier-Rossel ont été annulées. On avait projeté un truc chouette, je commençais à intégrer de travailler avec du métal, je les amenais à travailler avec du matériel de récupération : on était en train de s'imprégner les un·es des autres. Ça m'aurait vraiment fait plaisir de partager cette expérience d’exposition avec elles et eux, mais les circonstances ont malheureusement rabattu le projet.
— Adeline : Gaëlle, tu évoques cette exposition à Montbéliard finalement abandonnée. Mais crois-tu pouvoir partager avec nous les pièces que tu envisageais pour cette dernière ?
— Gaëlle : Avec les BMA 2, nous avons eu le plaisir de pouvoir faire une visite de repérage au musée pour préparer l’expo. Sylvie, la médiatrice, nous a très gentiment ouvert les portes alors que le musée était fermé à cette saison. Elle nous avait aussi préparé une surprise, en sortant des vitrines 3 tomes de la première édition de l’Encyclopédie de Diderot et Alembert qu’elle avait sélectionnés, nous avons pu découvrir des eaux-fortes magnifiques d’outils et d’ateliers d’artisans d’art.
Pour cette exposition, nous avions imaginé trois installations. Elles auraient côtoyé les collections de meubles, de livres, d'objets d’art du musée. La première, la seule à avoir abouti, c’est Caryo-. Les deux autres pièces sont restées à l’état d’expérimentation.
Avec le prof de physique, on avait commencé à faire des essais de plaquage or et argent sur les cailloux de la cour, mais ça ne marchait pas, on s’en doutait mais c’était important d’essayer pour voir si quelque chose se passerait. On a fini par tenter de galvaniser (c’est comme ça qu’ils et elles appellent le plaquage par électrolyse) les déchets métalliques des poubelles du lycée (canettes de soda, capsules).
La troisième pièce aurait été composée de déchets métalliques industriels récupérés (en déchetterie ou en usine de recyclage) et polis "miroir", c'est-à-dire avec la qualité de polissage pratiquée pour la bijouterie. Quelques essais ont pu être faits, c’était vraiment très beau. Nous aurions installé ces objets au musée comme un petit fagot, plus précisément comme les bouts de bois d'un feu de camp.
— Jade : Peux-tu nous expliquer l’origine du titre de la pièce Caryo- ?
— Gaëlle : Caryo- est un préfixe. Il indique une relation à un noyau, ça vient d’un mot grec qui veut dire noix. Il est très beau avec son petit tiret à la fin, il y a quelque chose qui reste suspendu.
Au départ, ça aurait dû être le titre de l’exposition au musée. Les 3 pièces avaient en commun d’être composées de couches révélées ou ajoutées.
— Jade : Ta pratique artistique se nourrit, le plus souvent, d’éléments/matériaux glanés dans la nature, les vide-greniers ou déchetteries, que tu assembles par la suite. Pour Caryo-, la matière n’est plus tout à fait brute, mais transformée, travaillée, polie. Comment as-tu abordé ce nouveau rapport à la matière ? Est-ce que cela pourrait donner suite à d’autres projets ?
— Gaëlle : Le polissage est une manière de faire apparaître un aspect caché sous la surface des choses, il sublime les matières aussi, c’est vraiment intéressant. J’ai dans l’idée de m’équiper un peu pour pouvoir poursuivre les expériences qui sont nées pendant la résidence. Et Caryo- n’est peut-être pas terminée, d’autres "tesselles" pourraient être produites, à partir de rostres ou d’autres pierres.
— Jade : Adeline, comment le 19, Crac est-il intervenu dans cette résidence ? Intervenez-vous dans la production de l'œuvre sous forme de conseils ou soutiens ?
— Adeline : Le 19, Crac intervient en tant que partenaire artistique du projet. Cette position, à la fois de lieu artistique de proximité et de commissariat de la résidence, est favorable à la construction dès le départ d’une relation horizontale vertueuse entre l’établissement scolaire, le centre d’art et les artistes. Chacun·e voit sa posture bien définie et en général l’organisation est donc très fluide puisque toutes et tous constituent une pièce indispensable au puzzle que formera au final le projet.
Nous intervenons ensuite en termes de suivi. Ainsi, un·e chargé·e de résidence accompagne l’artiste lors de moments clés (présentation de son travail, repérages, rencontre avec les équipes et les élèves, certaines journées de production en atelier) et peut formuler en effet au besoin des conseils ou recommandations. Parfois, la régie du centre d’art peut aussi être mobilisée, notamment en fonction des formes données à la restitution. La direction aussi, le plus souvent à propos d’orientations artistiques à donner au projet ou à sa monstration finale. Comme Gaëlle l’a mentionné, nous avions par exemple initié un rapprochement avec les Musées de Montbéliard dans le cadre de sa résidence et des œuvres qu’elle projetait de réaliser. L’idée de départ était de trouver un écrin autre qu’un lieu d’art contemporain pour restituer ce projet et l’ancien hôtel particulier Beurnier-Rossel avec ses tapisseries, ses boiseries, ses vitrines, ses objets domestiques, nous semblait tout à fait approprié pour cela. Enfin et également, nous sommes garant·es de la communication autour du projet afin d’accompagner sa valorisation hors des murs du lycée.
— Jade : Comment cette expérience de résidence s'est-elle prolongée dans le travail de Gaëlle en termes de production et de diffusion, et quelles sont les suites envisagées pour ce partenariat entre le lycée et le centre d’art ?
— Gaëlle : La pièce Caryo- à été montrée pour la première fois lors de mon exposition L’or des fous au Centre d’art de Flaine. Nous sommes en train de travailler sur une édition qui documentera cette exposition, qui racontera aussi la genèse de Caryo- à Montbéliard et de Laminage, une photographie que j’avais produite lors de la résidence Pensée magique organisée par Solarium Tournant à Aix-les-Bains.
Nous allons distribuer cette édition au Lycée Les Huisselets, les élèves ne connaissent Caryo- qu’en pièces détachées, j’ai hâte qu’ils et elles découvrent les images de la pièce installée.
— Adeline : Nous sommes très heureuses d’avoir pu finalement trouver des manières de faire vivre ce travail malgré sa fin prématurée. C’était important pour nous de trouver d’autres formes d’aboutissements pour Gaëlle au regard du travail et de l'énergie engagés et pour les élèves avec des traces de cette collaboration qu’ils et elles pourront conserver et valoriser à l’avenir. Enfin, les difficultés que nous avons rencontré ont également été comprises comme la partie visible de l’iceberg de problématiques plus profondes rencontrées par les lycées professionnels aujourd’hui. Il était donc essentiel pour le centre d’art, après un temps de discussion et bilan avec l’équipe encadrante de l’établissement, de reprendre le fil de ces collaborations. Ainsi, en 2024-2025, une nouvelle résidence "Excellence Métiers d’Art" se déroulera aux Huisselets pour continuer de défendre ce dispositif qui a démontré sa pertinence. Cette fois-ci, c’est l’artiste Andréa Sparta qui réalisera un projet artistique avec la section maroquinerie de l’établissement.