Nicolas Milhé
L’anatomie des symboles

Par sa capacité à capter et mettre au jour la logique des données et des systèmes, la démarche artistique de Nicolas Milhé s'apparente à une cartographie critique des structures de pouvoir, des mythes et des icônes culturelles. En utilisant un vocabulaire visuel précis et souvent épuré, l’artiste tend à transformer l’ossature abstraite ou institutionnelle en objet tangible de réflexion. Il prend les formes et les symboles issus de la modernité à bras-le-corps, non seulement pour en démasquer les simulacres, ses médailles polies et ses statues en grande pompe mais surtout pour en décortiquer les mécanismes profonds. Le faste devient façade et le pouvoir se délite en postiches. Cette pratique artistique met en lumière la mécanique des images comme l'a par exemple analysée W.J.T. Mitchell (Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, 2005), en soulignant leur double fonction : porteuses d’information et vectrices de croyances. L’artiste pose ainsi la question de leur persistance, de leur dynamique et de leur efficacité au sein d’une société saturée de visuels et gavée d'idéologies.

Dans les arcanes du pouvoir, les réseaux urbains ou la fabrique des mythes et des emblèmes, il s’agit de révéler la dimension construite d’un monde hyperstructuré. Non sans humour, les références conventionnelles et les étendards se désossent en non-lieux et la mécanique bureaucratique s'avère être une administration laborieuse, celle que Victor Hugo compare à une « machine de Marly » aux rouages rouillés1. Marc Augé place sous la notion de « non-lieux » les espaces modernes tels que les aéroports, les centres commerciaux ou les infrastructures urbaines (Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992). Il les décrit comme des lieux de passage anonymes et dépersonnalisés, produits d’une surmodernité où l’individu perd ses repères historiques et relationnels. Nicolas Milhé semble transposer cette réflexion au domaine symbolique qu’il entreprend de replacer dans un contexte historique, géographique et social : les mythes, les drapeaux et les symboles officiels ne devraient pas fonctionner comme des « non-lieux » de la culture collective, vidés de leur authenticité pour des usages standardisés ou idéologiques.




Ce constat se solde par un travail sur le générique, le commun et le neutre, à travers des mediums multiples ; peinture, sculpture, vidéo, ready-made de taxidermie. Tout y est tiré à quatre épingles comme un costume de ministre ou une vitrine de joaillerie : l’illusion fonctionne à la perfection. Le caractère générique, associé à une esthétique hautement polie, renvoie aux notions de simulation, d'hyperréalité et d'effacement des référents développées par Jean Baudrillard (Simulacres et Simulation, 1981). Selon Baudrillard, l’effet de simulation est le propre d’une société où l’illusion finit par devenir plus vraie que la réalité elle-même. En ce sens, les distinctions entre le réel et son image se brouillent et l’image prend le pas sur l’objet qu’elle entend représenter. En plaçant dans un contexte d’exposition artistique des symboles culturels et sociaux méconnus ou au contraire surchargés de signifiants, Nicolas Milhé pointe les enjeux contemporains de cette fabrique du simulacre. On peut citer ses peintures qu’il nomme « à la Suisse » et qui représentent des drapeaux rares ou tombés dans l'oubli : ceux de la Cochinchine, des Émirats nord-caucasiens, de l'armée révolutionnaire du Vietnam, de la troisième proposition de drapeau pour le Kosovo, ainsi que de l'armée patriotique d’Équateur. Autre exemple avec Le Baron gris (commande privée du fond Créatlantique, Bordeaux, 2023) où la sculpture monumentale du busard cendré, suspendue en bronze, perce à travers un bloc d’immeuble et prend son envol : l'oiseau, espèce en voie de disparition, est élevé au rang d'emblème. Avec Énorme changement de dernière minute (2013), des affiches électorales se muent en cinquante nuances de monochromes bleus et les identités politiques se diluent dans une mer d'abstraction.
Enfin, les pyramides des âges deviennent des monuments au vide (Pyramides, 2011). Ces oripeaux bien ficelés créent un atlas des identités effacées ou marginalisées par l’Histoire. Il ne s’agit donc pas de sauver un oiseau ou de jouer les révolutionnaires mais de dévoiler, en creux, la fragilité des choses que l'on croyait immuables, l’effritement des biens supposés communs.

L’intérêt porté par Nicolas Milhé aux représentations formelles (capitalistes, gouvernementales ou médiatiques) qui façonnent les perceptions collectives se traduit ainsi par des gestes plutôt simples : placer des unes de presse tapageuses dans des cadres à métal clouté, inverser la carte du métro parisien, recouvrir les dents d’une hyène momifiée d’or 24 carats. La sacralisation du progrès ou du déclin procède d’une même névrose : elle fige des valeurs vouées à rester mouvantes. Aussi, l’artiste développe une pratique qui s’affirme dans le dépassement des savoir-faire individuels, des aventures artistiques comme le collectif Lapin-Canard, le déplacement de l’art dans des contextes participatifs et ancré dans les dynamiques sociales. Une autre alternative formulée par Nicolas Milhé peut se trouver dans sa lecture des personnalités emblématiques et leur place dans l’espace public. En faisant incarner par ses contemporains des figures historiques ou littéraires telles que Rosa Luxemburg, les personnages de La Comédie humaine ou Michel de Montaigne, l’artiste détourne délibérément les repères temporels pour réinventer l’hommage. L’anachronisme sert ainsi de valeur ajoutée au mythe puisque celui-ci ne prend sens que dans l’ici et maintenant.


Notes :
1 « La bévue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu’on appelle la centralisation, la bévue administrative s’engendre toujours comme par le passé du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du préfet au ministre ; seulement elle est plus grosse. », Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, 1825