Max Bondu
Voir venir
« Seul le présent est réel, car c’est là où les virtualités se réalisent, se présentent, par hasard. Et le présent se trouve là où je suis : je suis toujours présent. Je suis ce trou noir dans lequel se précipitent les virtualités pour s’y réaliser. Les virtualités s’approchent : elles sont mon futur. […] Les éléments ponctuels (molécules, atomes, particules, gènes, bits d’information) se combinent et recombinent par hasard. Ils peuvent former, par hasard, des situations peu probables. Des nébuleuses, des cellules vivantes, des cerveaux humains.
Programmer ces éléments-là, c’est provoquer de tels hasards. »
Vilém Flusser1
Le hasard a fait que les ateliers bermuda2, co-fondés par Max Bondu et sortis de terre en 2022 sur une ancienne friche industrielle à Sergy, se trouvent à moins de cinq kilomètres du Centre européen de recherche nucléaire (CERN) situé côté suisse, à Genève. Les activités du laboratoire, qui abrite l’accélérateur de particules le plus grand et le plus puissant du monde sous la forme d’un anneau de 27 kilomètres de circonférence constitué de milliers d’aimants supraconducteurs et doté de structures accélératrices, font l’objet de craintes et de rumeurs sans borne dignes d’un scénario de science-fiction. Et si le grand méchant collisionneur de hadrons (LHC) échappait au contrôle des physiciens et générait un trou noir géant aspirant tout sur son passage ? Une hypothèse tout à fait improbable en théorie, mais qui vient nous rappeler que le fantasme est inversement proportionnel à l’entendement. Sans pousser le bouchon aussi loin, il faut bien admettre qu’il se passe de drôles de choses « là-dessous », sans que nous ne puissions rien y voir ni franchement tout saisir.
L’intérêt de Max Bondu pour l’interprétation des signes et la matérialisation de forces invisibles ou de données abstraites l’a récemment amené, du fait de cet heureux voisinage, à observer cela de plus près, de l’extérieur, en filmant à l’aide d’un drone stationnaire à 50 mètres de hauteur au dessus des champs du Pays de Gex (Les incommensurables, les champs verdoyants du Pays de Gex, 2023). L’image, sorte de color field painting numérique, révèle l’impact atomique en surface d’après l’implantation irrégulière de la végétation, forme d’archéologie aérienne rappelant les crop circles, lignes de Nazca et autres motifs vus du ciel depuis des décennies — et leur lot de théories paranormales et hypothèses ufologiques.
L’artiste combine recherche théorique et savoir-faire pour faire émerger une pluralité de formes et de techniques qui n’entendent pas vérifier quoi que ce soit, mais sonder la tangibilité des événements auxquels il est sensible et prête attention, qu’il s’agisse de la mystérieuse disparition en mer du physicien Ettore Majorana en mars 1938 (The Macedonians Share, 2017), de la découverte en 1996 sur une plage de Floride, par le client anonyme d’un motel, d’un débris de la navette spatiale Challenger dix ans après son explosion au décollage (Challenger, 2019), de l’accusation par les autorités russes du joueur d’échecs américain Bobby Fischer d’avoir eu l’intention de déstabiliser son adversaire lors du championnat du monde de Reykjavik en 1972 (The Remote Viewer, 2015), de la victoire par bug en 1997 du calculateur conçu par IBM Deep Blue contre Gary Kasparov, etc.
Subtils alliages de science et de fiction, de géopolitique et de cosmologie, de programme et d’erreur : plus que de simples événements, l’artiste y voit des signes qui surgissent du flux médiatique tant ils échappent à toute version univoque, toute vérité établie, ouverts à la poésie du doute et la fabulation spéculative.
Langage(s) et récit constituent des fils rouges du travail de Max Bondu, auxquels vient s’entrelacer la dialectique de l’émission / adresse et de la réception / interprétation, unie dans l’acte de transmission. Dans le film The Call (2022) réalisé avec Simon Ripoll-Hurier, Krishna May, membre de la Language Creation Society, prononce une liste de 3926 phonèmes composés à partir de 150 caractères de l’alphabet phonétique international3. Émis depuis une station radioamateur suisse, le signal sonore est envoyé en direction de la lune et capté en retour par certaines antennes radio sur Terre, dont une se trouve perchée sur les flancs du Jura.
Comme une extension de ce que les ondes et les langues trament aussi bien dans l’espace que dans le temps, le projet en cours Uebh, prenant comme point de départ le rapprochement linguistique et sémantique des termes anglo-saxons weave (tisser) et wave (onde) à partir de cette racine proto indo-européenne, ambitionne de faire réaliser des tissages à partir de spectrogrammes issus de l’enregistrement de très basses fréquences émises par l’activité électromagnétique ambiante. Ou quand les phénomènes naturels (aurores boréales, tempêtes solaires, orages…) deviennent non seulement images, mais formes, témoins d’événements cosmiques et d’enjeux politiques et climatiques à venir — déjà présents.
C’est tout un réseau complexe de lignes, de signes et de réalités, où se croisent (contre-)information, (télé)communication et (rétro)projection, qui alimente la pratique de l’artiste guidée par l’intuition comme outil de connaissance et vecteur d’anticipation.
Lors de notre rencontre à Sergy en vue de la rédaction de ce texte, et alors que nous évoquons ensemble nos troubles de la vision respectifs, Max m’apprend qu’il porte des lentilles de contact rigides la nuit et les retire le jour pour y voir clair. L’objet correcteur informe sa cornée pendant son sommeil… Trente ans que je porte des lentilles souples (le jour) et je n’ai jamais entendu parler de ça ! Je ne peux m’empêcher d’y voir comme une image de clairvoyance par anticipation, et un signe, que j’espère de bon augure.
1. Flusser Vilém, « Reconsidérer le temps », Multitudes, 2019/1 n° 74, p. 207-211. DOI : 10.3917/mult.074.0207. URL : https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-207?lang/fr
2. « bermuda est un projet d’ateliers d’artistes fondés par Max Bondu, Mathilde Chénin, Julien Griffit, Bénédicte Le Pimpec et Guillaume Robert. Le bâtiment, conçu par l’agence d’architecture ACTM, a été auto-construit par l’équipe. Le projet repose sur un modèle collaboratif. Naissant de la nécessité de pérenniser des espaces de création dans la région lémanique, bermuda développe un projet singulier, qui articule recherche, fabrication et diffusion en arts. Son projet artistique est fondé sur des temps de résidence, des compagnonnages et des workshops. Chacune des propositions est pensée de manière endogène à partir des enjeux qui sont ceux du lieu et de l’équipe au moment où elles se formulent. » Présentation extraite du site https://www.bermuda-ateliers.com
3. L’alphabet phonétique international (IPA) est un outil universaliste de notation du langage oral créé en 1888 par des linguistes britanniques et français. L’artiste s’est notamment inspiré d’une nouvelle d’Arthur C. Clarke publiée en 1953, The Nine Billion Names of God, dans laquelle des moines tibétains tentent de trouver le « véritable nom de Dieu » en combinant avec des ingénieurs d’IBM toutes les possibilités d’agencements de leur alphabet sur une séquence maximum de neuf lettres.

Vue de l'exposition Matza Edgelands - Under the Radar, Ancienne poste des Charmilles, Genève, 2022
Photo : © Matza

Vue de l'exposition Information quantique, Galerie Jérôme Poggi, Paris, 2017

Vue de l'exposition Données insuffisantes pour réponse significative, La Villa du Parc, Annemasse, 2012
Photo : © Emile Ouroumov

Vue de l'exposition The Remote and the Deep war, Galerie Jérôme Poggi, Paris, 2015
Photo : © Nicolas Brasseur

Vidéo, 177', en boucle ; Vidéo, 13', en boucle
Vue de l'exposition Une Clameur, Fort l'Écluse, Léaz, 2024
Photo : © Guillaume Robert
