Provence-Alpes-Côte-d'Azur

Marc Chevalier

Né⋅e en 1967

Vit et travaille à Nice, Paris et Berlin

A onze ans, j'ai volé la bague de fiançailles de ma mère pour l'offrir à une fille de mon âge dont j'étais amoureux. Par la suite, j'ai commencé à réfléchir aux valeurs symboliques et aux symboles sans valeurs.
Ainsi l'écriture inventée qui apparaît dans une série de tableaux en scotch provient de ce sentiment de vide du sens. Formes linéaires à considérer en soi, cette écriture imaginaire sans signifié est comme le souvenir d'un discours qui n'aurait pas pour but la communication, mais au contraire, la conservation d'un incommunicable.
Cette écriture figure l'intuition de Wittgenstein de l'existence d'une réalité non formulable, et reste fidèle à son esthétique qu'il énonce ainsi :"Ce qui peut être montré ne peut être dit".
Les phrases fictives déboulent par wagonnets de mots et par farandoles de figurines qui fument qui sont des lettres qui ont parfois la faculté de discourir quand leur sont rattachées des bulles de bande dessinée contenant elles-mêmes une écriture semblable, comme s'il était possible que les mots expriment quelque chose de différent que le sens qu'il leur est déjà permis de signifier.
Le non-sens d'un mot qui parle suggère une peinture qui réfléchit sur elle-même tout en se faisant ; la peinture fait sa propre critique, entame un discours sur elle-même par un détour dans une écriture qui, par un métalangage bavard, tente de définir une chose irréductible au langage.
A force de toucher les oeuvres dans les musées, j'ai pu constater que toutes les peintures étaient sèches. J'en ai donc déduit que les tableaux se faisaient avec de la peinture sèche. Alors je me suis mis à faire sécher la peinture préalablement. Je me suis retrouvé avec des morceaux de peinture que j'ai empilés pour fabriquer le tableau.
Si j'ai la prétention, après m'être attaqué à la suffisance du discours, d'essayer de représenter un irreprésentable de la représentation, ce n'est pas du sublime qu'il s'agit même s'il est encore question du beau à peindre, mais de représenter la Peinture elle-même, d'après une certaine notion très générale de la peinture.
A partir d'un détail particulier qui est déjà là, un morceau de peinture sèche ou un bout de scotch, je tente de me rapprocher de cette représentation mentale que je me fais de la peinture. Quand nous entendons arbre, caillou, locomotive, nous nous figurons quelque chose qui apparaît sous la forme d'une image, une vision, mentale, nous vient à l'esprit. Mais que voyons-nous quand nous entendons le mot peinture ?
Il me semble que cette question est à la source de mon travail. C'est cette vision mentale de l'idée de peinture que je cherche à peindre le plus souvent ; en elle est contenue une part d'irrepésentable qui résulte du fonctionnement même de mon travail, de l'emballement de son dispositif. Je veux donner à voir cette représentation mentale de la peinture, cette idée générale qui donne à penser mais restera toujours à voir.
Pour faire sécher la peinture, je la fais couler en flaques sur des poches de plastique offertes par les supermarchés et les épiceries. Les pois ou les motifs des sacs, en s'imprimant dans la peinture, peuvent évoquer des motifs ornementaux. L'ornemental est un commentaire du contenu ou de la structure de l'oeuvre. Quand le contenu est absent, on est propulsé dans le décoratif qui est la vacance du sujet. Ainsi, par exemple, la devise de la marque des adhésifs GPI est "réparer, décorer". En me soumettant à ce slogan, il m'est arrivé de réparer un collage avec un morceau de scotch jaune. C'est parce que la couleur servait à retenir ce qui risquait de tomber que la fonctionnalité apparaissait sous forme de touche.
Ce geste initia une longue série de tableaux entièrement en scotch, sans toile, ni châssis, ni peinture. L'aspect toc de la matière plastique m'intéressa ; la substitution matériologique qui avait eu lieu évoquait pour moi la contrefaçon. J'obtenais des objets qui avaient un air de famille avec des tableaux abstraits, et ce qui constituait l'oeuvre découlait toujours de son principe de fabrication. J'ai alors tenté d'élaborer un vocabulaire pictural à partir de ce matériau, qui m'a mené récemment à peindre des écrans d'ordinateurs. Les petits carrés de scotch et la trame qu'ils constituent, en évoquant la pixélisation, rendait plausible et vraisemblable le thème de l'écran.
D'autre part, la possibilité réelle d'ouvrir ou de fermer des fenêtres à l'intérieur de la page informatique en cliquant sur des icônes, suggérées ici dans la peinture, évoque la fenêtre Albertienne et la longue lignée de fenêtres représentées dans les tableaux, flamands par exemple, du Maître de Flémalle à Vermeer.
Le geste que j'affirme et que je répète avec le matériau adhésif serait entre celui de la masturbation et celui du travailleur à la chaîne.
La série éphémère où j'interviens à même le mur avec du scotch fait naître directement de ce geste des peintures qui se confondent avec leur propre fonctionnement.
Ce geste contient la marche de mes pieds et la pensée de ma tête qui se font simultanément le long d'un chemin qui longe le mur, pendant que mes mains coupent et collent des petits bouts de scotch, très régulièrement.
C'est en pensant à l'infini, qui n'est qu'un instant en fraction si infime, que je viens poser des petits carrés de couleur et que je reviens ensuite le faire par dessus, que je viens rythmer les profondeurs incommensurables du tableau encore à venir, revenant sur mes pas. Le tableau futur, fait main par un geste répétitif des pieds qui marchent, ne peut en aucun cas m'aider à franchir la fosse qui me sépare de l'éternité, mais presque.

Marc Chevalier, 1998