Provence-Alpes-Côte-d'Azur

Anke Doberauer

Né⋅e en 1962

Vit et travaille à Marseille et Munich

Parce que le désir est cosmique et l'entendement humain, Anke Doberauer, artiste peintre née en 1962, peint une forme de désir; cette forme de désir s'exprime par la représentation d'un corps, y compris celle d'un corps nu. Il s'agit d'un corps masculin, beau, bien dessiné, au charme érotique ; un pouvoir de séduction intimement lié à la peinture : le temps qu'elle consacre à ce corps en peignant. Anke Doberauer travaille des mois entiers à un tableau, toujours réalisé grandeur nature. Le temps qu'elle passe à la peinture aide à comprendre ce que le désir exprime.
Nous étions accoutumés à ce que les peintres et les sculpteurs soient attirés par le corps de la femme. Le renversement de cette situation était difficilement imaginable, avant tout parce qu'il n'a jamais eu lieu dans l'histoire de la peinture.
La densification du désir, telle que la pratique Anke Doberauer, n'est autre que celle d'une dispersion dans l'espace et dans le temps : par exemple sous la forme d'un montage. D'une part, il s'agit de corps et de peinture, d'autre part, de forme, de matériau et de structure. Ces deux dimensions sont équivalentes. Cependant, la peinture traditionelle est davantage exposée à la critique car les possibilités de comparaison en termes d'évolution de la peinture sont plus grandes et, souvent à la légère, l'oeuvre est jugée inactuelle.
Ce qui m'impressionne dans l'oeuvre d'Anke Doberauer, c'est ce renversement. Alors que Rosemarie Trockel renvoie àl'observateur son regard de voyeur en lui faisant prendre conscience de sa position de voyeur, Anke Doberauer, quant à elle, pose le même regard que celui que le peintre, autrefois, projetait sur son modèle féminin. Ainsi, le tableau, avec son objet traditionnel, donne lieu à un examen de ce que l'on peut appeler ?le regard du voyeur?. Imagions que les tableaux d'Anke Doberauer soient l'oeuvre d'un homme. Le regard homosexuel serait en quelque sorte manifesté au grand jour.
Moi qui n'ai jamais établi de différence entre un artiste masculin et un artiste féminin, puisqu'il ne s'agit que d'art, je suis confronté ici à un conflit extrêmement productif. (Naturellement, il s'agit exclusivement d'art, c'est pourquoi le Musée d'Art moderne de Francfort a acquis cinq tableaux d'Anke Doberauer et nous espérons encore enrichir cette collection dans le futur.)
Malgré tout, on ne peut pas séparer de ces tableaux le regard féminin : il leur donne une signification différente de celle que leur conférerait un regard d'homme. Ce renversement de situation que suscite Anke Doberauer est un défi à la catégorie ?hommes?; il s'infiltre en elle, et n'est pas dénué de conséquences. L'observateur masculin se sent mis à nu. Si l'auteur du tableau était un homme, cet observateur pourrait garder ses distances par rapport à l'artiste ou àson désir. Etant donné que l'artiste est une femme, il doit d'abord accepter fondamentalement son désir comme étant celui d'une femme, transposé dans une oeuvre artistique. Car la différence de sexe est considérée comme une altérité. Que signifie cette altérité ? Ici, peut-être rien d'autre qu'une égalité anthropologique des droits des deux sexes quant au regard du voyeur. Mais si l'on considère les oeuvres comme une « métaphore inouie » (Grassi), les conséquences sont plus diverses. Supposons que dans quelques années, il soit totalement indifférent si le regard qui se dissimule derrière les tableaux d'Anke Doberauer soit celui d'un homme ou d'une femme, cela voudra dire que le regard féminin intime, tel qu'il apparaît ici, aura dévoilé publiquement l'aspect intérieur de la constitution masculine subtile formée à travers les traditions et au cours des générations, mais ne l'aura an rien mis à nu.
Cela signifierait en outre que la sexualité en tant « (qu') étape particulièrement dense pour les relations de pouvoir » (Foucault) s'était transformée en un dispositif permissif. Parler d'une dimension utopique dans l'oeuvre d'Anke Doberauer serait une erreur. Il s'agit beaucoup plus d'une évolution très réelle des choses.

Jean-Christophe Ammann, 1995