Provence-Alpes-Côte-d'Azur

Basserode

Né⋅e en 1958

Vit et travaille à Lyon et Paris

ENVELOPPÉS DANS LA PEAU DU CIEL

Expérience vitale
Longtemps nous avons considéré que l'expérience vécue devait s'incliner avec respect devant les figures tutélaires du savoir et de la morale. Longtemps aussi nous avons affecté de croire que les failles dans le mur de la morale n'affectaient pas le grand édifice du savoir et réciproquement. Ainsi voyait-on le vécu se dissoudre lentement, laissant se perdre la part de vitalité qu'il contenait et cela bien sûr au nom de la grande objectivité supposée des faits. Nos gestes devenaient tout simplement des faits quant aux auteurs de gestes qui ne pouvaient le devenir, ils étaient soit irresponsables, soit coupables.
Robert Musil fut sans doute l'un des rares, en tout cas dans la première moitié du XXème siècle, avec Hermann Broch, à avoir montré l'absurdité et surtout le danger de ce partage aussi inexact que vain. Considérer par exemple l'individu comme un être définissable par sa psychologie, fut-elle complexe, c'était tenter de faire rentrer ses actes dans des grilles préalablement fixées. Certes, des parts non négligeables de nos comportements semblent pouvoir répondre à ces injonctions et trouver leur place dans ces schémas que leur tend la rationalité comme des leurres ou des masques faciles à porter. Mais de telles grilles laissent simplement de côté les questions pourtant plus essentielles que l'on décrivait alors faute de mieux comme relevant de l'âme. Ces questions auxquelles la psychologie se faisait un devoir de ne pas répondre forment le domaine des expériences vitales. Ce domaine, Musil l'appelait celui des «motifs de l'âme »(1) qui ont trait précisément à tout ce que la science semble devoir exclure. Il est celui « des réactions de l'individu au monde et à autrui, le domaine des valeurs et des évaluations, des relations éthiques et esthétiques, le domaine de l'idée » (2).
Le changement majeur de ces dernières décennies dans le domaine de la vie individuelle, c'est que la pseudo rationalité associée à la loi de la marchandise, a imposé son ordre à l'ensemble des gestes de l'existence. Chacun se trouve soit devoir obéir aux injonctions d'une morale dont tout montre qu'elle n'est plus l'expression une réalité partagée mais qu'elle sert au contraire à masquer des exactions sans nombre, soit chercher à se reconnaître dans l'image que lui renvoie les clichés qui hantent le monde. Tout individu tentant d'échapper à ce double piège se retrouve à la fois dépositaire des questions vitales et contraint d'inventer de nouveaux comportements grâce auxquels il serait possible de faire face à cette situation de dépossession.
Une expérience vitale est une expérience esthétique, au sens où elle implique de d‘avoir su développer dans certaines choses de la vie un goût solide.
Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature 1987, le poète russe Joseph Brodsky note que « toute réalité esthétique nouvelle aide l'homme à préciser sa propre réalité éthique.../... un choix esthétique est toujours individuel, une souffrance esthétique est toujours une souffrance personnelle. Toute réalité esthétique nouvelle fait de l'homme qu'elle a touché une personne encore plus privée, et ce caractère privé qui prend parfois la forme du goût littéraire ou autre peut être par lui-même sinon une garantie, du moins une forme de protection contre l'asservissement » (3). Vitales sont donc les expériences de ceux qui considèrent qu'il n'y a pas à respecter la distance factice instaurée entre l'expérience et l'objet, le vécu et la pensée, soi et les autres, par les lois de pseudo sciences au service de l'ordre marchand et qu'au contraire, de telles distinctions doivent être abolies.
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Jean Louis POITEVIN, 20 juin 2005
Texte paru le catalogue "Hubble", édité par Le Parvis centre d'art contemporain et Un, Deux...Quatre Editions, 2005