Rémi Boinot

par Damien Sausset
Documents d'artistes Centre-Val de Loire
February 2025

Et cependant, toute rencontre, celle où l’autre surgissant par surprise, oblige la pensée à sortir d’elle-même, comme il oblige le Moi à se heurter à la défaillance qui le constitue et dont il se protège, est déjà marquée, frangée par le neutre.

Maurice Blanchot, L’entretien infini, 1969


Comment mettre en forme une pensée de l’hétérogène, de la pluralité ? Quelles sont les conditions pour l’expérience de l’altérité ? Rémi Boinot n’a de cesse de se poser ces questions qui le hantent depuis cette époque de l’enfance où il écoute, captivé, sur les ondes de la TSF, ces mélodies ondoyantes venues d’Afrique du Nord. Tout fait sens pour le jeune enfant de la campagne de Châtellerault. Aux accents de ces musiques venues d’ailleurs répondent divers signes : cette grenade qui orne depuis 1795 les képis des gendarmes de France - dont celui de son père - ce patois hermétique qu’il entend chez une tante lors de brèves vacances d’été, ces récits teintés de merveilleux qui s’échappent des conversations d’appelés revenus d’Algérie ou de Madagascar dont il retrouve certains accents dans les recueils de contes et légendes du monde qu’il dévore. Mais aussi ce goût d’une musique particulière, celle de la langue au sein de la littérature classique (Chateaubriand, Zola, Flaubert) qui le ravissent alors qu’il est interne et qu’il retrouvera plus tard chez Mallarmé, Michaux, Roussel ... L’écriture est bien un mouvement ; mouvement coupant, une déchirure, une crise, un lieu où s’épanche la singularité de l’inconnu. Pessoa, Heidsieck, Walser, Glissant, Lévinas, Derrida, Deleuze. Mais l’écrit, le mot, la possibilité d’une narration ne seraient rien sans la musique, son phrasé, son rythme. De cela aussi, il est convaincu, lui qui s’était essayé au violon vers l’âge de 6 ans. L’ailleurs s’instaure alors comme seul horizon possible et l’altérité comme ultime réponse à ses doutes. Très vite, il saisit aussi combien le dialogue et l’égalité supposée avec l’autre tend à augmenter l’entropie. Des années plus tard, s’imposera à lui la conviction que ce trait idéalisant appartient à une philosophie de l’Occident sur lequel se sont fondées tant de conquêtes et de prédations. Il n’existe aucun dialogue symétrique, aucune tentative d’étude qui ne soit pas également l’imposition d’une pensée du réel sur l’autre. Le document et son mode opératoire ouvrent toujours des béances impossibles à corriger. Rémi Boinot s’en souviendra toute sa vie et son utilisation ultérieure de la photographie ou de la vidéo ne cessera de revenir sur cela. Qu’est-ce qui se joue dans l’acte de filmer, de photographier ? Tout serait question de cadre ? Sans doute ! Mais aussi de raccord, de montage, de rythme, de silence. De musique. Resnais, Godard, Tarkovski, Duras, Sokourov, Weerasethakul et tant d’autres, le lui démontreront. 

Auparavant, Rémi Boinot fait la dure expérience de la renonciation. Au sortir de l’adolescence, il étudie le droit puis s’exile à l’École Nationale des Impôts de Clermont-Ferrand, épreuve de reclus contraire aux idéaux d’un jeune libertaire pétri par la pensée de Guy Debord et nourrissant déjà une aversion envers l’ordre étriqué de la bourgeoisie française si désespérément colonialiste sous les parures d’un christianisme faussement universel. Durant ces années à Poitiers puis dans cette Auvergne austère, il y retrouve pourtant le cinéma d’avant-garde, s'enhardit à la fréquentation de quelques festivals de musiques expérimentales et d’art contemporains tentant d’inventer quelques nouvelles utopies. Il faudra tout l’amour et la conviction de sa femme – Loan – pour que la bascule se fasse et qu’il accepte enfin son destin d’artiste. Les années 1970 et 1980 le voient s’investir dans divers champs : peinture, théâtre, sculpture. Il devient scénographe (notamment pour William Christie et les Arts florissants en 1981), imagine des costumes insolents pour des compagnies en quête d’un nouveau genre, fonde avec des amis un festival de musique expérimentale (Equixone,1973-74), collabore régulièrement avec la Compagnie du hasard et le Teatro Nucleo (Italie), entités réclamant un théâtre de la sensibilité et non du beau, des spectacles du frémissement et non de la déclamation. Pour Rémi Boinot, ce temps est celui des questionnements, notamment l’idée de restitution, qu’elle soit théâtrale ou artistique. S’imaginer passeur nécessite sans doute quelques précautions. Comment faut-il habiter l’espace scénique ou même celui de la galerie pour justement l’ouvrir, jouer des disjonctions visuelles, des tensions tout en évitant une démonstration par trop évidente qui semble alors l’apanage de tout un courant de l’art de l’époque. Sur quel mode doit-on penser l’art comme suspension et ne pas déployer une simple représentation objective du monde ? Est-il possible d’organiser un nouveau type de réalité, réalité enfin susceptible d’accueillir chaque voix entendue ou croisée tout en résistant aux mécanismes du pouvoir tel que l’avait décrit H. Foucault ? Bref, comment finalement produire une carte abstraite et métaphorique attestant de la construction des subjectivités, de toutes les subjectivités ? Chez Boinot, si la réponse se fait balbutiante dans les années 1970, elle acquiert vite une précision sans équivalent alors dans l’art français. Cette précision, on la doit tout autant à sa fréquentation de la scène artistique qu’à ses multiples voyages. Russie, Inde, Afrique, tout est source de dépareillement. 

Le monde n’est pas gouverné par un grand récit qui tend à absorber et recodifier ce qui excède ou résiste, mais bien un archipel de choses et d’êtres qui interagissent dans des configurations qui ne peuvent qu’échapper à tout observateur trop soucieux de vérité et incapable de percevoir ces voix anciennes, plus anciennes que tout passé, mais infiniment présentes dans l’épaisseur de leur mystère. Un rite observé, une roche dans le cours du fleuve, une invitation à partager un repas, le vol léger d’une feuille qui tombe, la trace oubliée d’un pinceau sur une feuille blanche sont autant d’évidences en devenir et en attente d’une incarnation. Dans cette quête, une expérience parmi d’autres le marque. En 1985, auprès du griot Dially Kemo Diabaté de Ziguinchor au Sénégal, il comprend que toute rencontre se fait au détriment de la connaissance. Qu’il faut oublier tout son savoir pour absorber l’altérité, et que ce mouvement se fonde sur l’irréciprocité, autant dire la mise en crise même de l’universalisme imaginé par la modernité. S’effacer, se laisser accueillir, ne rien imposer et surtout ne jamais préparer la rencontre. Comme une boutade, il pourra affirmer plus tard : « Cela ressemblait peu ou prou à un diplôme d’art », afin de mieux masquer sa pudeur face à un renoncement fondateur. 1992, autre choc : son séjour dans la tribu de Luecilla dans l’île de Lifou (Nouvelle-Calédonie) où il s’oublie dans les actes du quotidien, dans les croyances et les gestes symboliques que lui offre en spectacle cette tribu. Depuis toutes ses œuvres, mélange habile de vidéo, dessin, installation, sculpture, ne cessent de chanter ce rapport halluciné au monde. Parmi des hommes, au beau milieu (2015) s’énonce comme un programme presque impossible à exécuter, Mouth+Eyes=Me (2008) ou Huit Variétés pliées en 4 (2011) s’enhardissent à affirmer l’impossibilité du portrait et de l’assignation identitaire, L’ordre du jour confirme la destruction de l’expérience directe dans nos cultures façonnées par le désistement du moi au profit des idéologies marchandes ou politiques, Toilette Suprême (2006) sous couvert d’une méditation sur la temporalité de la nature, renvoie finalement à l’impartialité des regards façonnés par chaque culture… Il y a donc au sein de ces constellations de fausses évidences. La mise en place de formes biographiques où l’artiste ne cesserait de clamer, non sans un certain lyrisme, le fameux « Je est un autre » de Rimbaud n’appartient pas à son mode de pensée. Et s’il lui arrive de se mettre en scène, c’est pour mieux s’affirmer en contrebandier de l’inconscient. Avec la plus extrême habilité, Rémi Boinot pense que tout couplage entre le réel et l’imaginaire repose sur une déflagration. Alors que le réel serait une sorte de suaire sur l’intangible, l’imaginaire proposerait l’ouvert d’une poétique des indéfinitions, une poétique qui « permet une vigilance de tout instant dans les sillons de l’incertain, les fastes de l’intuition, la solitude devenue solidaire », pour reprendre les mots de Patrick Chamoiseau. Le chant mystérieux qui anime le vivant confère à chaque existence une singularité irréductible et une opacité que seul l’imaginaire peut transpercer, à condition de se situer dans un dessaisissement, hors genres, hors linéarité, hors langue par trop orgueilleuse. Ce dessaisissement, c’est aussi celui du poète. 

In addition

Texte produit par le Réseau documents d'artistes avec le soutien du Centre national des arts plastiques, 2024

Author's biography

Après des études en histoire de l’art à la Sorbonne, Damien Sausset s’est formé à l’histoire de la photographie dans le Department of Photography du Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Par la suite, il a réalisé de nombreux textes et essais dans des champs aussi varié que l’art contemporain, le design ou la photographie. Auteur de plus de 40 monographie, il s’est également investi dans l’édition de multiples d’artistes depuis 2009. En parallèle, il a été le directeur de 2012 à 2018 du centre d’art Le Transpalette à Bourges ou il a réalisé plus de 30 expositions. Il est actuellement enseignant à l’Ecole Nationale Supérieur d’Architecture (Ensa-V) de Versailles depuis 2015 et il participe en parallèle la politique d'exposition de la Galerie 8 + 4 à Paris depuis 2016.

Vue de l’exposition Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth, Fondation du Doute, Blois, 2020.
Vexillolog, 2020. Installation, technique mixte : drapeaux, bois, cordes élastiques. Dimensions variables
. Vue de l’exposition Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth, Fondation du Doute, Blois, 2020.
Demander-leur, 2018. Dessin, pastel sur papier. Dimensions : H 29,7 cm x L 42 cm. Vue de l’exposition Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth, Fondation du Doute, Blois, 2020.
Sans nom_Nu, 2019-2020
Installation, technique mixte: sculpture , brosses de balais en coco, bois, moteur, programmateur
Dimensions : 148 cm x 49cm
L.E.F, 2020. Installation, technique mixte: trétaux, poids, chenets. Dimensions variables. Vue de l’exposition Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth, Fondation du Doute, Blois, 2020.
Mouth+Eyes = ME, Installation vidéo, 2008. Réalisé dans le cadre de « artiste-en résidence », ambassade de France à Delhi, 2008Vue de l'exposition personnelle Huit Variétés pliées en Quatre à l'École d’art de Blois-Agglopolys - Musée de l’Objet, collection d’art contemporain, Blois, 2011.
Le Neveu du Rameur, installation vidéo, 2006. Vue de l'exposition personnelle Huit Variétés pliées en Quatre à l'École d’art de Blois-Agglopolys - Musée de l’Objet, collection d’art contemporain, Blois, 2011.
Aquarelle, 1975
Pierre, 1974