Par-delà l’Hexagone, la mer pour demeure
Retour sur les rencontres professionnelles Loin ne veut pas dire petit, avec Dénètem Touam Bona.
Ces deux jours d'échanges ont été organisés par le Réseau documents d'artistes dans le cadre d'un Champs d'îles, temps fort dédié à la création contemporaine des Outre-mer qui a eu lieu à la Friche la Belle de Mai à Marseille du 2 février au 2 juin 2024.
« Nous sommes la mer, nous sommes l’océan, nous devons nous éveiller à cette vérité ancienne et ensemble l’utiliser pour renverser tous les points de vue hégémoniques. »
Epeli Hau’ofa, Notre mer d’îles
Mars 1964. Face à l’expression de plus en plus affirmée d’une volonté d’autonomie en Martinique et en Guadeloupe [1], le Général de Gaulle explique avec bienveillance à Aimé Césaire qu’ « on ne construit pas un État sur des poussières ». Pour la petite histoire, depuis l’avion, les îles de la Caraïbe seraient apparues au Général comme autant de « grains de poussière sur la mer » [2].
« Chers amis, vous prenez les choses trop à cœur, il faut les remettre en perspective… ». En réponse aux revendications, aux colères, aux exigences de justice de leurs administrés, les gouvernants adoptent en général la posture de l’homme objectif et impartial ayant toujours en vue l’universel et non les petits intérêts particuliers. Et plus les territoires sont éloignés de Paris, plus les représentants de la République se prévalent d’une hauteur de vue les rendant plus aptes à saisir les tenants et aboutissants de « situations complexes », et donc à prendre les « mesures nécessaires » quitte à les imposer à des habitants ne disposant pas, eux, du recul permettant d’être lucides quant à leur véritable intérêt.
C’est précisément ce point de vue désancré assurant la domination d’une étendue par la carte ou le survol – la perspective de la « Métropole » – qui a été remise en question tout au long des journées professionnelles proposées par le Réseau documents d’artistes à la Friche la Belle de Mai dans le cadre du temps fort Un champ d’îles. L’intitulé de cette manifestation, « Loin ne veut pas dire petit », appelle d’emblée à subvertir le cadre de perception dominant. Cesser de minorer des cultures et des sociétés qui depuis Paris paraissent lointaines, pour ne pas dire négligeables, suppose un décentrement comme l’indique le sous-titre de la 3e table-ronde : « Pour une histoire de l’art des Outre-mer décentrée ». Il s’agit donc d’épouser, autant que possible, le point de vue kaléidoscopique des « périphéries » ultramarines afin de provincialiser le « centre » métropolitain, et ainsi contribuer à l’émergence de relations plus équilibrées.
L’autrice et comédienne guyanaise Emmelyne Octavie, remarque avec justesse que « les artistes de la Caraïbe, d’Océanie, de l’océan Indien, sans oublier la Guyane, portent en elleux l’ici et l’ailleurs. L’aujourd’hui et l’autrefois. Dans chacun de leurs gestes créatifs se cache la mémoire d’un de leurs territoires. Des histoires marquées par un vide qui invite à repenser l’héritage des arts entre formes nouvelles et savoir-faire ancestral. » Si donc, en dépit de sa généalogie coloniale, nous continuons à utiliser le terme « outre-mer » c’est à condition de faire de l’ « Outre » un univers à part entière, c’est-à-dire un « plurivers » : un universel conjugué au pluriel car émergeant de formes de vie multiples et singulières. De sorte qu’un des principaux enjeux pour les artistes rassemblé·es, jouant ainsi le rôle de témoins, est de rendre justice à la richesse des mémoires, des imaginaires, des savoir-faire et des spiritualités de cet « Outre-monde » qui outrepasse la géométrie euclidienne de l’Hexagone.
Lors des échanges avec le public, l’artiste et auteur guadeloupéen Olivier Marboeuf insiste sur la possibilité d’un usage décolonisé du terme « Outre-mer » : « L’Outre-mer est déjà créée, créée dans l’histoire des violences qui nous ont été faites. Que la conséquence des colonisations fasse que je connaisse mieux les Kanaks, que j’ai des alliances avec des Réunionnais, etc., montre que l’on peut convertir les rencontres tragiques qui hantent le terme « outre-mer » en rencontre de luttes, c’est pour ça que je suis venu aujourd’hui ». Il nous faut donc mettre l’accent sur le trait d’union de l’expression « outre-mer », et concevoir ce trait comme une ligne de fuite, comme l’échappée d’une liane qui allie et rallie, lie, relie et relaye tout ce qui se trouve désolidarisé [3]. Ce qui suppose d’entendre par « mer » non pas un obstacle séparant des terres isolées, mais l’espace-temps mouvant où peuvent entrer en résonance, sous la forme d’une multitude de courants enchevêtrés, les mondes archipéliques nés des traites négrières, des transportations contraintes d’engagés (Tamouls, Chinois ou Indonésiens), des subversions et insurrections « indigènes » (l’ensemble des colonisés assujettis au code de l’Indigénat), des pirates noirs et neg mawons, des odyssées millénaires des pahi (pirogues à balanciers) de Polynésie ou encore des boutres des Swahilis (aire de civilisation à laquelle appartient l’archipel des Comores, y compris Mayotte).
« Une certaine affaire de centre s’occupe de faire la mise au point
alors c’est souvent flou, petit, minuscule
Sauf si le point de vue se déplace
Si la table ne se fait plus ronde mais liane
Alors tout apparaît grand et monumental (…) »
Par un staccato de mots bien frappés la « pawoleuse » et artiste martiniquaise Simone Lagrand ouvre la première session – « Tissage des langages artistiques et des pensées » – comme on ouvre une veillée de conte. Et nous voilà transportés par la puissance du verbe non pas autour d’une table-ronde (avec son Roi Arthur et ses chevaliers), mais dans un « espace lyannaj » [4] – animé par la puissance d’entrelacement des lianes – où il s’agit de se tenir « à l’envers de la carte postale pour être bien sûrs d’être là où nous voulons être. » L’artiste réunionnais Thierry Fontaine dira plus tard, à propos de son travail de création, « j’évite de créer des cartes postales ». Animée par l’artiste guadeloupéenne Cynthia Philbel, la dernière table-ronde consacrée aux cartographies artistiques a pour sous-titre « (re)dessiner la carte postale ». Tout au long de ces deux jours, artistes et chercheur·euses ultramarin·es n’auront de cesse de conjurer la carte postale, c’est-à-dire la violence d’un exotisme qui, depuis l’époque coloniale, s’est toujours attaché à nier l’historicité des communautés et des peuples des Suds pour les figer dans l’éternel présent d’un état de nature justifiant tant la « mission civilisatrice » des métropoles impériales que la mise en valeur capitaliste des corps et des territoires indigènes.
Il faut rappeler que la naturalisation du « Primitif » – celui qui « n’est pas assez entré dans l’Histoire » [5] – passe toujours par une déshumanisation. En témoignent les cartes postales des « zoos humains » (« exhibitions ethnologiques », « villages nègres », etc.) à travers lesquelles le footballeur kanak Christian Karembeu eut la douloureuse surprise de découvrir son arrière-grand-père grimé en « authentique cannibale » : « en 1931, on lui a proposé de venir en France représenter les siens à l’Exposition coloniale. Parti en héros, tel un ambassadeur de son peuple, il sera en fait exhibé comme un animal en cage dans un zoo humain au Jardin d’acclimatation. Quelle déception ! Quelle humiliation… » [6].
La carte postale coloniale, c’est sans doute ce qui représente le mieux la puissance d’infection [7], via les mass media, de l’imaginaire raciste : sa capacité à modeler durablement la vision de l’ « Autre » en Occident (et au Japon). La grille de perception des « Tropiques » a été en grande partie forgée à partir des grilles des zoos humains : « Hambourg, Londres, Bruxelles, Chicago, Genève, Barcelone, Osaka… Toutes les grandes villes qui accèdent à la modernité exposent dans des zoos humains ceux qu’ils considèrent comme des sauvages. Sénégalais, Nubiens, Dahoméens, Égyptiens, Lapons, Amérindiens, Coréens et autres peuples dits exotiques sont ainsi présentés dans un environnement évoquant leurs contrées, souvent dans des costumes de pacotille et aux côtés de bêtes sauvages. (…) Plus d’un milliard de visiteurs se seraient pressés pour voir ce type d’exhibitions entre 1870 et 1940. »[8] Y compris à Marseille où se tiennent les grandes « expositions coloniales » de 1906 et 1922 (avant celle de Paris de 1931) impulsées par des milieux d’affaires phocéens (armateurs, négociants, industriels, financiers, etc.) ayant tout intérêt à promouvoir l’entreprise coloniale… Dans une certaine mesure, les zoos humains ont constitué la matrice du tourisme de masse dans les Outre-mer et dans les Suds en général puisqu’ils rendaient présents, sous une forme fantasmagorique, des mondes indigènes inaccessibles pour la majorité des citoyen·nes européen·nes et américain·nes.
Dans les salons internationaux du tourisme, des hôtesses mahoraises souhaitent karibu aux Tours operators et aux clients potentiels. Leurs dépliants invitent à la découverte : « Cédez à la tentation de Mayotte, l’île aux parfums, l’île aux makis, l’île hippocampe … Son lagon offre une aire où dauphins, baleines et tortues marines aiment à voguer dans les eaux toujours chaudes. Venez également à la rencontre de la population autochtone : les Mahorais ont l’âme gaie, tout y est encore authentique et sans superficialité » [9]. Des territoires ultramarins – situés pour la plupart en zone tropicale –, les Français de l’Hexagone ne connaissent en général que les cartes postales et les images d’Epinal qui en font des destinations de rêve. Mais lorsque des barrages, des occupations, des défilés séditieux et carnavalesques, des pillages et des affrontements surviennent, lorsque le feu prend et réduit en cendres le fantasme colonial et patriarcal d’îles vierges et innocentes [10], on passe alors sans transition, dans les discours de personnalités et de médias métropolitains, d’un exotisme bon marché à une ethnographie de comptoir recyclant de vieux poncifs coloniaux autour de l’ingratitude de communautés qui doivent tout à la République [11], du coût de ces dépendances lointaines pour le budget national, de l’incapacité des élus locaux à mettre en valeur leur territoire, des superstitions et archaïsmes qui mettent en péril des mesures sanitaires (Covid 19), etc.
Si je reviens longuement sur la question de la carte postale et des zoos humains – question de la production d’un racisme populaire via la diffusion de masse de l’iconographie coloniale –, c’est justement pour rendre compte des renversements de perspective opérés durant les journées professionnelles à la Friche : artistes et chercheur·euses se sont attaché·es à court-circuiter tout exotisme pour pouvoir mieux affirmer et déployer les images et récits produits depuis les mémoires profondes ultramarines. On ne saurait réduire en effet les Outre-mer à des objets de fantasme : depuis l’envers du décor, ces mondes ont toujours contribué à l’élaboration de modernités esthétiques et politiques, même si cette contribution – des chercheur·euses tels que le doctorant guyanais en histoire de l’art Paul-Aimé William ou la maîtresse de conférence en histoire de l’art Christelle Lozère l’ont rappelé – a toujours été occultée.
« Les Outre-mer, est-ce un endroit ou sont-ce des envers ? », s’interroge à juste titre Simone Lagrand. La question centrale des Outre-mer n’est pas la question « identitaire » [12], mais plutôt la question du lieu, la possibilité d’avoir lieu en se produisant soi-même à partir des terres qui nous habitent et assurent notre subsistance, à partir des gestes et expériences qui nous précèdent. D’où la célébration d’un art de la « reprise » par des intervenant.es aussi différent·es que l’artiste surinamais Marcel Pinas, que l’artiste guyanaise Nathalie Leroy-Fiévée ou encore l’artiste réunionnais Yassine Ben Abdallah : reprise chorégraphique de mouvements fantômes, reprise textile de fils et de pièces de tissus hétéroclites. Lors de son intervention, l’artiste martiniquaise Valérie John est revenue sur la question du métissage en proposant de le concevoir comme un processus textile, comme un « métier à tisser ». Décrivant sa propre pratique, elle expliquait que le « mé-tisser » consiste à faire rentrer tous les maux du monde en soi, à travers la collecte de papiers et leur recomposition, jusqu’à faire advenir la métamorphose : une réinvention de soi sous la forme d’un corps-palimpseste. Car chez celles et ceux dont la mémoire n’est plus qu’un cahier de brouillon aux pages raturées, déchirées, quasi-illisibles ; chez celles et ceux dont l’existence a été blanchie à la chaux de l’assimilation, les pratiques de création visent avant tout à « remembrer » (to remember…) les corps pour pouvoir refaire corps ensemble et instaurer de la sorte des mondes inouïs.
La mécanique coloniale procède d’abord d’une dépossession portée à son paroxysme par la sorcellerie esclavagiste qui transforme des humains en bêtes de somme. Être esclave, c’est être « possédé » par une puissance étrangère, c’est être dépossédé de soi au profit d’un maître dont on devient la propriété : « Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile pour la Barbade. C’est de cette agression que je suis née. De cet acte de haine et de mépris. » Dans Moi, Tituba sorcière…, Maryse Condé nous rappelle que le métissage dans les colonies a d’abord été le fruit d’un viol, de la violence souveraine du « Maître ». C’est donc seulement à partir de la blessure originelle de la « ligne de couleur » [13] que l’on peut penser le métissage, la « créolisation » et, en général, la formidable créativité des mouvements de réexistence afrodiasporiques. La penseuse chicana Gloria Anzaldua redonne une force subversive à la notion de métissage en la pensant à partir de la violence raciale et patriarcale des frontières contemporaines. Être une « mestiza » c’est être capable d’habiter la frontière, de faire jaillir de la faille le magma d’une humanité à venir. En ce sens, les mondes ultramarins constituent eux aussi des « cultures de la frontière ».
La frontière entre le Mexique et les États-Unis est une blessure ouverte où le Tiers-Monde s’écorche et saigne au contact du premier. Et avant qu’une croûte se forme, l’hémorragie reprend et le sang vital des deux mondes se mélange pour former un troisième pays – une culture de la frontière. On établit des frontières pour définir les lieux qui sont sûrs et ceux qui ne le sont pas, pour distinguer un nous d’un eux. (…) Une terre frontalière est un lieu vague et indéterminé formé à partir du résidu sensible que laisse une limite contre-nature. Un lieu en transition constante. Ceux qui l’habitent sont les prohibés, les bannis. Ici vivent los atravesados : les gens louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis, les mulâtres, les sang-mêlé, les demi-morts ; bref, ceux qui traversent, qui outrepassent, qui franchissent les confins du « normal ». (…) L’ambivalence et le trouble y résident et la mort n’est pas étrangère.
Terres frontalières. La Frontera. La nouvelle mestiza, Gloria Anzaldua, 1987.
Peut-il y avoir une mémoire sans blessure ? « Congo ayant des marques du pays formant une croix sur chaque sein » ; les colons appelaient « marques du pays » les motifs indélébiles que présentaient les corps des déportés africains à leur arrivée dans les archipels de la Caraïbe ou de l’océan Indien. Ces scarifications étaient les seules traces visibles que les « Bossales » (captifs nés en Afrique) conservaient de leur terre natale. À l’image des mondes polynésiens et amérindiens, dans les sociétés subsahariennes, le corps est surface d’écriture : les cultures labourent les corps pour mieux s’y incorporer. Un corps scarifié constitue d’emblée un corps-mémoire : une surface où se déploie l’écriture d’un peuple (Kongo, Yoruba, etc.), le récit singulier d’une vie (première chasse, entrée dans la caste des forgerons, etc.), la généalogie d’un clan, l’alliance avec des esprits et le souffle protecteur des ancêtres. Aussi les scarifications constituaient-elles le premier obstacle à la mise à nu, à la dépossession de l’esclavage. Dans les sillons, les crevasses, le relief accidenté de sa chair, l’Africain asservi retrouvait l’assurance de son humanité : une archive frémissante qui pourra, dans certaines circonstances (cérémonies mystiques clandestines, insurrections, marronnages, etc.), être déployée à travers toute une rythmique de résistance aussi bien chorégraphique que musicale.
C’est sans doute lorsqu’elle s’inscrit dans un territoire existentiel que la fécondité de la blessure est la plus manifeste, à l’image de cette ravine évoquée par l’artiste réunionnaise Florans Féliks : « C’est une faille intérieure autant qu’extérieure. La ravine c’est l’endroit où il y a la source, la mémoire, la trace des Marrons. (…) elle porte l’eau, les mémoires, les bœufs, elle porte les morts, les femmes qui vont laver. (…) Elle monte, elle descend, elle traverse l’île. C’est moins un lieu qu’une enjambée : comment aller vers l’autre bord, comment aller vers l’autre ? La faille c’est ce qui fait que l’autre ne pourra jamais être soi et vice versa, et cette faille-là est belle, et très douloureuse aussi… La ravine pour moi, c’est surtout un mouvement, un « enravinement », un mouvement vers l’autre ; quand c’est possible… »
C’est à partir de ce relief accidenté, de cette blessure féconde que s’est construit « Kaz kabar » [14] , un lieu que Florans Féliks définit comme une « école bitasyon-fonnker ». La « bitasyon », en créole réunionnais, c’est l’endroit qu’on habite en étant habité par tout ce qui le peuple et par ses mémoires sédimentées. Le « fonnker », c’est ce qui jaillit du « fond du cœur » et donne lieu à des joutes poétiques. La « bitasyon-fonnker » met en œuvre l’impératif d’Hölderlin qui appelait à « habiter en poète ». Dans cette vie en correspondance avec les éléments, avec les ancêtres, avec les entités des mondes « malbars » (tamouls), « kafs » (malgaches, bantous…), etc., tout s’enchevêtre : l’art des tisaneurs et du jardin créole, le maloya (musique et danse), les thérapies, la transmission des savoir-faire (poterie, vannerie, construction en pisé…), tout s’intègre dans une écologie des pratiques et de l’écoute du milieu.
Cette implication dans l’utopie concrète de Kaz Kabar amène Florans Féliks à remettre en question la notion même d’artiste : « Dans ce lieu, je fais du social, je gère la technique, je plante, je forme, je n’ai pas forcément un statut d’artiste. L’œuvre pour moi, c’est l’habitat et l’habitant. Qui dois-je mettre sur le cartel ? Pour moi, ce qui est exposé, ce n’est pas l’œuvre, c’est la trace d’un œuvrer ensemble au fil des jours. » Dans ce questionnement du statut de l’art et de l’artiste, elle rejoint, à sa façon, les réflexions critiques d’Olivier Marboeuf pendant la table-ronde consacrée à la « transmission des histoires de l’art » : « on peut toujours dire qu’on va raconter une autre histoire de l’art, mais si elle repose sur les mêmes objectifs, les mêmes formes et le même marché, on aura simplement amélioré un système problématique. En fait, nous les ultramarins, on est là pour améliorer un système qui arrive à sa limite (…). On a jamais manqué de créateurs ultramarins, on a manqué d’infrastructures pour traduire une manière d’inscrire le geste artistique dans la société
S’appuyant sur l’analyse d’un des arts vernaculaires de Guyane, Paul Aimé Williams souligne lui aussi l’inadéquation des termes en vigueur : « le terme d’ « histoire de l’art », je ne suis pas sûr de l’utiliser encore longtemps. Le Maluwana (ciel de case amérindien) ne s’inscrit pas dans une histoire de l’art mais déploie des genèses, des créations de mondes ; et donc la possibilité d’autres mondes… ».
Pour s’ouvrir à la possibilité d’un autre monde, il suffit parfois de basculer de l’écume du réel (l’endroit) vers ses profondeurs insoupçonnées (l’envers). L’endroit, c’est le bon côté des choses, celui destiné à être vu, mis en lumière. L’envers, les coutures et doublures, tout l’artifice et le travail textile qui assurent l’armature et la tenue d’un vêtement, c’est ce qui doit demeurer caché sous la sur-face, sous la face supérieure que l’on expose au monde, la face destinée à briller. L’endroit définit le droit, l’usage et l’emplacement légitime, la façon et l’ordre dans lequel toute chose doit être placée et utilisée. « Car l’endroit est la face de l’espace déserté de lieu. Il est le compartiment où règne la règle, la regula, règle droite et règle de conduite, le royaume du right et du all right, la loi et le juge, les palais (…). Il est la configuration du Recto, du Maché-Dwèt », nous chuchote le grand poète martiniquais Monchoachi dans son Retour à la parole sauvage. Mais il se pourrait bien que ce qui est perçu comme étant à l’endroit ait une droiture toute relative, et recèle bien des fourberies…
Pour voir « Le continent polynésien », une œuvre de l’artiste tahitienne Ragnitea Bourgeois qui inverse l’orientation habituelle du planisphère (eurocentrée, atlantique-centré) par le retournement des polarités nord/sud, terre/mer, plein/vide, et des couleurs associées, « il faut se retourner la tête » dans tous les sens du terme, remarque avec malice Emmelyne Octavie. Commentant l’œuvre, l’artiste et directeur du Centre des Métiers d’Art de Polynésie Viri Taïmana souligne à quel point le « continent polynésien est à rebours des conceptions occidentales. Cet océan est notre monde, pour y naviguer, pour se déplacer sur cette chose en mouvement il faut comprendre le mouvement des astres. » La grande poétesse tahitienne Chantal Spitz l’exprime magnifiquement dans son recueil Et la mer pour demeure :
« je suis du peuple de Moana Nui a Hiva qui depuis l’antan berce nourrit lie les îles pacifiques
mais je ne sais plus les vents les étoiles les courants qui ouvrent les routes d’une terre à l’autre par-delà les horizons verts
nous nous sommes ancrés en terre depuis des temps longs très longs
(…)
nous avons démembré les voiles dépecé les pahi déserté les cieux dans des omissions des distractions des élisions
me voici fils de navigateurs mais j’ai égaré l’encyclopédie mentale maritime de mes ancêtres »
Le titre même de ce poème, « Et la mer pour demeure », comprend déjà une contre-cartographie puisqu’il remet d’emblée en question la perspective occidentale en affirmant que la mer n’est pas un espace vide [15], un espace blanc [16], mais un territoire de vie, un lieu où l’on demeure, un lieu que l’on habite en navigant continuellement d’une île à une autre, d’un archipel à l’autre. Selon un proverbe maori, « He wa’a he moku, he moku he wa’a”, « La pirogue est une île, l’île est une pirogue ». C’est parce que les mers, tout comme les déserts, sont perçus comme vides en Occident que l’État français s’est permis de faire des essais nucléaires à Mururoa (le dernier date de 1996), une des îles de l’archipel des Tuamotu (Polynésie française).
La trajectoire singulière de l’artiste de Nouvelle-Calédonie Nathalie Muchamad illustre à sa façon les circulations continuelles qui trament le « continent aquatique » appelé « Océanie ». Descendante d’engagé.es indonésien.nes, cette artiste a grandi dans le contexte de la lutte Kanak pour l’indépendance. « Je ne suis pas de culture kanak, mais je suis politiquement kanak. Dans les premiers accords de 1984, les Kanaks avaient demandé que le corps électoral soit réduit aux Kanaks et à ceux qu’ils considèrent comme les victimes de l’histoire, c’est-à-dire les descendants de bagnards et d’engagés venus d’Indonésie, de Chine, etc. Pour les Kanaks, la communauté javanaise faisait de ce point de vue partie du peuple kanak : on pouvait faire alliance et décider ensemble de ce que devrait être le destin de la Nouvelle-Calédonie. Toute ma réflexion sur les pratiques de création, sur la façon d’être artiste a été profondément marquée par cette question : comment faire alliance ? La lutte indépendantiste kanak a été fondatrice dans mon cheminement : c’est à partir de là que j’ai compris ce qu’est l’hégémonie culturelle, et quel est le soubassement économique de cette hégémonie. »
C’est aussi la question de l’hégémonie qu’aborde l’artiste d’ascendance guadeloupéenne Bruno Peinado en évoquant l’emprise de la Fondation Clément dans le champ de l’art contemporain en Martinique. Il faut savoir en effet que l’espace d’exposition le plus important des Antilles française appartient au Groupe Hayot (une famille de « Békés » : de descendants d’esclavagistes) : « des personnes dont les ancêtres ont importé du bois d’ébène, des personnes qui, il n’y a pas si longtemps, importaient du chlordécone pour leurs plantations de bananes », explique Bruno Peinado. Au-delà de la question sensible de la réparation, le fait que les artistes de Martinique et de Guadeloupe aient très peu d’alternatives en dehors de la Fondation Clément témoigne du défaut d’investissements, d’équipements publics de lieux de diffusion, d’une politique de soutien conséquente des arts visuels dans les territoires ultramarins en général : l’ensemble des intervenant·es se sont accordé·es également sur le constat d’une extrême rareté des écoles d’arts, des enseignements en histoire de l’art, etc.
Au moment où la rhétorique nauséabonde de la « submersion migratoire » ne cesse de monter en France, les « Outre-mer » sont la preuve (mais ne s’y réduisent pas) que le « grand remplacement » dont s’effraient intellectuel·les et mouvements identitaires européens a déjà eu lieu : l’Europe s’est déversée sur l’ensemble du planisphère des siècles durant, sans aucune retenue, entraînant ici et là bien des « effondrements ». Sur « les grains de poussière » du second domaine maritime du monde[17] le soleil ne se couche jamais. Faire en sorte que les Outre-mers disposent enfin de véritables infrastructures de formation, de production et de diffusion artistique, ce n’est pas une question de philanthropie mais de réparation vis-à-vis d’une histoire douloureuse qui reste à assumer. C’est aussi faire en sorte que la France ne succombe pas à l’asphyxie en s’ouvrant à ce qui, en elle, outrepasse l’espace-temps étriqué de l’Hexagone. Les artistes ultramarin·es (mais aussi celleux issu·es des immigrations des Suds) peuvent jouer un rôle pionnier dans l’émergence d’un devenir pluriversel de la France reposant sur d’autres images de soi, sur un autre rapport à soi et au monde.
Notes :
[1] Dans le sillage du mouvement général de décolonisation des Suds.
[2] www.lafriche.org/evenements/des-grains-de-poussiere-sur-la-mer
[3] « La dynamique du Lyannaj — qui est d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé », in Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, 2009 : www.reporterre.net/Manifeste-pour-les-produits-de-haute-necessite
[4] Expression créole désignant le fait de faire cercle (fo nou lyanné). Renvoie en général aux pratiques d’alliance, de solidarité, d’improvisation créatrice.
[5] Discours du 26 juillet 2007 prononcé à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, où Nicolas Sarkozy reprend les lieux communs les plus éculés de l’idéologie coloniale concernant l’ « Homme africain » associé depuis toujours, comme les Mélanésiens ou les Amérindiens, à la « sauvagerie ». Le « sauvage », c’est celui qui est resté bloqué dans l’enfance de l’humanité – sa préhistoire – et exige donc une mise sous tutelle : les « lumières » de la colonisation.
[6] www.parismatch.com/People/J-ai-quitte-ma-tribu-kanak-Par-Christian-Karembeu-146564
[7] « (…) un foyer d’infection qui s’étend (…) le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. », Discours dur le colonialisme, Aimé Césaire, 1955.
[8] www.lejournal.cnrs.fr/articles/a-lepoque-des-zoos-humains
[9] Inspiré d’un guide touristique.
[10] Même la Guyane est souvent perçue comme une île car désancrée de son aire géographique. En témoignent les lapsus d’Emmanuel Macron en 2017 et de Jean Castex en 2020.
[11] Et l’on agite le spectre de Haïti, des Comores ou du Surinam pour mieux souligner les bienfaits de la souveraineté française.
[12] Un terme utilisé par les tenants d’un universalisme (mécanisme idéologique décrit par Marx qui fait passer pour universels des valeurs et intérêts particuliers au service de l’ordre dominant) abstrait pour disqualifier les exigences de justice émanant des collectifs subalternes.
[13] Expression américaine désignant la ligne de partage instituée entre les « races » par la violence coloniale. Cf. W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, éd. La découverte.
[14] Avec notamment des artistes comme Danyèl Waro, Zanmari Baré ou encore Migline Paroumanou, et bien sûr les habitant·es de l’entour.
[15] Cf. Le territoire du vide, Alain Corbin, éd. Flammarion.
[16] Ou bleu selon les codes de la cartographie occidentale.
[17] La France possède 11 millions de km2 de Zone Économique Exclusive, dont 97% dans les Outre-mer.